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Tunisie : De Victimes à Accusé(e)s

D 10 juillet 2017     H 05:59     A Human Rights Watch     C 0 messages


L’accusation d’outrage à fonctionnaire utilisée comme représailles contre les citoyen(ne)s

Les Tunisiens et Tunisiennes qui portent plainte contre la police pour ses agissements s’exposent à des représailles et peuvent se retrouver accusés d’outrage aux forces de l’ordre, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
Human Rights Watch a déterminé que des poursuites judiciaires ont été ouvertes contre des personnes ayant porté plainte ou annoncé leur intention de le faire après avoir été insultées ou agressées ou après avoir fait l’objet d’arrestations arbitraires. Les victimes présumées de ces abus sont visées par le chef d’inculpation d’« outrage à un fonctionnaire public dans l’exercice de ses fonctions », lequel prévoit une peine de prison pouvant aller jusqu’à un an, en vertu de l’article 125 du code pénal tunisien. Le Parlement devrait réformer cette loi, a recommandé Human Rights Watch.
« Le chef d’inculpation d’outrage à la police a été souvent utilisé pour intimider les citoyens qui osent se plaindre du comportement des policiers », a déclaré Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch.

« La démocratie naissante en Tunisie devrait encourager les plaintes fondées et crédibles contre tout comportement répréhensible des forces de l’ordre, au lieu de les punir. »

Lors d’une affaire récente, Salam et Salwa Malik, deux journalistes, ont été condamnés en mai 2017 à six mois de prison, une peine commuée par la suite en amende. Ils ont été accusés d’outrage à la police lors d’un raid mené à leur domicile en vue d’arrêter leur frère, au cours duquel un policier a menacé d’« exploser » leur neveu de sept ans. Pour les condamner, le juge s’est exclusivement basé sur la déclaration de police, que les Malik ont contestée.

En 2012, les autorités ont poursuivi en justice une avocate des droits humains, Mariem Mnaouer, et en 2014, une blogueuse, Lina Ben Mhenni, pour des affaires distinctes d’« outrage » à un fonctionnaire de l’État, peu après que les deux femmes ont porté plainte contre des policiers pour violences, une accusation étayée par les rapports de médecins légistes qui ont confirmé la présence de lésions. Malgré de nombreuses audiences, leurs procès sont toujours en cours.

Human Rights Watch craint que les autorités ne se servent de ce chef d’inculpation pour étouffer les plaintes ou lancer des représailles lorsque le comportement des policiers est dénoncé. Les poursuites entamées contre les plaignants se fondent principalement, voire complètement, sur les déclarations des agents d’application des lois.

Dans quatre des huit cas documentés par Human Rights Watch, le pouvoir judiciaire a donné une suite rapide à la plainte déposée par les policiers, contrairement à celles de leurs victimes présumées. Dans quatre autres cas, le tribunal a examiné conjointement les plaintes de la police et des citoyens dans le cadre d’une seule affaire, mais la procédure a été lente.

Le Parlement tunisien devrait abroger l’article 125 du code pénal en raison des divers dangers qu’il fait peser sur les droits humains, a préconisé Human Rights Watch. L’absence dans le droit tunisien d’une définition de ce qui constitue un outrage en vertu de cet article donne aux autorités une latitude considérable pour son interprétation et pour criminaliser la liberté d’expression légitime. En outre, l’application abusive de cette loi empêche les individus d’exercer leur droit de recours lorsqu’ils estiment avoir été maltraités par la police.

En attendant l’abrogation de l’article 125, les procureurs et les juges devraient examiner minutieusement les chefs d’inculpation invoqués en vertu de cette disposition, à la lumière du contexte complet, y compris pour déterminer si les parties accusées ont porté plainte contre des policiers avec qui elles ont été en contact. Procureurs et juges devraient examiner avec diligence, et évaluer de façon impartiale, les éléments de preuve autres que les déclarations des policiers faisant état d’« outrage ».

Dans certains cas, l’échec des autorités tunisiennes à prévenir des représailles contre les plaignants pourrait constituer une violation des obligations de la Tunisie en vertu de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ce traité, auquel la Tunisie est partie, exige que « des mesures [soient] prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins [dans les affaires de torture ou impliquant d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants] contre tout mauvais traitement ou toute intimidation en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite. » (Article 13).

Le Comité des droits de l’homme de l’ONU, dans son Observation générale sur l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a de son côté conclu : « Le simple fait que des formes d’expression soient considérées comme insultantes pour une personnalité publique n’est pas suffisant pour justifier une condamnation pénale […]. De plus, toutes les personnalités publiques, y compris celles qui exercent des fonctions au plus haut niveau du pouvoir politique, comme les chefs d’État ou de gouvernement, sont légitimement exposées à la critique et à l’opposition politique. »