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Burkina Faso : les armées africaines, entre prédation et rédemption

D 6 novembre 2014     H 05:46     A Philippe Leymarie     C 0 messages


Dans la foulée de l’insurrection populaire de quelques jours qui a acculé le président Blaise Compaoré à la démission, l’armée a repris le pouvoir au Burkina Faso, l’ancienne Haute-Volta : c’est la septième fois dans l’histoire de ce pays enclavé en bordure du Sahel où – comme ailleurs en Afrique – les militaires balancent entre leurs rôles de prédateur et de rédempteurs…

Terminons-en d’abord avec le « beau Blaise » qui, au fil des temps, et contrairement à son ancien compagnon Thomas Sankara, était devenu un relais du système « françafricain » à l’ancienne, même si le Burkina – « pauvre mais digne », Mecque des ONG – posait moins de problèmes que d’autres pays ; et que Compaoré lui-même, devenu un passionné de diplomatie, rendait des services, se comportant ces dernières années en médiateur souvent utile dans les conflits sur le continent noir : nord du Mali, Togo, Mauritanie, Côte d’Ivoire, Guinée, Darfour…

L’icône Sankara

Mais cela n’a pu faire oublier ses interventions plus anciennes et plutôt déstabilisantes au Liberia, en Sierra-Leone, en Angola, avec un fort parfum de trafic d’armes, dans les années 1990. Ni bien sûr son rôle central dans le putsch qui aboutit à l’assassinat de son compagnon, le capitaine Thomas Sankara – resté vingt-sept ans plus tard une icône romantique au pouvoir aussi fort en Afrique que l’est celle de Che Guevara en Amérique latine. Ni par la suite, son entêtement – après vingt-sept années de pouvoir – à imposer une modification de la Constitution pour s’offrir quinze années de plus à la tête du Burkina : l’ambition, le tripatouillage de trop…

Le réveil de la rue à Ouagadougou et dans les grandes villes burkinabés a d’ailleurs fait penser au « printemps tunisien » : Ben Ali et Compaoré étaient arrivés au pouvoir pratiquement ensemble. Et en seront sortis un peu dans les mêmes conditions, contraints à la fuite pour ne pas avoir compris assez tôt de quoi il retournait, et avoir concédé trop peu et trop tard.

Certains voient déjà, dans ces trois journées d’insurrection populaire au Burkina, les prémices d’un « printemps africain » qui pourrait concerner au premier chef – outre le Burkina – les pays de l’ouest et du centre, où les alternances paraissent impossibles, les constitutions toujours manipulées, les successions non préparées, les dynasties trop verrouillées : Cameroun, Gabon, Togo, Congo-Brazza, Congo-Rdc, Rwanda, Tchad, Djibouti.

Les « corps habillés »

En Afrique, comme naguère en Amérique latine, le rôle des armées reste central. Non qu’elles soient particulièrement efficaces ou pléthoriques – à l’exception de l’armée sud-africaine, la plus moderne ; des armées éthiopienne et érythréenne, les plus nombreuses ; ou de l’armée nigériane, la plus active dans l’espace ouest-africain.

L’armée burkinabé, comme celle de la plupart des États sahéliens, ne compte en revanche que sept mille hommes, dotés d’un matériel limité, si l’on excepte le régiment de sécurité présidentielle (que commandait en second le nouvel « homme fort » du Burkina, le lieutenant-colonel Isaac Yacouba Zida).

Mais ces « corps habillés » [1], le plus souvent issus, dans la partie ouest ou centrale du continent africain, de la matrice des anciennes forces coloniales, restent – surtout en cas de troubles politiques majeurs – un recours habituel : dans des pays où l’État est souvent faible, ils font figure de point fort, de communauté disciplinée et soudée, qui n’hésite d’ailleurs pas à défendre les armes à la main son statut, ses salaires ou avantages.

Nababs militaires

Dans une dialectique « gagnant-gagnant », associant le sommet de l’État à la haute-hiérarchie militaire, on a même vu naître dans certains pays – pour prix de la sécurité que les « corps habillés » procurent au pouvoir politique – une classe d’officiers enrichis, moitié militaires moitié businessmen, dont le sort était lié pour le meilleur ou pour le pire à celui des plus hauts gouvernants.

Dans quelques cas, on a affaire à des « militaires-rédempteurs », soucieux de l’intérêt national, de l’intégrité du territoire, de la nécessité de protéger la population : leur sens de l’organisation et de la discipline, leur technicité, leur frugalité, leur bon contact avec le monde villageois, ont pu contribuer à pacifier et réorganiser un pays, au service de la construction de l’État-nation. On pense, par exemple, aux débuts du général Kountché (Niger, 1976), ou du capitaine Sankara (Burkina, 1983).

Dans des cas récents (Tunisie, Égypte, Madagascar), les militaires se sont interposés entre les forces de police (compromises avec les anciens régimes autoritaires) et la société civile, obtenant – comme en Égypte – d’y jouer à nouveau un rôle politique majeur. Dans des cas trop rares – comme l’Afrique du Sud ou le Mozambique – la refonte des forces de sécurité a été « entreprise en tant que composante essentielle d’un projet global de reconstruction de l’État et de transformation de la société », comme l’expliquait Anatole Ayissi, de l’Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement (Unidir), dans Le Monde diplomatique en janvier 2003.

Messies en treillis

Mais, le plus souvent, les États africains sont malades de leurs armées. Il n’a pas manqué, au cours de ces soixante années d’indépendance, de « messies en treillis » : le colonel Joseph Désiré Mobutu (Zaïre, 1965), le général Sani Abacha (Nigeria, 1991), le caporal Fodeh Sankoh (Sierra Leone, 1991), ou encore Idi Amine Dada (Ouganda), Jean Bedel Bokassa (RCA), Mengistu Hailé Mariam (Ethiopie), Samuel Doe (Liberia), etc. Plus de soixante dix coups d’État ont été menés entre 1960 et 2010, dans vingt-trois pays subsahariens (sur quarante-huit), a compté Georges Courade [2]]. Parmi les champions du genre : le Nigeria (9 pronunciamentos), le Ghana, les Comores, la Guinée-Bissau, et donc le Burkina…

Ces armées sont souvent divisées (ainsi que l’a illustré à nouveau, à Ouagadougou, la difficile désignation d’un officier supérieur pour incarner la transition), et « à deux vitesses », avec des unités d’élite type « garde présidentielle », richement dotées, recrutées souvent sur critères politico-ethniques ; et une armée du tout venant, non spécialisée, mal équipée et mal commandée :

« S’il est vrai que la complicité entre le politique et le soldat a fait de certains individus et de certaines unités des privilégiés du “système”, l’état général des forces armées en Afrique est le plus souvent déplorable, précisait Anatole Ayissi [3].

Et, à côté des nantis, il existe une autre armée tout au fond de l’échelle sociale de la “hiérarchie” militaire. Elle est faite de tous ces marginalisés en uniforme, miséreux, clochardisés au cœur d’une galaxie où les privilégiés affichent scandaleusement leur puissance et leur richesse (…)

Face à la précarité matérielle, à la discrimination et à l’exclusion, nombre de ces soldats laissés pour compte basculent facilement de l’indigne statut d’honnêtes miséreux en uniforme à celui, moins honorable mais beaucoup plus profitable, de “soldat de fortune”. L’une des terribles “innovations” de l’atroce guerre civile de Sierra Leone fut le “sobel” – “soldier and rebel” –, une sorte de militaire hybride ayant la faculté d’être “soldat” le jour et “rebelle-gangster” la nuit.

Si la misère d’un citoyen civil peut demeurer un simple problème social, la misère d’un soldat en armes peut dégénérer en un défi politique propre à mettre en danger non seulement la survie du régime, mais également la paix et la stabilité de la société tout entière. Là réside l’extrême danger de la clochardisation des forces armées ».

Ennemi intérieur

En brousse, dans les quartiers, les soldats sont donc souvent craints : il leur est reproché d’être surtout tournés vers « l’ennemi intérieur », et de profiter de la population (pillage, rapine, taxes sur les contrôles routiers), etc. Dans certains cas, des soldats massacrent, brûlent, violent, sans autre but que l’intérêt au jour le jour, l’obéissance à un chef ou à un clan. « Les forces armées ont aussi à assimiler qu’elles ont à défendre un territoire et une nation, avant de conforter des régimes autocratiques ou d’y asseoir un des leurs ! », plaide la CADE [4], pour qui il importe de « professionnaliser » au plus vite les cinq cent mille à un million d’hommes et de femmes des « corps habillés » qui constituent les effectifs des forces de sécurité au sud du Sahara.

Dans l’immédiat, outre – pour les populations – les interrogations nées de la récupération militaire de ce « printemps burkinabé », cet effacement du régime Compaoré complique un peu plus le grand jeu sécuritaire au Sahel, dans lequel s’illustrent notamment les Français. Une unité des forces spéciales françaises, avec les yeux tournés surtout vers le Mali et le Niger, stationnait au sud du Burkina : y restera-t-elle ? Sur le plan politique et diplomatique, Compaoré jouait les entremetteurs, passait les plats : qui le fera désormais ?

Comme l’expliquait Michel Galy sur BFM-TV (le 31 octobre 2014), il faudra surtout que Paris, confronté soudain à la perte de ce partenaire typiquement « françafricain » et à ce « vide sécuritaire » au Burkina, « revoie son logiciel politique » à l’égard de ce pays, et sans doute bientôt à l’égard de tous ceux où se posent de semblables et difficiles problèmes de succession.

par Philippe Leymarie

Notes

[1] Les « corps habillés » (en uniforme) incluent en général l’armée, la gendarmerie, la police.

[2] Cf. Les Afriques au défi du XXIe siècle, Belin, 2014.

[3] op. cit.

[4] Cf. le livret de l’exposition itinérante de la Coordination pour l’Afrique de demain (CADE), sous le titre « Les Afriques qui se font », CADE, 2012.

Source : http://www.cetri.be