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Centrafrique : attention aux mots

D 28 février 2014     H 05:13     A Marielle Debos     C 0 messages


Les discours en faveur d’une intervention militaire en Centrafrique ont invoqué, dans une grande confusion, des enjeux humanitaires et sécuritaires. Les deux grilles de lecture fréquemment appliquées au conflit – celles du génocide et du vide sécuritaire – ne sont pas seulement erronées ou incomplètes : elles ont également des effets dangereux. Les expressions « génocide » et situation « pré-génocidaire » ont été avancées par les diplomaties française et américaine peu de temps avant l’adoption de la résolution du Conseil de sécurité autorisant le déploiement de la mission « Sangaris » en décembre 2013. Plus récemment, le directeur des opérations humanitaires de l’ONU, John Ging, a affirmé que tous les « éléments » d’un « génocide » étaient réunis, en établissant une comparaison avec le Rwanda et la Bosnie, tandis que l’ambassadrice américaine à l’ONU, Samantha Power, a parlé de « risques de génocide ».

Les acteurs internationaux ont raison de s’interroger sur ce qu’ils n’ont pas vu venir. Contrairement à ce qu’avançait mi-janvier Gérard Araud, l’ambassadeur français à l’ONU, l’erreur n’est cependant pas d’avoir « sous-estimé la haine et le ressentiment entre communautés », mais plutôt les conséquences de l’inversion du rapport de force. La situation sur le terrain a en effet radicalement changé depuis le lancement de l’opération « Sangaris ». Les milices anti-balaka (chrétiennes) se sont dangereusement renforcées.

Si la démission forcée du président Michel Djotodia en janvier a permis de remplacer un dirigeant politico-militaire dont les troupes étaient responsables de pillages et de violences par une femme politique issue de la société civile, Catherine Samba Panza, elle a aussi aggravé la vulnérabilité des populations musulmanes. Ces populations, victimes d’atroces représailles, sont désormais obligées de fuir.

Malgré l’horreur suscitée par les récits qui nous parviennent de Centrafrique, il faut se garder des discours psychologisants sur la supposée haine entre chrétiens et musulmans. Les Centrafricains ne détestaient pas forcément leurs voisins avant que ceux-ci ne deviennent une menace. Surtout, ce discours alimente une idée reçue tenace : la violence trouverait son origine dans la haine. La politique n’est pas une affaire de bons ou de mauvais sentiments. La violence n’est pas le résultat mécanique de la haine ; elle est organisée par des entrepreneurs politiques qui peuvent jouer la carte de l’identité nationale, ethnique ou religieuse.

La polarisation identitaire est plus souvent une conséquence qu’une cause de la guerre. En outre, l’aveu d’une sous-estimation de la haine permet de passer sous silence les erreurs politiques les plus graves. Comme le souligne Amnesty International dans un rapport publié il y a une semaine, les troupes internationales ont été réticentes à faire face aux milices anti-balaka et se sont révélées incapables de protéger la minorité musulmane, désormais victime d’un nettoyage ethnique.

Loin d’être un simple synonyme de crise majeure, un génocide désigne, selon la Convention de 1948, un crime de masse visant la destruction totale ou partielle d’une population pour des motifs nationaux, ethniques, raciaux ou religieux. Du point de vue du droit comme du point de vue des sciences sociales, il n’y a pas de génocide en Centrafrique. Ceux qui jouent la carte du génocide hiérarchisent les crises et font monter les enchères. Faut-il qu’il y ait un génocide pour que l’on se préoccupe du coût humain d’une crise ? Une guerre ne vaut-elle donc plus rien sur le marché global de l’indignation ?

Le discours sur le génocide et la haine se marie étrangement à celui de la faillite de l’Etat et du vide sécuritaire. Les mêmes acteurs politiques passent allégrement de l’un à l’autre. Laurent Fabius avait ainsi évoqué le « désordre absolu » dans un pays « au bord du génocide » (avant de revenir sur l’emploi du terme génocide). Or, les analyses en termes de désordre et de génocide sont incompatibles. Pour organiser la destruction d’une population, il faut des institutions. Il y a vingt ans, le génocide des Tutsi du Rwanda a été soigneusement planifié, orchestré et mis en œuvre par un Etat.

Si l’on considère les services publics, l’Etat centrafricain n’est effectivement pas loin de la faillite. Mais il faut s’interroger sur l’emploi de cette notion apparue dans les années 1990. Que nous apprend-elle des modes concrets d’exercice du pouvoir ? Rien. Des modes de régulation de la violence ? Rien. Alors, pourquoi rencontre-t-elle un tel succès, au point de qualifier des Etats aussi différents que la Centrafrique, le Mali ou l’Afghanistan ? La réponse est peut-être à rechercher dans les glissements qu’elle permet.

Les discours officiels passent en effet de la sécurité des civils en Centrafrique à la sécurité internationale et nationale. De qui les militaires français assurent-ils la sécurité ? La communication du ministre de la défense entretient la confusion entre les arguments humanitaires et sécuritaires. En janvier, le ministre Jean-Yves Le Drian a ainsi choisi Bangui pour « saluer toutes les forces impliquées dans les opérations de lutte contre le terrorisme ». Il avait déjà insisté un mois auparavant sur les liens entre le vide sécuritaire, les trafics et le terrorisme.

Si des acteurs armés régionaux, venus du Tchad et de l’Ouganda notamment, ont su tirer profit des régions peu peuplées du pays, la Centrafrique n’est ni la Somalie ni le Mali. A force de plaquer sur la Centrafrique des notions et des problématiques forgées à propos d’autres contextes avec des agendas politiques bien éloignés des préoccupations de la population locale, on crée un écran de fumée sur les ressorts politiques et sociaux du conflit tout en alimentant de bien dangereuses prophéties autoréalisatrices.

Marielle Debos (Maître de conférences en sciences politiques, université Paris-Ouest, Nanterre)

Source : http://www.lemonde.fr