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Afrique de l’ouest : Côte d’Ivoire/Nigeria : Les autorités devraient lutter contre la traite à des fins de prostitution

Des réseaux déplacent impunément femmes et fillettes en Afrique de l’Ouest

D 31 août 2010     H 05:10     A     C 0 messages


Corinne Dufka, chercheuse senior pour l’Afrique de l’Ouest(Dakar, le 26 août 2010) - Les autorités ivoiriennes et nigérianes devraient enquêter sur les réseaux de traite des femmes et des fillettes nigérianes vers la Côte d’Ivoire à des fins de prostitution et démanteler ces réseaux, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Human Rights Watch invite par ailleurs les pays voisins de la Côte d’Ivoire et du Nigeria à collaborer à l’amélioration des initiatives frontalières de lutte contre la traite.

En juillet 2010, des chercheurs de Human Rights Watch se sont rendus dans trois villes ivoiriennes où ils ont rencontré des groupes représentant en tout une trentaine de Nigérianes qui auraient été victimes de la traite à des fins de prostitution. Huit victimes ont été interrogées de manière individuelle. Des dizaines de cas similaires impliquant des femmes et des fillettes nigérianes ont été documentés lors d’entretiens menés auprès de fonctionnaires ivoiriens et de membres du personnel des Nations Unies et de l’ambassade du Nigeria. De nombreuses victimes avaient entre 15 et 17 ans, ou étaient mineures à leur arrivée en Côte d’Ivoire.

« On a vendu à ces femmes et ces fillettes le rêve d’une vie meilleure à condition d’émigrer, mais elles se retrouvent dans une situation personnelle infernale », a déclaré Corinne Dufka, chercheuse senior pour l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Les autorités ivoiriennes et nigérianes doivent trouver les responsables et les poursuivre en justice, collaborer avec leurs voisins de la région afin de mettre fin à leurs opérations, et être plus actives en matière de protection des victimes. »

Dans deux petites villes du centre de la Côte d’Ivoire, d’environ 40 000 et 50 000 habitants respectivement, Human Rights Watch a constaté l’existence de cinq maisons closes occupées par des femmes et des fillettes nigérianes. D’après un gendarme de l’une de ces villes, au moins 100 Nigérianes y travailleraient comme prostituées. Les enquêtes de Human Rights Watch ont indiqué que la majorité d’entre elles étaient susceptibles d’avoir été victimes de la traite.

Trompées par de fausses promesses et contraintes à se prostituer
Toutes les femmes et fillettes interrogées ont déclaré avoir été trompées : quelqu’un leur a promis, si elles émigraient, de leur trouver une place d’apprentie coiffeuse ou tailleuse, ou un travail dans un autre secteur, en Afrique de l’Ouest ou en Europe. Elles ont affirmé que ce sont des Nigérianes qui les ont recrutées et amenées par route via le Bénin, le Togo, le Ghana et le Burkina Faso. Les entretiens menés par Human Rights Watch et par l’ambassade nigériane ont permis d’identifier que la majorité des victimes étaient originaires des États du Delta et d’Edo, dans le sud du Nigeria.

Le personnel de l’ambassade du Nigeria à Abidjan a déclaré à Human Rights Watch avoir rapatrié de très nombreuses femmes victimes de la traite à des fins de prostitution, y compris plusieurs dizaines ne serait-ce que cette année, ajoutant que le problème s’intensifiait.

Ruth (tous les noms ont été modifiés), une Nigériane de 27 ans victime de la traite à des fins de prostitution dans le centre de la Côte d’Ivoire, a déclaré :

« Je suis arrivée ici il y a six ans avec cinq autres filles de l’État du Delta. La femme qui nous a amenées m’a dit qu’elle vendait des pagnes en Côte d’Ivoire. J’ai pensé que c’était l’occasion d’apprendre un métier, alors j’ai quitté le Nigeria et je suis partie avec elle. Le deuxième jour après notre arrivée, elle a remis un préservatif à chacune d’entre nous et je me suis dit, ‘Qu’est-ce que c’est que ça ?’ Elle a expliqué : ‘C’est ce que vous allez faire.’ Que pouvais-je faire ? Je n’avais personne pour me soutenir... alors je l’ai fait. »

Une Nigériane de 18 ans a quant à elle déclaré à Human Rights Watch que la femme qui l’avait trafiquée deux ans plus tôt l’avait incitée à quitter le Nigeria en lui promettant qu’elle apprendrait le métier de coiffeuse. Une autre jeune femme, de l’État d’Edo, a ainsi décrit sa propre expérience :

« Elle m’a dit que je vendrais des vêtements dans une boutique au Liberia, mais elle m’a emmenée [en Côte d’Ivoire] et tous les soirs je dois faire ça... Seulement mille [francs CFA] par homme. Je suis ici depuis deux ans. Cela ne me plaît pas. Je veux partir. »

Servitude pour dette

Quelques jours après qu’elles soient arrivées en Côte d’Ivoire, les trafiquants ont exigé des femmes et des fillettes qu’elles se prostituent pour rembourser une « dette » exorbitante s’élevant généralement de 1,5 à 2 millions de francs CFA (2 300 à 3 000 euros), bien que le coût de leur acheminement jusqu’en Côte d’Ivoire ne se soit monté qu’à environ 100 000 CFA (152 euros). Ce coût correspond à une servitude pour dette, pratique analogue à l’esclavage selon la Convention supplémentaire des Nations Unies relative à l’abolition de l’esclavage de 1956.

Plusieurs victimes ont déclaré qu’elles n’avaient pas encore pu rembourser leur « dette » bien que travaillant dans l’industrie du sexe en Côte d’Ivoire depuis deux à six ans et ayant des rapports sexuels avec jusqu’à 30 hommes par nuit. Les femmes et fillettes nigérianes interrogées dans le centre de la Côte d’Ivoire ont déclaré recevoir 1 000 francs CFA (1,52 euros) par acte, ou 5 000 francs CFA (7,62 euros) pour la nuit.

« Il faut travailler très dur », a expliqué Ruth. « En une nuit, il faut avoir des rapports avec 15, 20, voire 30 hommes. On travaille jusqu’à l’aube et on n’arrive même pas à ouvrir les yeux. Certaines des filles sont petites, elles ont moins de 18 ans. Elles croient qu’elles viennent pour faire autre chose. Elles ne faisaient pas ce genre de travail [prostitution] au Nigeria. Une des filles, elle est si petite, elle n’a que 16 ans. Ce n’est pas un travail pour une petite fille. »

Des représentants officiels des autorités ivoiriennes et nigérianes et des Nations Unies ont relaté à Human Rights Watch un incident qui s’est produit en juillet 2010 au cours duquel trois Nigérianes de 17 ans, victimes de la traite à des fins de prostitution qui refusaient d’être associées au travail sexuel, ont été enfermées dans une pièce et privées de nourriture pendant trois jours. Elles ont fini par s’échapper et par se rendre au poste de police local ; l’ambassade nigériane les a rapatriées.

Toutes les victimes interrogées par Human Rights Watch ont déclaré vouloir quitter la Côte d’Ivoire et le travail sexuel mais avoir peur de s’échapper à cause des retombées que pourrait avoir, selon elles, le non-remboursement de leur dette.

« Nous ne pouvons pas partir », a déclaré Faith, une Nigériane de 18 ans, victime de la traite dans le centre de la Côte d’Ivoire. « Les filles ont peur. »

Les femmes ont déclaré à maintes reprises que de « mauvaises choses » leur arriveraient à elles ou à leurs familles si elles s’échappaient, mais elles avaient trop peur pour fournir plus de détails sur ces menaces précises ou sur la personne qui leur ferait du mal. Les autorités ivoiriennes et nigérianes se doivent de mener des enquêtes supplémentaires pour connaître la portée des opérations de traite, les menaces proférées et les moyens de protéger les victimes, affirme Human Rights Watch.

Absence d’enquête et de poursuite des responsables

Des diplomates et des représentants d’agences d’aide internationale ont appris à Human Rights Watch que les autorités ivoiriennes ne réalisent que très peu d’enquêtes approfondies sur la traite à des fins de prostitution et parviennent rarement à poursuivre en justice les responsables. Le rapport du département d’État des États-Unis consacré en 2009 à la traite des personnes (Trafficking in Persons Report) a identifié qu’une seule poursuite judiciaire de cette espèce avait été engagée cette année-là.

Les principaux obstacles à la réalisation d’enquêtes et au lancement de poursuites judiciaires semblent être l’inefficacité du cadre juridique et un manque de volonté, ou d’intérêt, de la part des autorités ivoiriennes, à l’égard de ces dossiers, précise Human Rights Watch. La Côte d’Ivoire n’a pas signé le Protocole de l’ONU contre la traite des personnes, et elle est par ailleurs dépourvue d’une législation nationale criminalisant la traite de manière spécifique. Human Rights Watch a demandé au gouvernement ivoirien de signer et ratifier sans plus tarder le Protocole de l’ONU contre la traite des personnes et d’adopter un projet de loi nationale anti-traite, actuellement à l’étude, qui soit conforme aux normes internationales.

Les autorités ivoiriennes interrogées par Human Rights Watch avaient conscience de la présence de prostituées nigérianes et de la possibilité qu’elles soient victimes de la traite, mais ont donné l’impression de peu agir pour savoir comment ces jeunes femmes étaient arrivées à travailler dans des maisons closes en ville ou pour interroger les personnes semblant gérer ces établissements.

Le gouvernement nigérian a adopté une législation anti-traite conformément au droit international et apporté un financement important à la mise en application du droit national ainsi qu’aux organes de lutte contre la traite afin de concrétiser ces initiatives. Cependant, la Côte d’Ivoire ne se situe pas au cœur des efforts anti-traite déployés par le Nigeria, qui se concentre davantage sur la traite vers d’autres pays d’Afrique de l’Ouest ou vers l’Europe ou les États-Unis.

« Les autorités nigérianes et ivoiriennes doivent lutter plus activement contre ceux qui s’attaquent continuellement aux fillettes et aux femmes vulnérables », a conclu Corinne Dufka. « Bien d’autres seront victimes de la traite si les gouvernements ne prennent pas de mesures conséquentes. »

Actions recommandées

À l’attention des autorités ivoiriennes :

Veiller à ce que l’actuel projet de loi anti-traite confère un cadre propice à la lutte contre la traite, y compris la traite à des fins de prostitution, conformément aux normes internationales, puis adopter la loi sans délai.
Signer et ratifier le Protocole de l’ONU contre la traite des personnes.
Ouvrir une enquête nationale approfondie et exhaustive sur la traite des femmes et fillettes nigérianes à des fins de prostitution.
En collaboration avec l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), le cas échéant, arrêter et poursuivre en justice les personnes impliquées dans le recrutement d’enfants à des fins de prostitution et celles qui contraignent les femmes et les fillettes à se prostituer.
Punir les officiers de police et les gendarmes qui, pour libérer les femmes détenues, leur extorquent de l’argent et leur réclament des pots-de-vin.
Améliorer le travail de proximité et les services proposés aux victimes de la traite, par exemple :
en demandant aux stations de radio de diffuser des informations sur les lieux où les victimes peuvent trouver de l’aide ;
en mettant à la disposition des victimes un service d’assistance téléphonique ; et
en fournissant aux victimes l’aide sanitaire psychologique et physique dont elles ont besoin, ainsi que les autres services sociaux nécessaires à leur rétablissement.

À l’attention des autorités nigérianes :

Ouvrir une enquête approfondie sur les responsables des réseaux de traite en Côte d’Ivoire, et les poursuivre en justice conformément aux normes internationales d’équité des procès.
Protéger les femmes et les fillettes qui ont été rapatriées au Nigeria après avoir échappé à leurs trafiquants en suivant leurs dossiers de près et en s’assurant qu’elles ne fassent pas l’objet de représailles pour non-remboursement de leurs « dettes ». Veiller à ce que les victimes rapatriées bénéficient des programmes de la NAPTIP (National Agency for Prohibition of Trafficking in Persons, l’Agence nationale nigériane contre la traite des personnes) propices à leur rétablissement physique et psychosocial, ainsi que d’une formation professionnelle.
À l’attention de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) :

S’engager avec les États membres à élaborer des stratégies multinationales pour protéger les femmes et les fillettes de la traite et identifier et arrêter les organisateurs des réseaux de traite opérant dans toute l’Afrique de l’Ouest.

Source : www.hrw.org