Vous êtes ici : Accueil » Afrique du Nord » Révolution et contre-révolution dans le monde arabe

Révolution et contre-révolution dans le monde arabe

D 24 septembre 2017     H 05:15     A Julien Salingue     C 0 messages


En décembre 2010 commençait le soulèvement tunisien, qui allait ensuite s’étendre à la plus grande partie du monde arabe. Après six ans de succès, mais aussi de tragédies et de répression sanglante, que reste-t-il des espoirs d’alors ?

« Le président Ben Ali et son régime ont perdu tout contact avec le peuple tunisien. Ils ne tolèrent ni critique ni conseil, qu’ils viennent de l’intérieur ou de l’étranger. De plus en plus, ils s’appuient sur la police pour contrôler [la population] et sont obsédés par leur maintien au pouvoir. La corruption au sein du premier cercle est en expansion. Même les Tunisiens moyens en sont parfaitement conscients, et la contestation est de plus en plus forte (…) La colère monte face au taux élevé de chômage et aux inégalités régionales en Tunisie. En conséquence, les risques s’accroissent pour la stabilité à long terme du régime. »

Ces lignes n’ont pas été écrites par un militant tunisien. Elles sont extraites d’un télégramme envoyé au Département d’Etat par l’ambassade des Etats-Unis en Tunisie, le 17 juillet 2009. Une illustration parmi d’autres du fait que, malgré l’effet de surprise, le soulèvement arabe amorcé à l’hiver 2010-2011 n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais le produit de contradictions d’ampleur et d’une lente maturation politique et sociale à l’œuvre depuis de longues années dans la région. Dès 2003, l’économiste égyptien Samir Amin soulignait ainsi que « l’Etat autocratique et les formes de la gestion politique qui lui sont associées sont certainement encore en place [mais] sont entrées dans une crise profonde qui en a largement érodé la légitimité, étant de moins en moins capables de faire face aux défis de la modernité. Emergence de l’islam politique, confusion et conflits politiques, mais aussi renaissance des luttes sociales en sont les témoignages ».1 Si aucun observateur ne pouvait prédire le soulèvement, la montée régionale des luttes sociales et, plus globalement, de la contestation, était indéniable.

De profondes racines socio-économiques

Le télégramme de l’ambassade US souligne en outre que les racines de la contestation et de la colère populaires sont avant tout socio-économiques : chômage, inégalités, politiques prédatrices des clans au pouvoir, etc. L’événement déclencheur du soulèvement tunisien en est l’illustration, puisque c’est le suicide par immolation d’un jeune vendeur ambulant, à qui la police venait, faute d’autorisation officielle et de pot-de-vin, de confisquer sa marchandise et son outil de travail (une charrette et une balance), qui a été à l’origine des premières émeutes en décembre 2010. Sans verser dans la psychologisation des comportements politiques, on comprend ce qui a donné toute sa force symbolique – au sens strict du terme – à cet événement, et le sentiment d’identification collective qu’il a suscité, au-delà des frontières de la Tunisie. La mort de Mohamed Bouazizi a en effet incarné, de manière tragique, la situation misérable d’une jeunesse précaire, sans avenir, sujette à la répression et à l’arbitraire de policiers reproduisant les pratiques clientélistes des clans au pouvoir, en exigeant des bakchichs pour « fermer les yeux » sur des pratiques illégales aux yeux de la bureaucratie administrative.

Extrême pauvreté, inégalités sociales, chômage de masse chez les jeunes, mainmise des dirigeants et de leurs proches sur les richesses nationales, poids du clientélisme et persistance de l’autoritarisme : c’est la conjonction – et la persistance – de ces facteurs qui expliquent le soulèvement régional, et pas uniquement l’absence de démocratie politique. Si des revendications de type démocratique ont bien été mises en avant, les analyses réduisant les aspirations populaires à la demande d’élections libres et de pluralisme politique étaient erronées. La labellisation « printemps », en référence notamment aux « printemps démocratiques » de 1848, a participé de la diffusion de cette illusion d’optique marquée d’un fort tropisme occidental : « le « printemps arabe », dans l’esprit de la plupart de celles et ceux qui ont utilisé cette expression au début du soulèvement, ne désignait pas une phase particulière dans un cycle ouvert de saisons révolutionnaires, où l’automne et l’hiver devaient succéder au printemps et à l’été. Il s’agissait plutôt dans leur esprit d’une mutation politique limitée dans le temps. Pour employer un terme filant la même métaphore, certains ont cru assister à la « floraison » tant attendue de la démocratie dans la région arabophone. »2

Polarisation réactionnaire

Mais les racines profondes du soulèvement interdisaient tout raccourci, et les expériences tunisienne et égyptienne, avec l’organisation d’élections pluralistes, ont rapidement montré que le changement d’équipes au pouvoir ne pouvait suffire à stabiliser la situation. Les politiques économiques et sociales conduites par les Frères musulmans égyptiens et Ennahdha en Tunisie, qui s’inscrivaient dans la continuité de celles de leur prédécesseurs, n’ont pas répondu aux aspirations des populations et, en l’absence d’alternative progressiste indépendante, ont contribué à précipiter le retour de secteurs de l’ancien régime, par la voie électorale en Tunisie et par la force en Egypte.

Tel est en effet l’un des traits saillants des développements régionaux depuis 2011, y compris dans les pays où aucune élection n’a été organisée : la seule opposition suffisamment organisée et implantée pour se poser en alternative à des régimes fragilisés par l’onde de choc révolutionnaire est une force… contre-révolutionnaire. Les courants progressistes, affaiblis par des décennies de répression, se sont retrouvés au mieux spectateurs des rivalités entre les deux pôles contre-révolutionnaires et, au pire, forces d’appoint pour l’un ou l’autre des deux pôles.

A l’échelle de la région, on a ainsi progressivement assisté à une polarisation réactionnaire entre, d’une part, anciens régimes et, d’autre part, intégrisme islamique dominé par les Frères musulmans, ce qui a posé une chape de plomb sur les aspirations des soulèvements de 2010-2011, les politiques des puissances régionales et internationales contribuant à alimenter cette polarisation. Pour les Etats-Unis, les Frères musulmans sont ainsi tout d’abord apparus comme un possible « plan B » pour endiguer les aspirations révolutionnaires et assurer, aux côtés de secteurs des anciens régimes, une « transition dans l’ordre » ne remettant pas en cause l’ordre socio-économique régional. La Russie s’est essentiellement investie en Syrie, dans un soutien sans faille à son principal allié régional Bachar al-Assad, qui a atteint son paroxysme avec une intervention militaire directe depuis 2015. La France s’est pour sa part illustrée par une politique erratique, oscillant entre soutien aux anciens régimes, participation directe ou indirecte à des interventions militaires, changements d’alliances et opportunisme militaro-commercial.

Les anciens régimes (et leurs alliés) à l’offensive

Les puissances régionales, si elles ont eu pour préoccupation commune de s’opposer aux aspirations progressistes du soulèvement, ont adopté des stratégies divergentes, voire contradictoires. Ainsi, si le Qatar, suivi dans un premier temps par la Turquie, a largement appuyé les Frères musulmans, de leur côté l’Arabie saoudite et ses satellites émiratis ont fourni leurs services aux anciens régimes – à l’exception notable du pouvoir alaouite de Damas –, offrant symboliquement l’asile politique à Ben Ali ou soutenant politiquement et financièrement la restauration brutale du régime militaire en Égypte. En raison des contextes nationaux complexes, le Qatar et l’Arabie saoudite se sont parfois retrouvés du même côté, comme au Yémen ou en Syrie, tout en ayant chacun leur allié local privilégié. Mais la confrontation entre ces deux pôles de la réaction régionale demeure : elle est aux sources du blocus contre le Qatar, mis en œuvre en juin 2017 à l’initiative des Saoudiens galvanisés par l’écho de leur position « radicale » auprès de l’administration Trump qui, contrairement à l’administration Obama, ne fait montre d’aucun intérêt pour la stratégie qatarie.

L’année 2013, marquée par un accroissement de l’intervention militaire iranienne en Syrie, destinée à sauver un régime Assad aux abois, et par le coup d’État militaire en Égypte, a été une année charnière du mouvement de restauration des anciens régimes. En effet, tandis que l’appui militaire iranien massif à Assad a renforcé la disproportion des rapports de forces militaires sans la moindre réaction de la « communauté internationale », le renversement du président égyptien Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, a conforté des secteurs de l’ancien régime, entre autres en Libye ou au Yémen, déterminés à revenir au pouvoir. La chute de Morsi a par ailleurs considérablement affaibli, à l’échelle régionale, les Frères musulmans, précipitant la chute, à l’hiver 2013-2014, d’un gouvernement Ennahdha de plus en plus contesté en Tunisie. La conjonction de l’accroissement de la militarisation du conflit syrien et de l’échec de l’intégrisme islamique « institutionnel » a en outre renforcé l’aura des courants djihadistes, au premier rang desquels l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui proclame en juin 2014, sous le nom État islamique, le rétablissement du califat.

La contre-révolution : un processus… inachevé

Depuis lors, la descente aux enfers se poursuit : alliance des forces contre-révolutionnaires en Tunisie, restauration autoritaire en Égypte, désintégration de la Libye, conflits sanglants au Yémen et en Syrie… Les rivalités entre les pôles contre-révolutionnaires n’ont pas mécaniquement ouvert d’espace pour les forces progressistes, et ces dernières sont aujourd’hui bien souvent davantage dans une stratégie de survie que de développement. Qui plus est, l’évolution de la situation nous rappelle que la contre-révolution n’est pas un retour aux conditions qui préexistaient au soulèvement révolutionnaire : « une contre-révolution n’est pas une révolution en sens contraire (une révolution inversée), mais le contraire d’une révolution, non pas un événement symétrique à l’événement révolutionnaire, mais un processus ».3 Un processus qui passe non seulement par la destruction des acquis, aussi maigres soient-ils, du soulèvement révolutionnaire, mais aussi par l’annihilation préventive des conditions de possibilité d’un nouveau soulèvement.

Si la lucidité nous oblige à nous abstenir de tout pronostic optimiste, il serait toutefois réducteur de résumer la configuration régionale actuelle à celle d’un écrasement définitif du soulèvement. La contre-offensive réactionnaire, incapable d’éteindre l’incendie régional, n’a pas été capable de stabiliser la situation et de produire un « nouvel ordre » consolidé et un tant soit peu légitime. La fébrilité du régime marocain face aux mobilisations dans le Rif est l’illustration la plus récente du fait qu’un nouvel espace s’est ouvert pour des mouvements de contestation politique et sociale d’ampleur, et que la brèche est loin de s’être refermée. Il n’y aura pas de retour à la situation antérieure à l’hiver 2010-2011 : c’est sur ce bouleversement régional toujours en cours, et à l’issue incertaine, que nous nous proposons de revenir dans ce dossier.

Julien Salingue

1. Samir Amin, « Défis et luttes dans le monde arabe », in Samir Amin et Ali El Kenz, « Le monde arabe. Enjeux sociaux – Perspectives méditerranéennes », Paris, L’Harmattan, collection Forum du Tiers-Monde, 2003, page 12.

2. Gilbert Achcar, « Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe », Paris, Actes Sud, 2017, pages 15-16.

3. Daniel Bensaïd, préface à l’« Introduction au marxisme » d’Ernest Mandel, Editions Formation Léon Lesoil, Bruxelles, 2007.