Vous êtes ici : Accueil » Afrique centrale » Rwanda » RWANDA : Interview d’Adelaïde MUKANTABANA

RWANDA : Interview d’Adelaïde MUKANTABANA

D 8 janvier 2013     H 05:50     A Adelaïde MUKANTABANA, Moulzo     C 0 messages


Adelaïde MUKANTABANA est Présidente de l’Association Cauri à Bordeaux.

AEL : Bonjour Adelaïde, pouvez-vous nous parler de
l’association CAURI, de son histoire ainsi que de ses
objectifs aujourd’hui ?

Adelaïde Mukantabana : Lorsque la France préparait
l’opération Turquoise à la fin du mois de juin 1994, à Bordeaux il
y a eu une action de protestation contre le départ des militaires.
Beaucoup de citoyens étaient convaincus que c’était non
seulement trop tard, mais aussi l’objectif n’était pas celui
avancé. La plupart savaient que la France repartait secourir ses
alliés. En effet l’armée rwandaise et le gouvernement intérimaire
étaient dans une débandade totale face à l’armée du FPR. Ce
groupe a continué dans la région bordelaise des actions sur le
génocide des Tutsi, sous le nom de collectif girondin pour le
Rwanda, à la tête duquel, il y avait Gilles Durou, qui,
malheureusement est décédé en 2003. Ce collectif a organisé
des conférences notamment avec la journaliste belge Colette
Braeckman, l’historien Jean-Pierre Chrétien.

Après la mort de Gilles, nous avons essayé de remonter la pente
en créant l’association qui a pour objectif évidemment
d’informer l’opinion publique sur la réalité du génocide celui-ci
nous conduisant obligatoirement à aborder les rapports entre
l’Afrique et la France. Je cite une phrase de nos statuts :
Sensibiliser l’opinion sur les rapports entre la France et l’Afrique
afin que la politique africaine de la France soit soumise au débat
public. Agir contre les risques de banalisation des actes et des
discours génocidaires.

Nous nous efforçons avec nos petits moyens de lutter contre
l’oubli, le négationnisme et de soutenir les survivants. Nous
travaillons avec les associations qui oeuvrent dans le même sens,
notamment Survie, Ibuka.

AEL : Cauri a organisé le 6 octobre 2012 à Bordeaux une
projection-débat autour du film Tuez-les tous ! Histoire
d’un génocide sans importance de Raphaël Glucksman,
David Hazan et Pierre Mezerette. Dix huit ans après le
génocide des Tutsi du Rwanda, pensez-vous que les
Français soient encore très peu au courant de ce qui s’est
passé et du rôle de leur pays pendant le génocide ?

A. M. : Au sein de notre association nous essayons d’abord de
nous informer, c’est-à-dire, d’éplucher la presse, de suivre les
enquêtes et de lire les livres qui sortent sur le sujet. Le constat est
tel qu’en France il y a eu une désinformation accompagnée d’une
sorte de négationnisme d’État. Volontairement le pouvoir a jeté un
brouillard épais sur ce génocide pour se dédouaner de son
implication. Très peu de journalistes ont courageusement approché
la vérité, et quelques citoyens apportent leur contribution comme
ces jeunes gens qui ont réalisé ce documentaire. Ça fait donc
partie des engagements des militants de Cauri de relayer
l’information, c’est pour cela que nous organisons souvent des
projections et des débats.

AEL : Est-ce l’histoire, notamment l’histoire coloniale qui
explique ce qui s’est passé ? La Belgique pendant la
colonisation et la France sont-elles au coeur du processus
qui a conduit à cette terrible tragédie ?

A. M. : Chacun a sa part de responsabilité : la colonisation
étrangement liée à l’évangélisation ont toutes les deux conduit la
société rwandaise à un schéma racial, principalement en installant
la mention ethnique sur la carte d’identité avec et en montant les
uns contre les autres. La France arrive au Rwanda avec un peu de
retard, elle s’installe comme une puissance post-coloniale, elle
commence par signer les accords de coopération militaire sous le
président Giscard tout au début du régime Habyarimana en 1975,
et à partir des années 80 avec le président Mitterrand, les relations
deviennent très fortes, les liens d’amitiés sont purement familiaux.
Après l’attaque du FPR en 1990, le président français fait semblant
d’appuyer le processus de démocratisation, (ce processus pouvait
nous éviter la catastrophe) alors qu’en réalité il protège la liaison
dangereuse avec un régime visiblement totalitaire à qui il fournit
un soutien militaire et diplomatique. Je pense que Paris ne
pouvait pas ignorer l’existence de la carte d’identité, du système
des quotas, du régionalisme ou du problème des réfugiés tutsi
des années 1959.... Au nom de l’amitié, de la francophonie, et
de la volonté d’inscrire le Rwanda dans son pré carré, le pays
des droits de l’homme s’est retrouvé au coeur d’un crime contre
l’humanité.

AEL : En 1994, le fait que l’ethnie soit inscrite sur les
cartes d’identité a contribué au massacre de masse des
Tutsi du Rwanda. La programmation en amont en fait un
génocide. Y a-t-il dans le monde d’autres cas où
l’inscription de l’ethnie sur les cartes d’identité existe ?
Faut-il définitivement l’abolir si c’est le cas ?

A. M. : Actuellement au Rwanda c’est fait, la carte d’identité
avec la mention ethnique n’existe plus. Existe-t-elle ailleurs dans
le monde ? Je ne sais pas mais si c’est le cas, c’est quelque
chose qu’il faut combattre. En avril 1994, pendant le génocide
cette carte a été un outil de repérage des Tutsi sur les barrières
ou ailleurs, où les Tutsi pouvaient échapper aux tueries comme
dans les villes. Elle n’a pas beaucoup servi dans des villages
parce que les gens se connaissaient d’emblée. Tout au long des
deux Républiques, c’est-à-dire depuis l’indépendance, la carte
d’identité a été un instrument d’exclusion des Tutsi. Elle a été
utilisée pour appliquer les quotas ; pas de Tutsi dans
l’administration, un Tutsi ne pouvait pas être nommé maire
d’une commune (à l’époque ça s’appelait bourgmestre, ceux-ci
étaient nommés directement par le président de la République),
pas de Tutsi dans l’armée (je reviens un peu en arrière, ce
n’était pas possible que la France ne sache pas que l’armée
d’Habyarimana était mono-ethnique), un ou deux Tutsi dans le
paysage universitaire... il ne faut pas oublier que cette fameuse
carte, en 1973, lors de la chasse aux Tutsi dans les écoles et les
bureaux, était demandée, il ne faut pas oublier non plus qu’elle
était demandée pour se faire faire un passeport, un document
pour sortir du pays. Je dis ça pour souligner aussi que nous
étions des prisonniers du régime, on a tendance à l’oublier,
souvent, on me demande pourquoi nous n’avons pas fui ce
régime ?

AEL : Les tribunaux populaires « gacaca » ont-ils permis
la réconciliation ou ont-ils surtout permis aux victimes
de commencer le deuil de leurs proches tués pendant le
génocide ?

A. M. : Avant de parler des gacaca, je voudrais dire que le deuil
est impossible, non seulement on ne peut pas faire le deuil dans
un contexte si extrême, mais encore les gacaca ne le
permettent pas. Il y aurait peut-être d’autres moyens pour
accompagner ce que j’appellerai une probable reconstruction des
survivants en les aidant, par exemple, à accomplir des rituels aux
morts, à s’insérer dans la société, à aller à l’école, à accéder aux
soins (la plupart ont été gravement endommagés physiquement ).
Au départ l’idée même des gacaca me semblait insultante pour la
mémoire des morts, petit à petit je me suis résignée en me disant
que vaut mieux ça que rien. J’avais dans mes souvenirs ce
qu’étaient les gacaca : des sortes de tribunaux traditionnels
comme le nom l’indique qui se tiennent sur l’herbe pour régler des
petits conflits, des petits vols entre voisins, entre les familles ou les
habitants d’une même colline. C’est pour cela qu’au début, je me
suis dit qu’on se moquait de nous : juger celui qui a tué mes
enfants, mon père, mes frères, mes soeurs dans le gacaca était
une injure à leur vie ! A ma survie ! Il a fallu que je me rende à
l’évidence, tout comme les autres survivants d’ailleurs, le constat
était amer mais c’était comme ça, le Rwanda ne pouvait pas
assumer seul une justice presque populaire où plus de la moitié de
la population hutu a trempé dans les tueries.

Concernant la réconciliation, c’est pareil : les Rwandais n’ont pas d’autres choix que de revivre ensemble. Dire que les gacaca ont permis la
réconciliation, ça me semble, encore une fois, léger comme tissu
social. Je souhaitais que les gacaca fassent un recensement des
victimes, qu’ils établissent des listes des disparus à chaque colline,
ça n’a pas été fait ; et pour les procès, j’ai eu l’impression que les
bourreaux devaient faire des aveux, ensuite pouvaient être libres.
Il y a eu quelques condamnations à mon sens très symboliques.

Par conséquent cette réconciliation est automatiquement
symbolique. Et encore une fois, il n’ y a pas vraiment eu de
protection de témoins, ce qui fait qu’il y a eu plusieurs assassinats
liés au gacaca, alors que ces témoins étaient très rares, vu le
nombre de rescapés du génocide sur les collines, il faut noter qu’il
y a des familles qui ont été entièrement décimées.

AEL : Les expatriés tutsi n’ont pas eu la possibilité de
participer à ces gacaca. Pourtant, ce travail est nécessaire
pour toutes les victimes. Est-ce la raison pour laquelle
Cauri veut un mémorial du génocide des Tutsi du Rwanda
en France ?

A. M. : Non, ce n’est pas parce que je n’ai pas participé au gacaca
que je souhaite un lieu de mémoire dans ma commune de
résidence. En principe les gacaca étaient ouverts à tout le monde,
je n’y étais pas physiquement mais je me tenais informée de ce qui
s’ y passait. Cauri se bat pour la mémoire des victimes : pour les
militants, un mémorial serait une vraie reconnaissance de ce
génocide, ce qui pour eux serait un grand pas en avant dans un
pays qui est infiniment lié à ce crime.

Pour moi, je pense que je me sentirai citoyenne de ce pays à part
entière. Jusqu’à maintenant, je suis juste naturalisée française
mais c’est comme si mon pays d’adoption, si je peux l’appeler
ainsi, me refusait la moitié de moi-même, mon passé, mon
histoire, mon statut de victime. Le jour où j’aurais ce souvenir,
(je ne réalise pas encore, le chemin est sans doute encore très
long), ce jour-là, je penserais que la France et le Rwanda se
sont réconciliés et que, moi, je peux être fière d’être française,
la société m’aura reconnue. J’imagine parfois ici, en France, un
mémorial inauguré par le président de la République. Cela
signifierait que l’État français reconnaît sa responsabilité dans le
génocide des Tutsi : d’octobre 1990 à novembre 1994 : soutien
militaire, diplomatique, politique aux génocidaires. Ce serait un
acte politique authentique.

AEL : Le rapport des juges Trévidic et Poux ont mis à
plat le travail biaisé du juge Bruguière. Aujourd’hui, le
rôle de la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda
est pointé du doigt et cette piste est crédible. Pourtant,
les politiques français, de gauche comme de droite,
parlent d’une seule voix pour défendre la France. Que
faut-il faire pour que la France accepte de voir la réalité
en face ?

A. M. : je ne sais pas exactement ce qu’il faut faire : continuer
les luttes sans doute, unir nos forces, ne pas perdre espoir en
se disant que nous sommes sur la bonne voie que la vérité finit
par triompher ! Le travail du juge antiterroriste Bruguière, c’était
purement un négationnisme d’État, celui de son successeur,
Trévidic, montre bien qu’il y a des gens intègres dans ce pays.
Alors, que la gauche et la droite parlent d’une seule voix, ça ne
doit pas nous faire peur ou nous faire reculer. On va continuer
les luttes avec ceux et celles qui veulent vraiment l’honneur de
la France et qui se battent pour que cette tradition de magouille
et d’impunité s’arrête.

AEL : Certains criminels rwandais sont aujourd’hui en
France. Pourquoi ne sont-ils pas arrêtés ? La France
protège-t-elle les auteurs d’un génocide reconnu ?

A. M. : C’est une bonne question. Je ne sais pas si la France
protège les présumés génocidaires rwandais ; en tout cas elle
ne fait rien pour qu’ils soient inquiétés... vu le nombre de
personnes qui figurent sur Interpol et qui résident
tranquillement sur le territoire français, y exercent un métier, et
même la médecine où je pensais qu’il fallait faire le serment
d’Hippocrate. L’éthique ne touche même pas l’église ; il y a des
prêtres rwandais qui, malgré les plaintes, continuent de célébrer
le culte. Il y a même des plaintes qui datent de 1995. Si ce
n’est pas de la protection, c’est sûr qu’il s’agit d’une mauvaise
volonté d’instruire les dossiers, je peux dire ceci puisque dans le
cas contraire la procédure ne tarde pas : je pense à notre procès
avec Munyemana, notre action devant l’hôpital où il travaille a été
considérée comme une atteinte à sa présomption d’innocence et le
jugement est tombé en moins d’un an.

AEL : Paul Kagamé lors de sa visite en France en
septembre 2011 a déclaré dans Libération qu’il avait parlé
avec les officiels français de l’avenir et qu’il ne fallait pas
se laisser piéger par le passé. Au nom de la politique et des
relations commerciales, n’avez-vous pas peur que le rôle
de la France dans le génocide soit définitivement enterré y
compris par le pouvoir rwandais actuel ?

A. M. : Je suis une analphabète politique, je me dis que tout est
possible. Cependant, dans le cas d’un génocide, j’espère qu’aucune
raison ne prévaudra sur l’ampleur du crime et que rien ne pourra
couvrir la responsabilité française. Je l’espère parce qu’il y a des
travaux accomplis par des Rwandais qui ont déjà vu le jour,
notamment le rapport Mucyo et celui de Mutsinzi. Je l’espère
encore plus fort, parce que je sais qu’il y a aussi des citoyens, des
militants et des journalistes français qui ne laisseront pas une telle
chose se produire.

AEL : Afriques en lutte se bat pour qu’on enquête sur les
responsabilités françaises dans le génocide au Rwanda et
l’assassinat de Thomas Sankara. C’est au coeur de ses
objectifs comme de celui d’autres organisations comme
Cauri, Survie, GMIF[1] et de personnes privées . Comment
faire pour faire converger nos luttes et aboutir à une
reconnaissance du rôle de la France dans le génocide des
Tutsi du Rwanda ?

A M : Une chose est sûre, il faut faire converger nos luttes, comme
je l’ai dit plus haut, il faut unir nos forces. Comment faire ? Là,
c’est un beau début, nous venons de nous rencontrer, il faut
continuer, ne pas s’endormir, rien n’est acquis. Nous devons nous
rassembler. A nous de réfléchir ensemble, à nous de nous donner
les moyens soit au sein d’un collectif, soit au sein d’une grande
association. Nous devrons penser à nous donner un ou deux
objectifs pour ne pas éparpiller nos forces. Il faudra voir comment
approcher les politiques et aussi comment inscrire les Africains
dans cette démarche. Mais surtout continuer à nous informer, à
informer l’opinion publique et à lutter contre l’impunité, il faut que
le voeux « du plus jamais ça » soit une fois pour toute valable, il ne
faut pas que ça se reproduise.

[1] Rwanda, Génocide Made in France

Propos recueillis par Moulzo