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Nigeria : Les déportations de Lagos et la loi

D 7 octobre 2013     H 05:35     A Femi Falana     C 0 messages


DEPORTATION DE DISSIDENTS

En 1885, le régime colonial britannique a déporté le roi Jaja de Opobo dans une île lointaine des West Indies, où il est mort en 1989. Son crime est d’avoir défié l’Empire et son contrôle sur le commerce côtier. En 1941, le camarade Michael Imoudu, président de la Nigerian Union of Railwaymen (syndicats des cheminots) a été déporté de Lagos et exilé dans sa ville natale d’Auchi, dans la province du Bénin parce qu’il était jugé comme étant "une menace potentielle pour la sécurité publique". Il n’est retourné à Lagos qu’en 1945, suite à la révocation des sections 57-63 de la General Defense Regulation de 1941, qui avait permis sa détention.

D’autres activistes nationalistes et dirigeants syndicaux ont été déportés et bannis, afin de les empêcher de prendre part à la lutte contre le colonialisme. La pratique barbare de la déportation de Nigérians a été ressuscitée par la défunte junte militaire. Particulièrement par le régime barbare des généraux Ibrahim Babangida et Sami Abacha, qui ont eu recours au harcèlement non déguisé d’opposants politiques et les ont déportés.

En 1992, feu le chef Gani Fawehinmi San, Dr Beko Ransome-Kuti et moi-même avons été déportés de Lagos et détenus à la prison de Kuje pour avoir défié l’interminable domination militaire de la junte de Babangida. Le général à la retraite Zamani Lekwot a été déporté de Kaduna et détenu dans la même prison que nous. L’année suivante nous avons été ramenés à Lagos et enfermés dans la même prison pour avoir mené des manifestations pacifiques à Lagos contre l’annulation criminelle des élections présidentielles du 12 juin. En juin 1994, le vainqueur de l’élection présidentielle, le chef MKO Abiola a été déporté de Lagos et détenu dans des prisons militaires à Kano, Borno et Abuja.

En 1995, le président de Campaign for Democracy (CD), Dr Beko Ransome-Kuti a alerté le monde sur le fait que le procès secret du général Olesegun Obasanjo, et d’autres, par un tribunal militaire spécial s’était terminé et que les condamnés étaient sur le point d’être exécutés. Pour avoir organisé la fuite de ces informations en direction des médias, le dirigeant des de droits humains a été jugé à Lagos, emprisonné à vie et déporté vers la prison de Katsina. Le vice-président du Cd, Shehu Sanni a été arrêté à Kaduna, condamné à la perpétuité à Lagos et détenu à la prison de haute sécurité de Kirikiri à Apapa. Quatre journalistes : Chris Anyanwu, Kunle Ajibade, Charles Mbah et Charles Obi, condamnés pour complicité de trahison après les faits, c’est-à-dire un coup d’Etat imaginaire, ont été déportés de Lagos et détenus dans des prisons séparées dans les Etats du nord.

En 1996, le chef Fawehinmi San a été une fois de plus déporté de Lagos et détenu à la prison de Bauchi, pendant que Femi Aborishade et moi-même avons été déportés de Lagos et détenus, respectivement, dans les prisons de Gumel et Mawadashi (Etat de Jigawa).Le camarade Frank Kokori, arrêté à Lagos, a été détenu à la prison de Bama dans l’Etat de Borno, pendant quatre ans. Le général Obasanjo, condamné à Lagos, a été déporté à la prison de Yola. Son ancien vice-président, le général Shehu Yaradua, a été déporté de Kaduna, condamné à Lagos et détenu à différents moments dans les prisons de Kirikiri, Port Harcourt et d’Abakaliki.

A l’instar du roi Jaja, aussi bien le chef Abiola que le général Yarudua sont morts dans des circonstances suspectes alors qu’ils étaient détenus. Mais comme la déportation ne pouvait être justifiée même pendant la domination coloniale, elles ont été perpétrées suite à un règlement spécial. Dans la même veine, les dictateurs militaires ont poursuivi la déportation des citoyens sous l’égide des décrets de détention préventive et du Prison Act.

DEPORTATION DES PAUVRES

Il est de notoriété publique que le projet d’embellissement de l’administration Babatunde Fashola a conduit à la déportation de centaines de miséreux de l’Etat de Lagos vers leur Etat d’origine. La classe dirigeante et les médias ont célébré le bannissement des "Oakada" (taxi motocyclette) des principales routes et l’expulsion des commerçants et des enfants de la rue. Pour des raisons compréhensibles, la plupart des centaines de milliers des pauvres qui ont été délogés et déplacés lors de l’opération "Maintenez Lagos propre" sont d’origine Yoruba.

En fait, le 9 avril 2009, lorsque l’Etat de Lagos a déporté 129 mendiants originaires de l’Etat de Oyo et les a abandonnés à Molete, le régime Alao Akala a allégué que cette action visait à saboter son gouvernement. Juste la semaine dernière, des mendiants originaires de l’Etat d’Osun ont aussi été déportés par le gouvernement de l’Etat de Lagos et ont été abandonnés à Osogbo.

Il est triste de noter que la plupart des Nigérians n’avaient pas connaissance de la guerre que livrait le gouvernement aux pauvres et aux citoyens désavantagés, du fait de la politique du renouveau urbain, jusqu’à ce que survienne un cas très médiatisé concernant 14 mendiants originaires de l’Etat d’Anambra qui ont déportés de Lagos et abandonnés dans l’Onitsha. En fait, c’est la condamnation de l’acte par le gouverneur de l’Etat Anambra, M. Peter Obi, qui a attiré l’attention de l’élite sur ce regrettable développement. Toutefois le gouvernement de l’Etat de Lagos s’est défendu, disant avoir passé un accord concernant cette déportation controversée avec le gouvernement de l’Etat d’Anambra, au travers de son bureau de liaison à Lagos.

Bien que le gouvernement de l’Etat d’Anambra n’aie pas nié les allégations selon lesquelles il était au courant de la déportation de 14 mendiants, il est de notoriété publique qu’en décembre 2011, le gouverneur Peter Obi a déporté 29 mendiants vers leur Etat d’origine, c’est-à-dire Akwa Ibom et Ebonyl. Abstraction faite de l’hypocrisie du régime de Peter Obi, celui-ci n’a pas jugé utile de s’insurger contre le gouvernement de l’Etat d’Abia qui a purgé, en 2012, son administration civile des "non indigènes". De nombreuses victimes de cette politique injuste, qui proviennent de l’Etat d’Anambra, ont été abandonnés dans les pires difficultés.

En juin 2011, le gouvernement du territoire de la capitale fédérale (Tcf) a déporté 129 mendiants vers leurs Etats d’origine respectifs. En mai 2012, des centaines de mendiants ont aussi été chassés des rues et expulsés d’Abuja. Bien sûr, tout le monde sait que les autorités du Tcf ont continué de démolir des maisons résidentielles sans respecter la procédure, afin de "restaurer le plan d’Abuja", déformé par la corruption et les abus. La majorité des victimes de ces démolitions illégales sont pauvres et ont dû quitter le territoire de la capitale, forcées et contraintes.

La semaine dernière, le gouvernement du Rivers State a chassé 113 Nigérians des rues de Port Harcourt et les a déportés vers leur Etat d’origine. Le gouvernement de l’Etat d’Akwa Ibom vient juste de prendre contact avec son répondant à Lagos pour la déportation prévue de deux citoyens "fous" de Lagos, qui traînent dans les rues de Uyo. De nombreux autres gouvernements d’Etats s’occupent de déporter les mendiants, des fous et d’autres miséreux pour procéder à l’embellissement de la capitale de l’Etat. Il est conseillé à ceux qui défendent les mendiants igbos, en raison d’un pur irrédentisme ethnique, d’examiner les implications socioéconomiques des politiques d’urbanisations anti-population, mises en place par le gouvernement fédéral et par des Etats dans l’intérêt général des masses.

L’ILLEGALITE DE LA DEPORTATION INTERNE

Depuis que la déportation a été remise au goût du jour par des dispenses politiques, il devient pertinent d’examiner les aspects légaux de la déportation forcée de groupe de citoyens en raison de leur état impécunieux. Bien que les marchands ambulants et la mendicité aient été interdits dans certains Etats, il est affirmé, sans crainte de contradiction, qu’il n’existe pas de loi au Nigeria qui donne au gouvernement fédéral ou au gouvernement des Etats le pouvoir de déporter un quelconque groupe de citoyens nigérians vers leur Etat d’origine.

Par conséquent, le renvoi par la force de mendiants de l’endroit de leur choix et leur rapatriement vers leur Etat d’origine est illégal et contraire à la Constitution parce qu’il viole le droit fondamental de ces citoyens tel qu’entériné dans la Constitution de la République fédérale du Nigeria, telle qu’amendée en 1999. En particulier, la déportation est une atteinte aux droits humains des mendiants, à leur dignité (section 34), à leur liberté personnelle (section 35), à leur liberté de mouvement (section 41) et à leur droit de résider n’importe où au Nigeria (section 43)

LES DEFIS SOCIOECONOMIQUES DE LA DEPORTATION

Il faut faire savoir clairement aux gestionnaires de l’Etat néocolonial qu’il n’y a pas de pays qui promeut l’inégalité sociale et a réussi à mettre les pauvres au ban de l’existence. Ce qui explique pourquoi les mendiants se trouvent en grand nombre dans les rues des principales villes et dans les ghettos des Etats-Unis d’Amérique, le bastion du capitalisme. La situation est forcément pire dans la périphérie du capitalisme, comme au Nigeria, où le degré de pauvreté a atteint la cote d’alerte en raison de l’échec de l’Etat de fournir la protection et la sécurité à la population qui est pourtant la raison première de l’existence d’un gouvernement.

Le gouvernement fédéral et les gouvernements des Etats doivent être amenés à comprendre que les mendiants sont des citoyens nigérians qui manquent d’argent, de nourriture et d’autres éléments fondamentaux pour vivre une vie décente. Les autorités devraient arrêter de les stigmatiser et de les harceler, de même que d’autres citoyens réduits à un état de pénurie par l’extrême mauvaise gestion de l’économie conduite par une classe dirigeante autocentrée et myope. Une nation qui se plaint de manque de fond suffisant pour mettre sur pied un programme de sécurité sociale pour la majorité de la population, a permis à un cartel d’importateurs de carburant d’accaparer 16 milliards de dollars pendant que les voleurs de pétrole sont partis avec du brut d’une valeur de 7 milliards de dollars en haute mer pour la seule année 2011.

Pourtant les voleurs influents et les pirates se promènent librement dans les rues de la capitale de notre pays, sans le moindre harcèlement officiel. D’autres, impliqués dans une corruption sans précédent, des fraudes et d’autres crimes financiers et économiques n’ont jamais été déportés vers leur Etat d’origine. Il est grand temps d’empêcher le gouvernement de rendre les pauvres responsables du sous-développement du pays. Une partie des milliards de naira destinés à la construction de mégalopoles devrait être mise de côté pour la réhabilitation des mendiants et des miséreux.

Il n’y a pas de doute que l’Etat de Lagos a de temps en temps subi des pressions sévères de la part de millions de Nigérians qui sont des migrants économiques. Mais à la différence de tous les autres, le gouvernement de l’Etat de Lagos a élaboré des stratégies effectives pour contraindre les riches à payer des impôts - que ça leur plaise ou non ! De plus, l’allocation étatique statutaire de l’Etat fédéral est partiellement calculée selon sa population. Dans ces circonstances, le gouvernement de l’Etat de Lagos doit prendre aux riches pour servir les pauvres. A l’instar du cas des "area boys", qui ont été engagés de façon productive par l’administration Fashola, le gouvernement de l’Etat de Lagos devrait élaborer des programmes pour la réhabilitation des mendiants et autres miséreux afin qu’ils contribuent à l’économie de l’Etat.

CONCLUSION

Dans son discours inaugural du 20 janvier 1961, le président des Etats-Unis, M John F. Kennedy a mis en garde pour dire que "si une société libre ne peut sauver les nombreux pauvres, elle ne peut pas sauver les rares personnes qui sont riches". Environ 40 ans plus tard, cette mise en garde a résonné dans l’affaire Hoffman contre South African Airways (2001) CHR 329 à 354, lorsque le juge Ngcobo de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud a déclaré : "Notre Constitution protège les faibles, les marginalisés, les parias sociaux et les victimes de préjudices et des stéréotypes. Ce n’est que lorsque ces groupes sont protégés que nous sommes assurés que nos propres droits sont protégés".

En ce qui concerne la mise en œuvre des politiques néolibérales qui continuent de paupériser notre population, je suis obligé de rappeler à la classe dirigeante du Nigeria la requête de feu Dr Akinola Aguda, en 1985, que "nos nouvelles perspectives en matière de droit et de justice doivent être de sorte à garantir à chacun la nourriture, l’eau potable, le logement, l’habillement, l’instruction et l’emploi, en plus des droits que lui garantissent notre Cnstitution et nos lois, afin que la justice signifie la même chose pour tous".

Enfin, compte tenu du fait que les Etats qui déportent n’ont pas de fonctionnaires de l’immigration chargés de surveiller leurs frontières, il n’y aucune garantie que les déportés ne trouveront pas un moyen pour revenir là d’où ils ont été déportés. Toutefois, au vu de l’illégalité de la déportation des pauvres, les gouvernements de la capitale et les gouvernements des Etats concernés feraient bien de mettre un terme à ces procédés sans plus attendre. S’il n’y a pas une fin à ces pratiques de déportation, les Etats coupables doivent être prêts à se défendre leurs actions dans une cour de justice. Plutôt plus tôt que tard.

Femi Falana est un avocat nigérian, activiste en faveur des droits humains –

Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

Source :
http://www.pambazuka.org