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Algérie : Ce qui fait peur au pouvoir…

D 21 mars 2019     H 07:00     A     C 0 messages


Pourrais-tu commencer par faire un récit de la manifestation de vendredi ?

D’abord je tiens à préciser que c’est la première fois que je vais à Alger. Je viens du Maroc, plus précisément de Oujda, qui a une frontière fermée, hermétique, avec l’Algérie et ce sont des amies algériennes qui m’ont proposé de venir.

Je suis donc arrivé jeudi 7 mars, la veille de la grande manifestation. Le vendredi même, vers 11h30, en haut de la rue Mourad Didouche (la principale rue commerçante d’Alger), il y avait déjà énormément de monde alors que la marche était prévue à 14h30, après la grande prière du vendredi midi. Les gens étaient extrêmement souriants, joyeux, sans l’ombre d’une tension et j’ai du mal à en donner un récit tellement cette allégresse était magnifique.

Pour cette troisième mobilisation contre le cinquième mandat, il y a eu de la part des femmes beaucoup d’appels à converger ensemble. Cette présence des femmes algériennes est importante parce que dans la mémoire de la Libération, elles ont joué un rôle déterminant. Il y a eu des appels à porter le Haïk, l’habit traditionnel algérien utilisé entre autres par les femmes pour cacher du matériel pendant l’occupation française. A ce propos, j’ai une petite anecdote : lorsque j’arrive, je vois un gros attroupement de femmes, et en fait pour la seconde fois, il y avait la présence de Djamila Bouhired, une femme qui avait posé des explosifs dans un café colonial en 1956, et qui recrutait pour le réseau « bombes » de la zone autonome d’Alger pendant la bataille d’Alger, réseau alors coordonné par Yacef Saadi. Pour ces faits, elle est un symbole de la résistance algérienne. Dès que les gens l’ont aperçue, cela un créé un joyeux attroupement et des « youyous » ont retenti.

Seulement, il y avait tellement de monde que cette femme, vieille maintenant, a dû se réfugier dans un café nommé Renaissance. Après nous avons tous descendu la rue Didouch Mourad, puis l’avenue El Khettabi et fait un détour par le jardin de la Grande Poste pour prendre l’avenue Pasteur et emprunter le tunnel des Facultés.

Celui-ci donne sur la place Maurice Audin, qui permet de prendre le boulevard Mohammed V et d’arriver sur le palais présidentiel El-Mouradiya. Evidemment la police était massivement présente sur ce boulevard et formait peut-être cinq lignes dans la rue qui donnait sur le palais présidentiel.

C’était d’ailleurs le seul point ou la police était présente car pour le reste de la ville, elle a été complètement paralysée par la masse des gens présents.

Cependant, la place sur laquelle débouche le tunnel des Facultés et la rue qui donne sur El-Mouradiya était noire de monde, mais personne n’a essayé de la prendre ou de prendre le boulevard Mohammed V ou de forcer les barrages de police. Une fois que la place est vraiment devenue congestionnée, des gens du quartier avec des brassards verts ont organisé une sorte de circulation en pointant les artères et rues annexes qui semblaient plus libres.

Des gens montaient sur les poubelles pour faire des signes et diriger la foule dans la bonne direction. Donc tout le centre d’Alger, le bas Alger colonial que les Français ont construit à l’opposé de la Kasba Turco-Arabe, tout ce bas Alger est une ville haussmannienne, avec de grandes allées, des bâtiments blancs. Tout cet espace était noir de monde et c’était un symbole fort car l’ancienne ville française était entièrement prise par le peuple. Les images et idées qui habitaient les esprits à ce moment-là c’était « une deuxième indépendance ».

Après, ça s’est mis à rebouger et c’est parti en plusieurs manifestations sauvages. Enfin sauvages… il n’y avait pas plus civilisé qu’un Algérien ce jour-là car on voulait éviter toute forme de violence, ce que je trouve assez noble et admirable (même si je ne suis pas du même avis).

Donc vers 18h, la grande place Maurice Audin se vide et les gens commencent à bouger, circuler librement et manifester dans la joie. Dans la rue Didouche Mourad, qui est la principale rue commerçante d’Alger, et dans les rues en contrebas, tout le monde circulait librement. Les lieux de pouvoir n’étaient pas du tout visés, l’important était de faire la fête dans la rue. J’ai vu beaucoup de gens danser, jouer de la derbouka et chanter, beaucoup de chants. À ce propos, les chants de supporter de foots étaient omniprésents.

En Afrique du Nord, le stade de foot est un des derniers espaces où la parole contestataire est acceptée. Tant que la parole reste dans le stade, ça passe et il y a eu beaucoup de lois pour la réguler au Maroc, en Algérie ou Tunisie. On les laisse chanter tant qu’ils ne prennent pas la rue. D’ailleurs on dit qu’en Algérie il n’y a pas de culture de la rue, mais c’est faux. Depuis l’accès au pouvoir de Bouteflika, il y a eu beaucoup de manifestations, notamment le Printemps noir des Kabyles en 2001, où il y a eu beaucoup de répression – avec plusieurs morts.

On dit souvent qu’en Algérie, rien ne se passe, que Bouteflika n’est jamais remis en cause. Mais chez les jeunes, ces dernières années, il y a eu beaucoup de tensions et d’émeutes éparses. Mais il est vrai que cela au moins bien trente ans qu’il n’y a pas eu un mouvement social aussi populaire et présent dans toute l’Algérie.

Justement, comment pourrais-tu décrire la spatialité de la contestation ?
Aussi, tu parles du Printemps noir de 2001, mais comment est-ce que le gens se rapportent au Printemps arabe de 2011 ?

D’abord, pour la première question : je ne suis allé qu’à Alger, mais j’ai vu ailleurs sur les réseaux sociaux que dans de plus petites villes comme Maghnia, plus de 30 000 personnes ont manifesté. Maghnia est une petite localité située à la frontière entre l’Algérie et le Maroc et qui a toujours été très dépendante du commerce transfrontalier. Cette ville vit durement la fermeture de la frontière.

Aussi, dans toutes les petites, moyennes et grandes villes, il y a eu des manifestations monstres. En revanche je pense que le mouvement a très peu d’assises dans les campagnes. C’est-à-dire que je ne pense même pas que la « campagne » ait encore le même sens politique que celui décrit par Franz Fanon dans Les Damnés de la Terre, où il parle de l’importance des campagnes pour la révolution.

La modernisation de l’Algérie, l’accession à l’indépendance, a donné beaucoup de place aux importations et l’agriculture a été décimée par un exode massif vers les villes. Je ne connais pas les pourcentages exacts mais je sais que l’urbanisation est bien supérieure au Maroc, qui reste assez agraire (plus de 40% des marocains vivant à la campagne contre 30% environ en Algérie).

À part cela, comme je l’ai dit, c’est vraiment toute l’Algérie qui s’est mobilisée : il y a eu des manifestations dans les oasis du sud, dans le Hoggar, là où il y a le pétrole. Ce n’est pas très commun car ce sont des gens qui ont très peur du système et ont été durement réprimés par le passé. Il y a également eu des manifestations à l’étranger. En Tunisie, la semaine du 1er mars, la manifestation a été réprimée car le gouvernement tunisien craignait un effet de contamination. Cependant, la manifestaient a été autorisée vendredi dernier. Au Maroc, il n’y a pas eu de manifestation en solidarité mais par un effet boule de neige, cela a redonné du courage au mouvement des professeurs des collèges et lycées, qui luttent durement et ont manifesté à la bougie à Marrakech la semaine dernière.

Au niveau d’Alger– où les manifestations ont systématiquement été interdites depuis quinze ans –, toute la ville a été bloquée et il était impossible de se déplacer en voiture (les seules voitures présentes manifestaient dans les cortèges) ! Je pense que beaucoup de gens sont venus des alentours d’Alger, raison pour laquelle la ville s’est retrouvée à ce point paralysée.

Pour rebondir sur ce que tu dis, pourquoi crois que tu la manifestation n’a pas été réprimée ?

Et pour revenir sur le contexte international, crois-tu que ce qui se passe en Algérie fait peur aux autres pays du Maghreb ?Je crois que le nombre détermine tout. En Algérie, lorsque les journalistes ont manifesté, la police a frappé.

Lorsque les avocats ont manifesté, ils se sont moins fait réprimer mais quand même… Cependant là, ce vendredi, c’était impossible de gérer quoi que ce soit. La police a simplement abandonné la partie, et s’ils avaient tenté de jouer de la force, ils auraient perdu. La seule manière pour eux de stopper l’élan aurait été d’envoyer l’armée, or celle-ci est loin d’être prête à endosser ce rôle car elle abrite des fractions dissidentes à Bouteflika, comme le général dit « Toufik », ou d’autres encore qui ne sont pas forcément du côté de la démocratie.

Toujours par rapport à la police, il y a une vidéo intéressante qui circule sur les réseaux sociaux, mais je dois revenir en arrière pour l’expliquer. Comme je te disais : le mot d’ordre était au pacifisme et chacun se passait le mot selon lequel il fallait rentrer à la tombée de la nuit. En effet, les semaines dernières, le gouvernement avait payé des gens pour casser les manifestations et justifier la répression. C’est une pratique courante de la police, et généralement, ce sont des gens des quartiers très pauvres, comme Bab El Oued, à qui l’on demande de brûler des choses [1]. Cette fois-ci, les jeunes ont refusé de jouer le jeu et il n’y a pas eu de casse. Cependant, l’appel à rentrer vers 20h circulait quand même et donc dès 19h30, les places et avenues se sont désengorgées et il ne restait que les jeunes, contents de tenir la rue – sans la bloquer –, de discuter et de continuer à faire la fête. Dès 20h30, la police a envoyé des lacrymos pour expulser ces jeunes. Il y a eu quelques affrontements, mais tout cela s’est fini très rapidement.

À la fin, des policiers ont en quelque sorte manifesté à leur tour : ils ont chanté « one, two, three, viva l’Algérie » en déambulant dans la rue. Ils étaient contents de la journée et semblaient soulagés de son déroulement. La vidéo de cet incident est devenue virale.

Pour parler des autres pays… en Tunisie, outre la répression d’il y a deux semaines, il n’y a pas eu de nouvelles interdictions de manifestations. Et le Maroc a ses propres hirak(mouvements sociaux), que ce soit celui du Riff ou des professeurs. Mais c’est sûr qu’au Maroc, sur les réseaux sociaux, le soutient est massif car Bouteflika ne représente pas seulement une honte pour l’Algérie mais pour toute l’Afrique du Nord, où ce pays représentait un espoir majeur après la Libération.

Le coup d’état de 1965 a sapé les aspirations révolutionnaires. Puis, tout le monde sait que Bouteflika est utilisé comme une marionnette (il n’a même plus de fonctions motrices depuis plus de cinq ans et ne s’est pas exprimé en public depuis son AVC). Tout le monde veut un changement. Je sais que pour le Soudan, ce qu’il se passe en Algérie compte beaucoup car la contestation là-bas est très forte contre Omar el-Bechir, le dictateur soutenu par Macron. C’est certain que le gouvernement du Maroc a peur d’une situation où l’Algérie rentrerait en guerre civile et verrait un exil massif de réfugiés dans les pays limitrophes. En même temps, cela ravive les différentes luttes, du Riff, de Jerada, Zagora ou encore les sit-in d’Imdir.

À part le refus du cinquième mandat, quelles sont les autres revendications qui circulent et quelle est la composition sociale du mouvement ?

Déjà, le refus du cinquième mandat n’est pas seulement contre Bouteflika car tout le monde sait qu’il n’est pas le personnage clé : c’est le système qui le soutient. Ce refus s’est manifesté avant la déposition de Bouteflika et n’a pas été respecté. Aussi, dimanche dernier, quand il a déposé sa candidature (enfin… ce n’est même pas lui qui l’a déposé), les Algériens ont vécu cela comme un affront à la volonté populaire.

Il y eut immédiatement des appels à former des assemblées constituantes, surtout parmi les universitaires. Mais beaucoup de gens ont peur de la récupération et je trouve que les Algériens ont un sens tactique très impressionnant quant aux possibilités de se faire récupérer par la politique classique. Il n’y a aucun parti politique qui ait une hégémonie ; au contraire, le refus du système politique est total et les gens n’ont plus du tout confiance en cette classe politique.

Moi-même, en tant que Marocain venant pour la première fois à Alger, j’ai été choqué car je m’attendais à une ville moderne, plus développée que Casablanca par exemple. Mais en vérité, c’est pire. Puis, les gens ont conscience que l’économie de la rente pétrolière arrive à terme, qu’il ne reste plus que le gaz de schiste. Quelqu’un m’a dit « c’est maintenant ou jamais ».

On aurait préféré que ce soit bien avant les élections, pour ne pas donner la possibilité au gouvernement de reporter les élections pour gagner du temps. Au début, Bouteflika avait proposé de garder son cinquième mandat et au bout d’un an, de céder la place à une constituante qui organiserait des élections. Aujourd’hui (le samedi 9 mars), le ministre de l’Éducation a avancé les vacances du printemps pour le dimanche 10 mars. Il y a donc 20 jours de vacances qui sont pensés comme un gain de temps de la part du gouvernement. Cependant les étudiants sont malins, ils ont refusé ces vacances et ont appelé à faire des assemblées et des occupations dans toutes les facs. C’est le retour de boomerang.
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Les étudiants sont une base importante du mouvement, existe-t-il d’autres secteurs impliqués massivement ?

Les étudiants manifestent depuis longtemps… et tout seuls. Par exemple, le mardi ils ont manifesté, et dimanche également ils vont le faire (le dimanche est le premier jour de la semaine en Algérie). Cependant, dans les manifestations du vendredi, il y a vraiment de tout.

J’y a vu des familles en poussettes, des personnes âgées avec des portraits d’anciens martyrs, des moudjahidines, des anciens combattant de la Libération, des gens venus avec d’anciens drapeaux de la guerre d’Algérie encore tâchés de sang ! C’était vraiment puissant comme symbole. D’une manière générale, les classes populaires sont beaucoup présentes et les « classes moyennes » également, bien que je ne sois pas certain de l’effectivité de cette catégorie pour l’Afrique du Nord.

Il y avait même des gens qui supportaient encore le régime la semaine dernière, parfois par confiance ou simplement par peur. Mais là, je n’ai vu aucune peur, elle s’est évanouie et moi, j’ai essayé de partager mon pessimisme, de dire aujourd’hui c’est très beau mais que demain ça sera plus difficile. Mais on le refusait net. On me disait que maintenant, le peuple d’Algérie est uni et il le restera. Des gens d’Hydra, de Bab El Oued, des femmes voilées ou non, ou en habit traditionnel kabyle, en haïk, ou en habit moderne, bref des gens de partout et tous ensemble. Les personnes âgées, cela leur rappelait le 11 décembre 1960, le soulèvement massif des algériens qui avaient fait irruption et pris la rue, lorsque la joie du possible masquait la violence de la contre-insurrection en cours.

Tu parles de 1960, quelles autres références historiques, quels imaginaires marquent le mouvement ?

En France, le mouvement des Gilets Jaunes (qui possède certains traits communs comme le refus de la classe politique, le refus d’un pantin, d’être massif et réellement populaire), il y a des références historiques très précises à la Révolution Française et à d’autres périodes de l’histoire. Cela donne une vitalité historique, une sorte de couloir temporel qui enrichi la lutte au présent de celles passées.

Comment cela se passe-t-il en Algérie ?

En Algérie, je n’ai pas entendu ou lu le mot « révolution » très souvent . En revanche les mots « renaissance » ou « indépendance » sont très présents. L’imaginaire révolutionnaire en Algérie, c’est le sang, c’est sept ans et demi de guerre contre la France. Ici, il s’agit plutôt d’une référence aux débuts joyeux de l’indépendance : on parle avec engouement de la « deuxième République ».

Il existe des références à la bataille d’Alger, au soulèvement de décembre 1960 et à l’indépendance également. Dans l’imaginaire collectif, le FLN a confisqué la révolution algérienne. C’est le clan d’Oujda, le groupe qui tourne autour de Bun Dieng Boumediene et Bouteflika, qui ont mené le coup d’état contre Benalla, heu… (rires) Ben Bella.

C’est ce clan qui a enlevé toute référence au socialisme et zappé tout le travail des intellectuels exilés pour repenser la situation de manière émancipatrice. Le clan d’Oujda était le plus militarisé de la révolution et une junte militaire s’est installée, qui refusait l’accession du FIS au pouvoir. Une guerre civile a éclaté, qui a permis à Bouteflika d’être rappelé par les militaires et installé comme un vainqueur en instaurant une paix sociale chèrement payée.

On se rappel encore de ce que ces gens-là ont fait aux vrais révolutionnaires, ce que ce FLN révolutionnaire a fait à la révolution. Sans effacer ce que FLN veut dire, pour les gens… le FLN était mort dès le coup d’état et 2019 représente la possibilité d’une nouvelle indépendance, un éloignement de cette trahison et de ce régime unique, bandit et pseudo-démocratique. Il y a également beaucoup de références aux chouhada, les « martyrs », et aux moudjahidines, les « résistants. ».Sur un autre registre, les chants de solidarité avec d’autres situations comme la Palestine, sont très importants, tout comme les chants des supporters de foot, comme je l’ai dit. Pour être plus précis là-dessus : vraiment beaucoup de gens chantaient F Bladi Delmouni, une chanson des supporters du Raja de Casablanca, un des deux clubs de la ville.

Une chanson qui parle de l’oppression, de la hagra, de l’impossibilité de vivre dignement dans le pays, et donc reprise ici, parce que même si le Maghreb est morcelé, la langue permet cette circulation facile. Ce qui m’a frappé c’est que tout le monde connaissait ce chant, même les grands-mères, parce qu’ils sont très populaires et racontent les souffrances du monde d’ici-bas. Avec le recul, l’importance des chants de foot n’est pas si étonnante car tout cela a un peu commencé dans un stade de foot, il y a quatre semaines, lorsqu’à la suite d’un match entre une équipe d’Alger et une autre de Constantine, les supporters se sont battus et ont commencé ensuite à entonner ensemble F Bladi Delmouni. Alors, ils se sont mis à manifester ensemble et, bien qu’il y eût déjà des appels à refuser le cinquième mandat, c’est un peu à partir de là que la sauce est montée.

Comme chants, il y eu aussi Ouyahia hadi Jazaïr machi Sourya, qui s’adresse au premier ministre Ouyahia, « l’Algérie est pacifique », pour dire que cela ne finira pas en guerre civile, que le peuple est uni et qu’on ne se montera pas les uns contre les autres. Et ce vendredi, le peuple était vraiment uni. Les gens chantaient aussi une version de W Chohada y’a rebi Yerhemhoum, qui veut dire « Dieu protège les martyrs » et la variante proposée était « filistin chohad… », qui fait référence aux martyrs palestiniens. Il y avait également « W lheragga y’a Rebi Yerhemhoum », qui fait référence aux herraga, migrants morts dans la Méditerranée.

Y a-t-il des références au printemps arabe de 2011 ?

Il y a beaucoup de références à la Syrie. D’un point de vue maghrébin, c’est l’épouvantail qu’on nous sort depuis 2011. « Ah vous protestez ! Vous voulez que votre pays finisse comme la Syrie ? ». Les gens chantaient « ceci n’est pas la Syrie », en insistant « silmiya, silmiya », « pacifique, pacifique », pour cette raison également. Autrement, pas trop de références.D’autres références sinon ?J’ai vu d’autres références au Rif, à Abdelkrim, et ça m’a fait plaisir. J’étais moi-même à Alger avec un t-shirt de Abdelkrim El Khattabi, certains ne savaient pas qui c’était et me demandaient, d’autres qui le reconnaissaient m’exprimaient souvent leur solidarité avec la lutte au Riff. J’ai vu également beaucoup de messages anti-impérialistes contre les USA et la France. Les USA ont déclaré suivre de très près ce qu’il se passait, et j’ai vu une pancarte « chers USA, en Algérie il n’y a plus de pétrole, il n’y a que de l’huile d’olive ». Dans le contexte du Venezuela, c’est très parlant. D’autant plus que le vendredi s’est tenu à Houston le forum algéro-américain sur l’énergie, où l’on trouve des compagnies comme Exxon Mobil qui œuvrent à exploiter les gaz de schistes en Algérie… tout cela sous l’égide de l’ambassade algérienne et des fleurons énergétiques algériens comme Sonatrach ou Sonelgaz.

J’ai également vu beaucoup de références à Macron, par exemple « Macron, prépare le bois car pour l’hiver il n’y aura pas de gaz ». Des références également aux Gilets Jaunes, en solidarité avec eux, avec des messages comme « Macron, Bouteflika, même combat ».

Sais-tu qu’à Paris il y a d’importantes manifestations contre Bouteflika, le dimanche ?

Oui, à Montréal et Marseille aussi, de ce que je connais. Je crois bien que tous les Algériens immigrés rêvent de venir. Les chiffres des manifestants, c’est quand même 10 millions dans toute l’Algérie. Pour moi, ça me rappelle beaucoup le début de l’indépendance, où le peuple était massivement sorti dans les rues pour faire peur aux Français. C’est le même geste ici, la même politique d’irruption et de réouverture d’une brèche. Mais ici, la brèche peut se refermer à tout moment, et donc les gens sont très conscients de ça aussi. il s’agit aussi d’éviter toute interférence étrangère, qu’on vienne nous « instaurer la démocratie »… ce qui est la peur de n’importe quel pays arabe désormais.

Comment vois-tu l’avenir ?

Imprédictible. Cependant, il n’y a pas beaucoup d’options. Soit Bouteflika empoisonne la situation, en maintenant les élections le 18 mars, ce que je ne pense pas car même dans la machine politique en place, il y a des démissions en cascade et à l’intérieur de l’armée et du FLN, il y a des gens qui essayent de sauver les meubles en appuyant l’idée d’un report pour proposer quelque chose, mais même eux, le peuple ne veut pas les avoir car ils font partie du problème.

[MAJ : Notre correspondant avait raison, puisque depuis, les élections ont été reportées à une date ultérieure inconnue. Pendant ce temps, Bouteflika reste au pouvoir, ce qui est perçu comme un ultime stratagème du pouvoir.]

J’ai très confiance dans la suite des événements. Déjà, chez les jeunes et les étudiants, c’est bien parti. Au niveau des quartiers, on commence à comploter ensemble, à se rencontrer la nuit en cachette, ou même à la pleine lumière du jour. Ce que je peux dire, c’est que même si Bouteflika se retire, cela ne s’arrêtera pas, car le peuple redécouvre sa force. Ma crainte est la réaction des pays étrangers, comme la France. D’ailleurs, personne ne fait chier Macron lorsqu’il arrache des mains et des vies, ce n’est pas demain que les USA interviendront en France…

L’Algérie est par ailleurs un pays très stratégique pour la France. Il y a un vol, un hold up post-colonial : on parle de 1000 milliards de dollars sortis du pays, disparus, volés par la classe dirigeante et les clans qui se partagent le pouvoir.

En tant que Marocain, je peux dire que l’Algérie est centrale pour la libération de l’Afrique du Nord. Elle a joué un rôle si crucial dans toutes les guerres d’indépendances africaines : les Algériens ont accueilli les Black Panthers en exil, ils ont financé les mouvements de libération de l’Angola, du Mozambique, des Îles Canaries. D’ailleurs, le livre de Elaine Mokhtefi, Alger, Capitale de la révolution, qui va bientôt être réédité aux éditions La Fabrique illustre très bien ce bouillonnement de la capitale. Cette solidarité commence à nouveau à s’exprimer et c’est ça qui fait peur. Un embrasement complet de l’Afrique du Nord – ce qui n’est finalement pas arrivé en 2011 – est donc encore possible !

Dans l’imaginaire maghrébin, tout le Maghreb s’est levé sauf l’Algérie. Mais ce n’est pas vrai : là-bas aussi on a tenté de se soulever, mais la répression a gagné. Alors on a dit que plus rien ne se passerait dans ce pays, à tort. Le seul moyen pérenne de changer les choses, c’est une révolution dans tous les pays, parce que si tes voisins sont des autocrates ou s’ils restent à moitié colonisés, tu vas finir par perdre.

C’est pour cela que la figure d’Abdelkarim est importante. Il incarne une sorte d’internationalisme combattant. Ou encore celle de l’émir Abdelkader, qui représente dans l’imaginaire algérien un des fondateurs de l’Algérie moderne. C’était un émir qui a fait la guerre aux Français sur tous les pays d’Afrique de Nord. D’ailleurs, une pancarte dans la manifestation disait « Abdelkader Oui, Abdel’cadre non », « Abdel’cadre » est la contraction de « Abdel Aziz », le prénom de Bouteflika, et « cadre », pour le cadre du portrait du président, qu’on exhibe dans les cérémonies officielles à la place du « réel » président, qu’il n’est pas bon de montrer publiquement tant sa santé est mauvaise.

Puis, comme je l’ai dit, il y a cet imaginaire de l’Alger révolutionnaire, de la Mecque des révolutionnaires dans les années 1960. C’est un peu cet espoir secret qui se réveille maintenant, c’est ce qui fait peur au pouvoir…

Source : https://lundi.am/