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Tunisie : Mauvais traitements généralisés en vertu de la loi contre la drogue

D 3 avril 2016     H 05:53     A Human Rights Watch     C 0 messages


Un nouveau projet de loi sur les stupéfiants réduirait les peines pour usage de drogues sans toutefois répondre à toutes les préoccupations en matière de droits humains suscitées par la loi actuelle, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Les autorités tunisiennes devraient réviser la loi afin d’éliminer toutes les peines de prison pour usage ou possession de drogues dans un but récréatif.

Le rapport de 33 pages, intitulé : « ‘All This for a Joint’ : Tunisia’s Repressive Drug Law and a Roadmap for Its Reform » (« "Tout ça pour un joint” : La loi répressive sur la drogue en Tunisie et comment la réformer »), documente les violations des droits humains ainsi que les lourdes conséquences sur le plan social résultant de l’actuelle loi draconienne sur les stupéfiants, en vertu de laquelle des milliers de Tunisiens sont condamnés chaque année à des peines de prison simplement pour consommation ou possession de petites quantités de cannabis pour usage personnel. Le 30 décembre 2015, le gouvernement a approuvé et transmis au Parlement un projet de révision de la loi sur les stupéfiants. Le Parlement n’a pas encore fixé de date pour le débat et le vote relatifs à ce projet de loi.

La Tunisie dispose d’une législation sur les drogues qui est extrêmement sévère.

Human Rights Watch a mené des entretiens avec 47 personnes qui ont purgé des peines de prison en vertu de la loi sur les stupéfiants, y compris de jeunes habitants de quartiers défavorisés de diverses villes, des étudiants, des artistes et des blogueurs. L’organisation a également interviewé des responsables de l’État et des avocats qui ont défendu des personnes poursuivies en vertu de la loi sur les stupéfiants, et examiné 20 dossiers d’affaires de drogues, y compris des rapports de police et des décisions judiciaires.

Si vous fumez un joint en Tunisie, vous risquez d’être arrêté, battu par la police, contraint à faire un test d’urine et finalement condamné à un an de prison dans une prison surpeuplée avec des criminels endurcis comme compagnons de cellule. Si la Tunisie réussit sa réforme de la loi sur les stupéfiants, ce pays pourrait devenir un modèle pour la région.
Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis

La loi n° 92-52 relative aux stupéfiants (« Loi 52 »), adoptée en 1992, impose une peine minimale obligatoire d’un an de prison pour toute personne reconnue coupable d’utilisation ou de possession d’une drogue illicite, y compris le cannabis. Les récidivistes risquent une peine minimale de cinq ans de prison. Même dans les cas impliquant la possession d’un seul joint, les juges n’ont pas le pouvoir d’appliquer des peines alternatives à l’incarcération telle que des travaux d’intérêt général ou d’autres peines administratives.

En décembre 2015, 7 451 personnes ayant fait l’objet de poursuites pour des infractions liées à la drogue se trouvaient dans les prisons de Tunisie, dont 7 306 hommes et 145 femmes, selon l’Administration générale des prisons et de la réhabilitation du ministère de la Justice. Environ 70% de ces personnes – soit environ 5 200 personnes – ont été reconnues coupables d’utilisation ou de possession de cannabis, connu en Tunisie sous le nom de « zatla ». Les infractions relatives aux drogues représentaient 28 % de la population carcérale totale de l’État.

S.T., 28 ans, a déclaré qu’il s’était senti « brisé » après avoir passé cinq mois en prison en 2014 pour usage de cannabis avant d’être gracié. Il ajoute : « Quand j’en suis sorti, les gens me regardaient comme si j’étais un criminel. Quelqu’un qui a purgé une peine de prison est toujours considéré comme un criminel. »

Human Rights Watch a documenté la façon dont l’application de la loi sur les stupéfiants a entraîné de graves violations des droits humains. Les personnes interviewées ont mentionné des passages à tabac et un comportement insultant des policiers pendant l’arrestation et l’interrogatoire, des mauvais traitements durant les tests d’urine et des perquisitions de domiciles en l’absence de mandat judiciaire. Le faible critère de suspicion requis conformément à la loi avant que la police ne place une personne en état d’arrestation accorde à la police un pouvoir discrétionnaire de détenir les gens en garde à vue sans preuves suffisantes et puis de de les contraindre souvent dans la pratique à prendre des tests d’urine afin de voir ce que les tests vont révéler.

Une fois déclarée coupable, une personne dont le seul « crime » est d’avoir fumé un joint se trouvera enfermée dans de très mauvaises conditions, avec des criminels endurcis dans une cellule tellement bondée que les prisonniers doivent se relayer pour dormir, ou bien sur le sol, ou bien à deux sur un matelas. Après leur remise en liberté, ils doivent subir le fardeau de leur casier judiciaire tout en affrontant un marché de travail déjà assez dur.

Le projet de loi abolit les peines de prison pour les personnes arrêtées une première et deuxième fois dans toutes les affaires de possession de drogues pour usage personnel ainsi que les condamnations obligatoires pour les récidivistes. Il accorde également aux juges le pouvoir discrétionnaire d’imposer des peines alternatives et met davantage l’accent sur les services de traitement.

Mais le projet de loi contient des dispositions susceptibles de violer le droit à la liberté d’expression et à la vie privée. Il ajoute une nouvelle infraction de « incitation à commettre des infractions liées à la drogue. » Cette disposition, telle qu’elle est rédigée, pourrait être utilisée pour poursuivre les membres de groupes qui militent pour la dépénalisation des drogues, ainsi que les rappeurs et chanteurs dont les chansons parlent de drogues, les organisations fournissant des services visant à réduire les dommages liés à la drogue et autres personnes s’exprimant pacifiquement sur les drogues.

En outre, en maintenant l’option des peines de prison pouvant aller jusqu’à un an pour l’usage et la possession répétés de drogues illicites, le projet de loi ne tient pas compte des appels des experts internationaux en matière de droits humains et de santé qui exhortent les États à éliminer les peines privatives de liberté pour usage ou possession de drogues. Les gouvernements ont un intérêt légitime à la prévention des dommages sociétaux causés par les drogues. Cependant, criminaliser l’usage récréatif des drogues interfère avec le droit des personnes à la vie privée.

« Le nouveau projet de loi reconnaît tacitement les lourdes conséquences sur le plan social que la loi actuelle fait subir aux Tunisiens », a conclu Amna Guellali. « Le Parlement devrait aller au bout de la logique en éliminant toutes les peines de prison pour usage personnel de drogue ou possession de drogues pour usage personnel. »