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Tunisie : Faire barrage aux revanchards du passé

D 8 juin 2014     H 05:57     A CRLDHT     C 0 messages


Pas moins de 130 affaires pénales visant les jeunes accusés, entre autres, d’avoir mis le feu à des « locaux de souveraineté » durant la révolution, soit entre le 17 décembre et le 14 janvier 2011. Cinquante jeunes, hier encore flattés des journées d’insurrection, croupissent aujourd’hui en prison. Et chaque jour apporte son lot d’arrestations à Menzel Bouzayane, Jelma, Thala, Kébili, Tunis, Menzel Chaker, Djerba… Pourtant, les poursuites relatives aux « évènements de la révolution » sont censées être caduques depuis la loi d’Amnistie générale (voir Es-Sabah, 20 mai 2014)…

Des agressions contre les journalistes et photographes, auxquels on arrache le matériel professionnel, une journaliste arrêtée pour avoir prétendument « provoqué des troubles », en fait parce qu’elle a interrogé des passants à Tunis sur ce qu’il pensent de la libération de Ali Sériati, ancien responsable de la Sécurité présidentielle, accusé dans l’affaire des martyrs et des blessés de la Révolution (voir communiqué du Syndicat national des journalistes, 17 mai 2014)…

Les violences contre les militants politiques et associatifs et l’instrumentation des poursuites judiciaires pour intimider les récalcitrants, qui continuent de plus belle…

Des cas isolés ? Rien n’est moins sûr.

On assiste bel et bien à un retour du passé : d’abord, des figures emblématiques de l’ancien régime reviennent sur l’avant-scène profitant de l’impunité et de l’enlisement d’une justice transitionnelle évoluant au gré des calculs politiciens et des marchandages partisans… On assiste ensuite à la systématisation du recours aux méthodes sécuritaires de l’ancien régime : après les démonstrations miliciennes ou policière de 2012, à Siliana, du côté de la place Mohamed Ali ou sur l’Avenue Bourguiba, on s’attaque aujourd’hui ouvertement aux rassemblements et s’en prend aux manifestants avec la volonté évidente de les empêcher de témoigner, comme en témoigne la brutalité avec laquelle a été réprimée l’action de protestation des jeunes contre l’arrestation d’Azyz Amami et de Sabri Ben Mlouka le 17 mai 2014.

Outre les manifestants, ce jour là la violence de la police a ciblé également les journalistes et les militants des droits de l’Homme :

Ainsi de Choukri Dhouibi, membre du Bureau directeur de la LTDH, envoyé sur place par la Ligue afin d’accomplir un devoir d’observation et qui ne participait pas au mouvement de protestation. Ces détails là les « forces de l’ordre » n’en ont cure et Chokri apprendra à ses dépens ce que la Ligue, son histoire et son rôle valent aux yeux des agents préposés à notre sécurité qui l’ont molesté et abreuvé des vulgarités que nous ne connaissons que trop et qui appartiennent à un temps que l’on croyait révolu.

De même pour le journaliste Jalel Ferjani : il essayait de photographier l’arrestation d’une blogueuse le jour de la manif du 17 mai lorsqu’il a reçu un coup par derrière ; et à peine s’est-il retourné, l’agent qui l’avait agressé lui a arraché son appareil et l’a détruit sous ses yeux, selon le témoignage recueilli par le Centre tunisien de liberté de la Presse (17 mai 2014).

Un constat s’impose, massif comme une évidence. C’est la jeunesse de la Révolution qui est visée ! Les jeunes qui ont tout bousculé, qui ont tout rendu possible. Celles et ceux qui nous ont sorti du circuit étroit des protestations des partis, des actions de résistances aphones des associations bridées par l’encerclement. Celles et ceux qui sont sortis dans la rue et affronté la machine à réprimer de Ben Ali…

C’est cette jeunesse qui a étonné le monde, par son audace à défier la technologie du tout sécuritaire, et par son inventivité sur les réseaux sociaux (FB et twitter) bien sûr mais aussi par mille autre expressions de rue pour dire l’irrépressible désir d’égalité, de démocratie et de liberté… Loin des dogmes et des idéologies de papa…

Ces jeunes s’appellent Lina Mheni, Amel Methlouthi… et tant d’autres prénoms, noms et surnoms…

Ben Ali a bien essayé de brouiller leur activisme, en vain, il mit alors en branle les vieilles méthode de la répression tous azimuts… On connait la suite.

Parmi ces jeunes, le nom de Azyz Amami claque comme un emblème. Ce blogueur dont les images instantanées de l’insurrection faisaient hier le tour de la toile, et qui est arrêté pour… détention de stupéfiants, qui est-il au fond ?

Ce jeune homme, révolutionnaire de la première heure ne s’est pas retiré, n’a pas baissé les bras face à la médiocrité des débats ou aux polémiques stériles avant, pendant et après les élections… Il a continué son bonhomme de chemin, avec ses compagnons de la première heure…

Considérant que tous les jeunes emprisonnés après la révolution, les Jabeur, Nasreddine, Weld el Kinz et tous les autres… sont des prisonniers de guerre… Et lorsque les arrestations des jeunes de la révolution accusés d’avoir mis le feu à des locaux de police ont commencé, il a été parmi les initiateurs de la campagne : « moi aussi, j’ai brûlé un poste ». Et, personne en Tunisie n’était dupe lorsqu’il a été arrêté, son véritable délit, c’était cette initiative… car on assiste, au pays de la révolution, à une campagne contre les enfants de la révolution, une battue policière contre les tombeurs du régime policier de Ben Ali. Une campagne qui cible précisément les figures qui n’ont pas abdiqué la lutte, avec l’audace et la détermination des premiers jours…

Curieux retour des choses : comme au bon vieux temps de la dictature, la main lourde de la loi s’abat sur les adversaires du pouvoir, les impénitents de la révolution qui ont toujours les yeux rivés sur les objectifs de l’insurrection du 17 au 14…

Qui ne se souvient que Ben Ali n’a jamais reconnu, tout au long de son règne, l’existence de prisonniers politiques, ni avoir jamais poursuivi des opposants ? Qui ne se souvient que « les mandats de dépôt » étaient souvent prêts avant même l’arrestation des victimes. Sans parler des « convocations » aux locaux de la police. Comme le résume en substance Taoufik Ben Brik - autre figure qui a défié l’ancien régime par sa grève de la faim qui a inauguré tout un cycle de résistance – la « convocation est la métaphore de la dictature ». Rappelons que ce dernier vient d’être convoqué par la Brigade de recherche de la Garde nationale à l’Aouina à la suite d’une plainte d’un syndicat de la sécurité de Béjà déposée le 6 novembre 2012.

Et maintenant ?

Il y a bien un syndrome d’une restauration plus qu’inquiétante pour l’opinion et pour les organisations de la société civile :

· le retour en force de figures hautement symboliques du régime de Ben Ali,

· la grande « clémence » des peines prononcées contre les responsables de la Sécurité impliqué dans les affaires de tirs contre les martyrs et les blessés de la Révolution,

· La recrudescence des vieilles méthodes sécuritaires et la répression systématique des manifestations pacifiques,

· L’arrestation de dizaines de jeunes révolutionnaires, des années après les événements ».

Tous ces indicateurs sont-il annonciateurs d’un retour du passé ?
Ce qui est indubitable, c’est que la lutte entre les forces du passé, qu’elle se manifestent sous la forme de réflexes sécuritaires ou d’arrogance politique et partisane, et les forces du changement qui s’accrochent au grand dessein de la liberté, de la démocratie et de la justice, ne s’est jamais arrêtée, par delà les vicissitudes de la situation économique et la stérilité des tiraillements politiques.

Il incombe aux forces démocratiques et aux associations de la société civile, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Tunisie, de se mobiliser contre la restauration qui menace une révolution qui a étonné le monde par son déroulement et la clarté de ses revendication. Il s’agit, pour commencer, de faire front pour le respect de la loi, dont l’application doit échapper aux calculs politiciens et à la tentation permanente d’être utilisée contre les adversaires du pouvoir exécutif en place.

Le CRLDHT poursuivra son action en coordination avec les organisations nationales et internationales afin d’enquêter sur la situation des libertés en Tunisie.

Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie

Paris, Tunis, 27 mai 2014