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Décès des hépatites en Afrique, The Lancet a t-il suffisamment analysé les données de l’Ihme ?

D 31 août 2016     H 05:45     A Bertrand Livinec     C 0 messages


L’important n’est pas de savoir si les hépatites constituent la 10ème, la 7ème ou même la 5ème cause de mortalité dans le monde, mais bien de connaître la vérité sur les données épidémiologiques et de mortalité dans chaque pays. C’est sur cette base que les stratégies nationales de santé sont élaborées en réponse. Or, si l’Afrique est tant en retard dans la lutte contre les hépatites, c’est bien parce que les acteurs internationaux n’ont pas considéré cette pandémie comme prioritaire, contrairement au Vih, à la tuberculose et au paludisme pris par exemple en compte par le Fonds Mondial et autres organisations.

Le 6 juillet 2016, la revue médicale de référence The Lancet publiait une étude de chercheurs de l’Imperial College de Londres et de l’Université de Washington (1) mettant en avant le nombre plus élevé de décès des hépatites dans le monde, plus important que celui du Vih ou encore de la tuberculose. Cette publication a fait l’objet d’une large diffusion dans la presse généraliste voire professionnelle, bien souvent sous l’intitulé « Les hépatites tuent davantage que le Vih ». Si cette publication donne le sentiment à première vue d’un scoop, il est nécessaire d’analyser les résultats selon la qualité des systèmes épidémiologiques des différentes régions du monde.

La fiabilité des données en Afrique en question ?

Tout d’abord, les chercheurs s’appuient sur les données de 2013 du Global Burden of Disease (Gbd), qui donne des estimations par pays des principales causes de mortalité) produit par l’Institute of Health Metrics and Evaluation (Ihme, financé par la fondation Gates) déjà publiées en 2013. Ils font alors passer de manière mécanique les hépatites devant le Vih en nombre de décès du fait de la baisse estimée de décès du Vih dans l’intervalle, tandis que le nombre de décès des hépatites n’a pas été réévalué entre 2013 et 2016. On peut aussi rappeler au passage que les co-infections Vih-Hépatites sont une source de forte surmortalité.

Ensuite, suggérer que les hépatites tuent davantage que le Vih est une conviction que bon nombre d’acteurs indépendants de la lutte contre les hépatites avaient depuis très longtemps, mais dont les appels ont été largement ignorés par la communauté internationale de santé. Nous avions déjà eu l’occasion d’étudier en 2013 les mêmes données que celles utilisées pour la publication du Lancet en faisant ressortir plusieurs constats :

Les données de l’Ihme semblent plausibles sur tous les pays disposant de bons systèmes de santé (à savoir pays riches ou en développement avancé), avec en particulier des systèmes épidémiologiques assez fiables ;
les données de l’Ihme sont impossibles à vérifier sur les pays d’Afrique sub-saharienne du fait de l’absence de publication des ministères de la Santé de ces pays, les données de mortalité des hépatites sont souvent manquantes ou peu fiables, donc mal répertoriées. Cela traduit souvent la faiblesse des Etats et de leurs services publics.
Nos constats avaient déjà été développés dans un article fin 2013 (2) pour exiger une transparence sur les chiffres de mortalité en Afrique, ou encore fin 2014 lors d’une lettre ouverte au futur directeur régional de l’Oms en Afrique (3). Largement diffusées au sein de la communauté hépatites ou Vih, le manque de réaction a été patent.

Nous considérions en réalité que les données de mortalité de l’Ihme étaient difficilement compatibles avec les taux de prévalence aux hépatites constatés en Afrique subsaharienne, région de forte endémicité pour l’hépatite B et souvent pour l’hépatite C (avec des pointes très fortes pour le Cameroun ou encore la Guinée). En isolant les décès des hépatites B et C pour les pays subsahariens issus du Gbd 2013, et sauf erreur de notre part, nous obtenons environ 126 000 décès seulement par an en 2013, chiffre qui nous paraît peu compatible avec un nombre de personnes infectées pouvant être estimé entre 80 et 120 millions en se basant sur les données épidémiologiques de chaque pays.

Si The Lancet suggère à travers l’analyse du Gbd 2013 que les hépatites tuent environ 1,4 millions de personnes par an, nous pensons que les données de l’Ihme occultent probablement plusieurs centaines de milliers (chiffre encore très difficile à estimer) de décès en plus, en provenance d’Afrique sub-saharienne. A ce stade, nous estimons que la publication a peut être manqué d’esprit critique sur la qualité des données utilisées. Jusqu’à preuve du contraire et faute de démonstration probante, nous considérons donc que le chiffre annoncé par The lncet des décès des hépatites dans le monde reste sujet à spéculation. Enfin comparer le nombre de décès entre 1990 et 2013 reste encore une fois très discutable si la qualité des outils épidémiologiques diffèrent largement entre ces deux dates.

Faire preuve de transparence au nom de la santé publique

Le meilleur moyen de démontrer la qualité des données utilisées dans l’étude qui nous intéresse, serait que The Lancet demande aux chercheurs impliqués une publication exhaustive et détaillée de toutes les données utilisées par l’Ihme concernant l’ensemble des pays d’Afrique sub-saharienne. Il faudrait aussi préciser quelles sont les tables épidémiologiques et de mortalité utilisées en 1990 et en 2013 ainsi que les algorithmes et calculs effectués pour obtenir les décès présentés dans le G. Une fois cette transparence obtenue, ces données et calculs devraient être expertisés par les spécialistes nationaux indépendants des hépatites des pays africains qui à l’heure actuelle n’ont pas à notre connaissance les moyens de vérifier les données de l’Ihme pour leurs propres pays. Faute de cette transparence et de ces vérifications, nous estimons que les données de l’Ihme sont ainsi sujettes à caution. L’important est de nous assurer que nous ne sommes pas en face de ce que le professeur de psychopathologie Roland Gori appelle les fausses objectivités formelles et quantitatives.

Car en définitive, l’important n’est pas de savoir si les hépatites constituent la 10ème, la 7ème ou même la 5ème cause de mortalité dans le monde, mais bien de connaître la vérité sur les données épidémiologiques et de mortalité dans chaque pays. C’est sur cette base que les stratégies nationales de santé sont élaborées en réponse. Or, si l’Afrique est tant en retard dans la lutte contre les hépatites, c’est bien parce que les acteurs internationaux qui ont la haute main sur les orientations de santé en Afrique n’ont pas considéré cette pandémie comme prioritaire, contrairement au Vih, à la tuberculose et au paludisme pris par exemple en compte par le Fonds Mondial et autres organisations.

Qui dit peu d’investissements en recherche, dit peu de données fiables, ce qui se traduit in fine par une sous-estimation des décès (ce qui est notre hypothèse à travers l’étude du Gbd 2013). C’est un cercle vicieux, la tutelle étrangère en matière de santé a largement handicapé les pays africains pour qu’ils s’attaquent à leurs priorités qui sont différenciées d’un pays à l’autre, les responsables africains en santé ont par ailleurs insuffisamment écouté leurs experts nationaux qui tiraient pourtant la sonnette d’alarme.

Des recommandations pour la vaccination et les traitements qui vont dans le bon sens

Si la publication recommande une meilleure vaccination contre l’hépatite B, nous ne pouvons qu’y souscrire. Malheureusement, l’Afrique sub-saharienne et bien que les taux de prévalence y soient très élevés reste le parent pauvre avec un schéma vaccinal souvent bancal sur la plupart des pays. Cela fait plus de 15 ans que l’Oms recommande de vacciner dès la naissance (4), or de nombreux pays africains ne vaccinent encore qu’à partir de six semaines, laissant une fenêtre d’entrée pour la transmission verticale mère-enfant. La fondation Gates a une très forte influence financière sur Gavi (Alliance Globale pour les Vaccins et l’Immunisation), principale organisation dans le financement des vaccins en Afrique. Ceci mérite débat et la fondation Gates pourrait, du fait de son influence majeure dans la santé mondiale, y mettre de la cohérence.

Pour les traitements, les chercheurs précisent qu’ils sont trop chers, ce qui est exact. A l’occasion de la journée mondiale des hépatites (28 juillet), nous invitons ainsi la World Hepatitis Alliance qui défend les patients sur le plan international, de montrer son indépendance vis à vis de ses sponsors pharmaceutiques en exigeant une réduction drastique du prix des traitements. L’économie de la santé est désormais bousculée, avec un poids croissant des dépenses issues des maladies chroniques hors contrôle et des prix de plus en plus excessifs des innovations. Ce type de plaidoyer pour réduire les prix a déjà été fait par de nombreux acteurs indépendants, notamment en France en particulier à propos du Sovaldi contre l’hépatite C, les principales organisations intéressées sur le plan international devraient donc logiquement se joindre au mouvement en marche. Faute de traitements disponibles et/ou accessibles en Afrique, comparativement à d’autres continents, chacun comprendra que les taux de décès dus aux hépatites y sont forcément plus élevés pour les porteurs chroniques.

La World Hepatitis Alliance est partenaire de l’OMS depuis 2011, cette dernière elle même partiellement financée par la fondation Gates et qui a par ailleurs a tissé un partenariat avec l’Ihme en mai 2015, le justifiant notamment par « des statistiques sanitaires exactes ont le fondement d’un système de santé » (5). En tant que principale organisation internationale de santé, il serait souhaitable que l’Oms nous donne aussi son avis formel sur le Gbd 2013 pour l’Afrique sub-saharienne (ce point spécifique est connu de l’Oms depuis de nombreuses années, idem pour la World Hepatitis Alliance) d’une part et qu’elle publie ses propres statistiques de décès par pays. Que tout le monde travaille en partenariat avec tout le monde est parfait, à condition que les statistiques sanitaires de base soient produites de manière transparente et soient correctement estimées avec un juste esprit critique au sein de chaque organisation.

Nous pourrions également nous poser la question de savoir comment une agence comme l’Agence Nationale de Recherche sur le sida en France (Anrs), depuis 1988 et les Hépatites depuis 1999 peut développer des programmes sur les hépatites en Afrique si elle ne dispose pas de statistiques fiables des décès. Sur son site, l’Anrs suggère 2 millions de décès rien que sur l’hépatite B par an dans le monde (6) soit bien plus que l’Ihme ou l’Oms. Comment ce nombre a bien pu être estimé, combien de décès en Afrique sub-saharienne ? Nous demandons donc à l’Anrs de détailler publiquement pays par pays les 2 millions de décès de l’hépatite B qu’ils ont évalué avec leurs équipes et également de challenger les données de l’Ihme. Nous ne pouvons hélas constater, malgré de très nombreuses interrogations depuis des années, que les chiffres de décès sur les hépatites continuent à être incohérents suivant les organisations internationales de santé et cela pose un problème de crédibilité.

Quand les chiffres de santé ne sont pas fiables, les politiques de santé sont alors sujettes à caution. On ne peut qu’être surpris de voir qu’au Mali, pays pourtant de forte endémicité à l’hépatite B, le Plan décennal de développement sanitaire et social pour la période 2014-2023 (7), ne mentionne toujours pas les hépatites qui tuent certainement bien plus que le Vih qui lui est l’objet de fortes attentions.

Finalement, cette publication est probablement une bonne occasion de montrer que sous l’apparence d’un scoop, peu de choses ont véritablement changé depuis de nombreuses années, en particulier dans la lutte contre les hépatites. L’Afrique semble encore une fois oubliée, les initiatives locales restant les plus efficaces même si leur accès à la communication internationale est trop faible. Nous ne pouvons qu’une fois de plus recommander à chaque ministère de la Santé en Afrique de produire ses propres statistiques de santé (et si nécessaire à challenger les publications médicales internationales), et à partir de là de développer ses propres stratégies de santé.

La leçon que nous pourrions aussi tirer de cette affaire c’est qu’il faille se méfier de la « rationalité scientifique » issue de super calculateurs et d’algorithmes complexes, en particulier lorsque des doutes forts existent sur la qualité des données de base.

Pour la Journée mondiale des hépatites, le 28 juillet 2016, cette publication de The Lancet pourrait faire naitre une polémique salutaire sur le cas des hépatites en Afrique, qui est un scandale sanitaire de grande envergure et masqué pendant de nombreuses années par des organisations et stratégies inadaptées. Ce sont des questions citoyennes, la transparence totale en matière de santé publique est une obligation minimale de la part des acteurs internationaux. Quitte par la suite à espérer qu’une réflexion plus profonde s’engage sur le fonctionnement des sociétés, des principes éthiques et moraux qui fondent les règles du jeu, et comment elles produisent leurs propres maladies, leurs statistiques épidémiologiques et leurs stratégies de santé qui en découlent, sans compter bien entendu les conflits d’intérêts qui restent particulièrement vifs dans le domaine médical.

Bertrand Livinec est Analyste en santé, ancien co-coordinateur de l’Initiative panafricaine de lutte contre les hépatites

Source : http://pambazuka.org/

Notes

1) Etude parue dans The Lancet : http://bit.ly/29jDUWP

2) Article paru en octobre 2013 demandant la transparence sur les chiffres de décès des hépatites : http://bit.ly/2ajRGWT

3) Lettre ouverte au futur directeur régional de l’OMS pour la région Afrique en octobre 2014 : http://bit.ly/2aretzs

4) Note de l’OMS pour la vaccination contre l’hépatite B dès la naissance : http://www.who.int/wer/2009/wer8440.pdf

5) OMS-Ihme, Un engagement pour améliorer l’information sanitaire mondiale : http://bit.ly/2aH9IGM

6) 2 millions de décès de l’hépatite B dans le monde selon l’Anrs : http://bit.ly/2aHb4kj

7) Plan Décennal de Développement Sanitaire et Social du Mali, 2014-2023 : http://faolex.fao.org/docs/pdf/mli147674.pdf