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Côte d’Ivoire : 10 ans après le bombardement de Bouaké et le massacre de l’hôtel Ivoire, mettre fin au mensonge d’État et à l’impunité

D 9 novembre 2014     H 05:32     A Survie     C 0 messages


Dix ans après la mort de neuf soldats français et d’un civil américain, qui entraînèrent des représailles sanglantes de l’armée française sur la population ivoirienne, avec une soixantaine de morts et plus de deux mille blessés, l’association Survie rappelle que l’impunité reste totale dans cette affaire et que le mensonge d’État demeure la règle. Survie, qui publie un dossier spécial rassemblant les faits établis et recensant les nombreuses zones d’ombre qui subsistent, exige que toute la lumière soit enfin faite, par la déclassification d’archives et l’ouverture d’une enquête judiciaire sur ce crime néocolonial majeur.

Le 6 novembre 2004, deux avions de l’armée ivoirienne pilotés par des mercenaires bombardent un camp de l’armée française à Bouaké, tuant 9 soldats français et un civil américain. En représailles, l’armée française détruit la flotte aérienne ivoirienne. Les partisans du président Laurent Gbagbo, craignant une tentative de renversement par la France, descendent dans les rues d’Abidjan. Quatre jours durant, l’armée française mène une véritable opération militaire, dont les victimes seront essentiellement civiles [note 1], une soixantaine de morts et plus de deux mille blessés.

Consécutivement aux plaintes des victimes françaises du bombardement de Bouaké et de leur famille, le bombardement du 6 novembre 2004 (Affaire de Bouaké) est l’objet d’une instruction toujours en cours, depuis bientôt dix ans. Malgré le secret défense systématiquement opposé aux juges [note 2], cette instruction montre que « les mercenaires et leurs complices, identifiés comme auteurs de ce crime avaient été libérés sur instruction ou avec le consentement des autorités françaises » [note 3].

Immédiatement après le bombardement de Bouaké, l’armée française détruit les aéronefs ivoiriens et prend le contrôle de l’aéroport d’Abidjan. Répondant aux appels des partisans du président Laurent Gbagbo, le soir du 6 novembre, des milliers de manifestants se dirigent vers l’aéroport et le camp militaire français voisin. Pour contrer les manifestants, les appareils du 6e Régiment d’hélicoptères de combat effectuent des « tirs sélectifs sur les ponts d’Abidjan interdisant l’accès de la zone à la foule » [note 4,5], des soldats français postés sur des chars tirent à balles réelles et lancent des grenades, et des mines auraient même été disposées aux abords du camp français [note 6].

Le 7 novembre des colonnes blindées françaises, en provenance du nord de la Côte d’Ivoire, descendent sur Abidjan avec une consigne d’ « ouverture du feu sur toute personne qui empêcherait de passer, civil ou militaire » [note 7]. Ces passages en force à la mitrailleuse des barrages érigés dans chaque village ou presque font de nombreux morts, dont le journaliste ivoirien Antoine Massé [note 8]. On comptabilise alors « plus de trente morts et cent blessés côté ivoirien », selon le président de l’Assemblée nationale [note 8 bis].
La nuit, les blindés français se postent devant la résidence du Président ivoirien, alimentant les rumeurs de coup d’État dans la population à l’époque et parmi les connaisseurs du dossier aujourd’hui [note 9]. Finalement, les blindés français s’installent à l’hôtel Ivoire, qui du haut de sa tour domine Abidjan, à quelques centaines de mètres de la résidence présidentielle. Confrontés à des centaines de manifestants, hostiles mais désarmés, qui se sont rassemblés les 8 et 9 novembre, pour faire rempart et exiger le retrait des militaires français, ces derniers ouvrent le feu et commettent un nouveau massacre, faisant des centaines de blessés et sept morts [note 10].

Dix ans après les faits, l’enquête sur l’Affaire de Bouaké semble au point mort - sinon enterrée. Malgré une expertise balistique accablante [note 11], rien n’a été fait en France pour faire la lumière sur les crimes imprescriptibles commis par l’armée française dans les heures et les jours qui ont suivi le bombardement de Bouaké. Ainsi malgré les demandes de Survie, mais aussi d’autres associations comme la Ligue des Droits de l’Homme et la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, malgré quatre propositions de résolution visant à créer une commission d’enquête parlementaire [note 12], les autorités françaises restent sourdes aux demandes d’éclaircissements sur l’intervention française en Côte d’Ivoire.

L’association Survie demande :

 · Au Président et au gouvernement, la déclassification complète des documents liés aux événements de novembre 2004 en Côte d’Ivoire ;
 · Au Procureur du pôle crimes contre l’humanité et crimes de guerre du Tribunal de grande instance de Paris, de déclencher d’une enquête sur les crimes imputés à l’armée française sur des civils en Côte d’Ivoire durant le mois de novembre 2004 ;
 · Le retrait de l’armée française d’Afrique.

NOTES DE BAS DE PAGE

[1] "Ce combat, que personne ne sait encore très bien nommer, pourrait peut-être s’intituler “action contre des forces non militaires” ou bien “action face à des non-combattants” ?" s’interroge le Colonel de Revel, commandant de la base militaire française. "Doctrine’, numéro spécial, 02/2006

[2] Dans son "résumé" destiné aux victimes françaises à leur famille, Me Jean Balan, leur avocat, "considère Mme Alliot-Marie comme la principale responsable du fait que le dossier piétine et que les coupables n’ont toujours pas été jugés".

[3] Lorsque la juge Brigitte Raynaud, initialement chargée de l’affaire de Bouaké a démissionné du Tribunal aux armées de Paris, elle écrit à la Ministre de la Défense : "Aucun concours spontané ne m’a été fourni par les services qui dépendent de votre autorité (...). Aucun renseignement ne m’a été fourni sur les raisons pour lesquelles les mercenaires et leurs complices, identifiés comme auteurs de ce crime avaient été libérés sur instruction ou avec le consentement des autorités françaises."

[4] "Au total, en quatre jours, 240 heures de vol dont 72 de nuit, 8 missiles HOT et plus de 1000 obus de 20 mm tirés". Dossier de presse du 31/03/2005 pour la "Cérémonie en l’honneur de l’action des militaires français du 7ème mandat de l’opération Licorne en République de Côte d’Ivoire".

[5] Les tirs des hélicoptères pour contrer les manifestants ont été filmés par une équipe de Canal Plus. Voir "Côte d’Ivoire, quatre jours de feu", Canal Plus, 90 Minutes, le 30/11/2004.

[6] Selon les témoignages recueillis par Amnesty International. "Côte d’Ivoire, Affrontements entre forces de maintien de la paix et civils : leçons à tirer", 09/2006

[7] "D’une guerre à l’autre", sergent Yohann Douady, 2012.
[8] "Un journaliste ivoirien tué à Duékoué lors d’un accrochage avec la force Licorne". Reporters sans frontière, communiqué du 12/11/2004.

[8 bis] France Inter et Reuters, le 07/11/2004.

[9] Le général Poncet qui dirige l’opération Licorne évoque une "bavure manipulée" (Médiapart 09/11/2011). Interrogeant la ministre de la Défense, la juge Michon dit : "Un témoin affirme que l’attaque du camp français est le résultat d’une manœuvre élyséenne [...] visant à faire sauter le président Gbagbo" (Slate Afrique, 05/12/2012). Pour le général Malaussène, adjoint de Poncet, "il y avait un projet politique qui était celui de mettre Ouattara en place et de dégommer Gbagbo." (Jeune Afrique, 12/11/2013). Dans "De Phnom Penh à Abidjan" (l’Harmattan, 2014), l’ambassadeur Gildas Le Lidec rapporte les regrets du général Poncet « ne pas avoir obtenu l’autorisation de Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler le sort de Laurent Gbagbo ».

[10] "À la suite d’un mouvement de foule plus important [...] l’ordre de tirer est donné. En une minute, les soldats français brûlent 2 000 cartouches. [...] Des soldats, bien campés sur leurs jambes, tirent en rafales. Certains au-dessus des têtes, d’autres à tir tendu, le fusil au niveau de la poitrine. Ils tirent sans même la protection de leurs véhicules blindés, qui sont rangés en rempart juste derrière eux. [...] Apparemment les soldats savent qu’ils ne risquent pas de riposte. [...] les victimes, la terreur, la chair entamée par les balles, une main arrachée, les os brisés par le métal. [...] un corps sans tête. La boîte crânienne a explosé et la cervelle s’est répandue autour d’elle. [...] Il y a des centaines de blessés et sept morts.". Paul Moreira, "Les Nouvelles Censures", 2007. Voir "Le mardi noir de l’armée française", Canal Plus, 90 Minutes, le 08/02/2005 et "Côte d’Ivoire, quatre jours de feu", Canal Plus, 90 Minutes, le 30/11/2004.

[11] "Assistance fournie par l’État sud-africain à l’État de Côte d’Ivoire. Rapport d’enquête sur les fusillades survenues en Côte d’Ivoire en novembre 2004", 01/2006.

[12] Deux propositions de résolution visant l’ouverture de commissions d’enquête ont été déposées le 01/12/2004, les deux autres les 26/10/2005 et 12/07/2011.