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L’accaparement des terres ou comment la loi expulse les gens de leurs terres

D 25 janvier 2013     H 05:41     A Tomaso Ferrando     C 0 messages


Pervertissant la vision classique du rapport de pouvoir public/privé, certains pays africains ont repris à leur compte le slogan d’un journal de l’Europe de l’Est lors d’une visite du Chancelier allemand en 1999 : "Nous pardonnons aux Croisés et attendons les investisseurs".[1] Comme l’a souligné Ulrich Beck " dans un contexte global où le capital est libre de circuler sans restriction et où la compétition entre pays est la règle plutôt que l’exception, la menace ne provient plus du risque d’être absorbé par le paradigme dominant, mais bien plus d’en être ignoré". Il n’est donc pas surprenant que, restreints aux plans économiques et idéologiques, les participants à la compétition globale pour les investissements, qui sont surtout subventionnés par des taux d’intérêts bas et par des alchimies financières, participent à une course globale régulatrice qui nivelle tout, où tout est à vendre y compris la terre.

En particulier, il y a deux façons légales qui permettent aux investisseurs d’acquérir différents droits sur la terre, dépendant de leurs homologues et du régime foncier du pays hôte. Sans faire de différence entre le droit public et le droit privé, ces deux mécanismes pourraient se nommer "accaparement public" et "accaparement privé". Indépendamment de la méthode choisie, les évènements actuels et la comparaison historique montrent que la terre, qu’elle soit expropriée, déclarée inoccupée, ou exposée à une compétition croissante entre les petits fermiers et les exploitants commerciaux, le fait que la population régionale est passée de 230 millions à 860 millions entre 1960 et 2010, que la terre cultivée per capita est de 0,3 hectare [2] et que la demande globale pour de la terre et sa production est loin de décroître, nous fait dire que le déplacement paradigmatique du petit paysan à l’agriculture industrielle, aura inévitablement un impact sur les pays à bas revenus, les plus pauvres, les plus vulnérables et les secteurs les plus marginalisés des populations. Si telle est la réalité des faits, l’histoire de l’Afrique montre que les déplacements et les migrations, surtout intra-régionaux, représentent la réponse aux risques présents ou perçus et c’est donc ce à quoi nous devons nous attendre.

Accaparement public des terres comme méthode d’expulsion directe

Considérant plus loin les détails de "l’accaparement public", qui sur la base des données disponibles semble plus diffus, [3], la terre, au centre de l’accord, est considérée par le pays hôte comme étant " publique ou nationale" en vertu de son propre ordre légal ou exproprié sur la base de "l’intérêt public" ou "de la nécessité publique". Dans les deux cas, des Etats souverains maximalisent leur pouvoir interne afin de définir le contenu et les limites de leur système légal interne. Ils donnent un sens à de grands concepts comme "domaine public" et développement, ou définissent clairement l’occupation légale et illégale, de terres occupées ou inoccupées, disponible ou indisponible et déterminent qui a le droit à un titre de propriété formel. La façon dont ces actes souverains sont menés peut ouvrir deux voies divergentes, deux extrêmes dont l’une peut aller vers le bien commun et l’autre vers une subordination totale aux besoins du marché global et des agents exogènes.

Ce que j’affirme ci-après, c’est que la souveraineté de plusieurs pays subsahariens, aux prises avec le dilemme du prisonnier et de l’homogénéisation idéologique, s’exerce de sorte à tendre vers cette dernière extrémité, tournant résolument le dos à la diversité légale et aux formes alternatives de développement.

QUELLE EST LA PART DU "PUBLIC" ET DE "L’INTERET" DANS INTERET PUBLIC ?

Prenons par exemple le rapport 2012 de Human Rights Watch sur la villagisation en Ethiopie, qui fournit une reconstitution dramatique du processus en cours de transfert qui a lieu dans la région de Gambella et au-delà de la frontière entre l’Ethiopie et la Somalie, sous les auspices du gouvernement éthiopien et son projet de villagisation pour le développement rural. Entrepris officiellement pour garantir à la population un "meilleur accès aux infrastructures socioéconomiques de base" […] et afin d’induire une transformation socioéconomique et culturelle de la population, le plan pour Gambella entre dans un programme plus vaste de transferts de population qui concerne 1,5 millions de personnes dans quatre régions (Gambella, Afar, Somali et Benighangul-Gumuz), dont plus de 100 000 personnes ont vécu ou vivent toujours dans la région de Gambella.

Sur la base des données contenues dans le rapport, la décision du gouvernement fédéral d’exercer son pouvoir souverain de façon aussi drastique sur la terre et la population [4] soulève sans aucun doute des questions concernant le respect des procédures nationales et internationales pour les transferts de population, l’existence d’un consentement préalable, libre et informé, de la population locale, le transfert accepté, l’efficacité du plan de compensation et la subordination des intérêts de la population aux intérêts des besoins et volontés des investisseurs globaux. Mais surtout, il démontre clairement le potentiel de la souveraineté comme moyen légitime de coercition de la population.

Bien que le rapport insiste peu sur la relation entre des développements agricoles à large échelle et les transferts de population et qu’il n’y a pas de connexion directe entre les 100 000 hectares de terre que le gouvernement fédéral a déjà loués à Karuturi Global LTD, [5] le cas de la région de Gambella apparaît d’ores et déjà comme emblématique d’une utilisation fonctionnelle des prérogatives souveraines. De fait, la Constitution éthiopienne octroie à l’Etat fédéral le pouvoir d’exproprier et de transférer des populations après avoir identifié et déclaré l’existence d’un objectif public. En particulier, la Proclamation 455/2000 a codifié, dans la législation fédérale, les dispositions constitutionnelles qui protègent la population d’expropriations injustifiées et garantissent le droit aux compensations. [6]. Plus précisément, la Proclamation no 455/200558 révèle la logique qui sous-tend l’expropriation et nous donne une image claire de comment la notion de développement comble la case vide de l’intérêt public et lui donne son sens.

Du point de vue des petits fermiers, l’objectif public est une arme à double tranchant qui, par le passé, a certainement été utilisé par certains gouvernements au profit des paysans locaux et des non propriétaires et contre les droits et intérêts des propriétaires terriens. Toutefois, ceci est maintenant devenu un moyen légitime de l’expulsion forcée, processus alimenté par des contraintes, une idéologie économique de marché et un cadre politique de la classe dirigeante. Le cas éthiopien, conjointement avec une série interminable de projets de développement qui ont été entrepris sur des terres inhabitées ou dont la population a été transférée de force, représente en fait l’exemple classique de la monopolisation de "l’objectif public" au nom du "développement", afin de poursuivre des objectifs qui sont clairement contraire au développement tel que prévu par le droit international.

Selon le rapport du Conseil Economique et Social des Nations Unies de 2004, "Review of progress and obstacles, implementation, operaliszation and enjoyment of the right to development", et sur la base de l’art.1 et du Préambule de la Déclaration au Droit au développement, celui est décrit comme une situation dans laquelle " tous les droits humains et les libertés fondamentales peuvent être pleinement réalisés". [7] Rechercher le développement plutôt que de poursuivre, ce qui n’est rien de plus qu’un processus économique, a permis à la population d’atteindre les droits et libertés déclinés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme dans leur totalité, comme un tout intégré.[8]. En d’autres termes, la quête du développement n’est pas une finalité qui justifie les abus et les violations, mais un processus qui doit être considéré comme un droit, une dialectique entre l’Etat et la population où tous les droits, c’est-à-dire sociaux et culturels ainsi que civil et politique, sont réalisés ensembles.

Toutefois, et sans considération pour les limites déterminées par le droit international comme obligation supranationale, les Etats continuent de se référer au "développement" comme étant le mot clé pour légitimer une acceptation idéologique et législative pour des investissements à grande échelle dans la terre, comme dit précédemment, qui clairement violent les droits les plus fondamentaux de la population concernée. D’autre part, les institutions financières internationales ignorent le fait que "si l’on exclut la performance de la Chine, il y a eu entre 1987 et 1999 une augmentation du nombre des pauvres qui est passé de 880 millions à 945 millions" [9], et restent sourdes aux critiques, persistent à poursuivre une stratégie de développement économique et de jouer le rôle fondamental de financier pour des investissements considérables en Afrique subsaharienne, surtout pour "contribuer à attirer des investisseurs et forger les politiques et les lois qui permettent des contrats lucratifs et rationalisés". [10]

Bien que parfois quelques mesures soient prises afin de minimiser l’impact négatif des transferts forcés de populations ou pour obtenir un consentement préalable libre et informé, il est néanmoins tout aussi vrai que le nombre de cas dans lesquels les règles ont été violées, sont infinis, faisant des transferts déjà réalisés des actes illégaux. L’idée qui sous-tend la possibilité de compensation repose sur la notion selon laquelle du point de vue du paysan une terre en vaut une autre, faisant fi du fait que certaines terres sont commercialement plus attrayantes que d’autres, c’est-à-dire plus productives que d’autres. De plus, elle ignore totalement les études anthropologiques et sociologiques qui ont démontré la relation spécifique entre la terre, la culture et l’identité. Les preuves les plus flagrantes en sont apportées par le cas de Gambella. Bien que les autorités éthiopiennes affirment que tout le processus de "villagisation" est volontaire, des familles entières retournent dans leur village d’origine, démontrant ainsi, sans équivoque, le fait que la terre n’est pas une commodité qui peut être échangée contre n’importe quel autre bien.

En définissant comme "intérêt national" ou "bien national" des projets de développement liés à la terre, qui ne respectent pas la notion du droit au développement, qui génèrent des migrations et aboutissent à des violations inextricables des droits fondamentaux de la population et des communautés locales, les Etats abusent du pouvoir qui leur est octroyé aussi bien par la communauté nationale qu’internationale. Si la distinction entre souveraineté intérieure et extérieure est artificielle, et si la souveraineté intérieure ne peut s’exercer que dans le respect du droit international, il s’en suit que d’user de la discrétion interne pour définir les projets "d’intérêt national", qui ont un impact négatif sur la population locale et violent les obligations internationales, même avec la mise ne place de procédures d’atténuation, sont de fait un abus de souveraineté qui peut être condamné dans les fora appropriés.

Pour conclure et comme le rappelait récemment Liza Alden [11], l’actuelle ruée sur la terre n’est rien de nouveau sur notre planète pas plus que le recours à la souveraineté et à la légalité comme instrument de pérennisation de l’injustice et de l’accumulation de richesses par des particuliers. L’Etat, comme instrument au service des intérêts du capital, fait usage de ses prérogatives afin de fournir à ce dernier de la main d’œuvre corvéable à merci, des terres et des privilèges fiscaux. Si l’on prolonge ce qu’Erik Hobsbawn affirmait déjà dans les années ‘50 du siècle passé concernant l’intérêt public, nous pouvons conclure que dans de nombreuses situations les prérogatives souveraines ne sont rien de plus que "des forces en quête de profits pour des entreprises privées" qui s’efforcent de transformer "la terre en une commodité", "de transmettre la terre à une classe d’hommes poussés par la raison, c’est-à-dire un intérêt personnel éclairé et du profit", et de "transformer la grande masse des populations rurales en une masse de salariés librement mobiles" (1962,184)

Dans un système de droit international et national basé sur la fragmentation et la maximisation des prérogatives nationales en faveur d’intérêts égoïstes, la réponse légale ne peut guère espérer prévaloir si elle reste individuelle. Ce qui est requis c’est un réseau qui sème la semence d’une résistance globale

REFERENCES :

 [1] Beck U., 2010, ’Reframing Power in the Globalized World’, Organization Studies 29(05)
 [2] Int’l Fund for Agric. Dev., Doc. EB 2008/94/R.2, ’Policy on Improving Access to Land and Tenure Security’, 17
 [3] Liz Alden Wily, ’Looking back to see forward : the legal niceties of land theft in land rushes’, 39 Journal of Peasant Studies 751–775 (2012).
 [4] Article 51 (1) de la Constitution fédérale confie au gouvernement fédéral la tâche d’appliquer les lois "pour l’utilisation et la conservation des terres".. Article 52(2)(d) donne aux Etats régionaux le pouvoir et la fonction "d’administrer les terres et autres ressources naturelles en accord avec les lois fédérales"
 [5] Article 1.1 of the Land Rent Contractual Agreement établi entre le ministère de l’agriculture et le développement rural et Karuturi Agro Products PLC, signé le 25 octobre 2010, déclare que : ’ L’étendue de ce contrat de location est d’établir une location à long terme de terres pour le développement de la production de palmes, de céréales et de légumineuses sur les terres d’une surface de 100 000 hectares (Itang 42,088 hectares and Jikao 57,912 hectares), situées dans les régions de Gambela, Nuer Zone, Jikao District and Itang Special District, avec un certificat de location No. EIA-IP 14584/07 avec tous les droits pour l’aménagement des facilités, installations structures, et propriété ou l’amélioration des objets existants , à la compagnie incorporée pour les buts décrits ci-après par le preneur dans la République Fédérlae Démocratique d’Ethiopie ’. See Stebek E.N., op. cit.
 [6] ’A Proclamation to Provide for the Expropriation of Land Holdings for Public Purposes and Payment of Compensation’, Proclamation No. 455/2005, Federal Democratic Republic of Ethiopia.
 [7] First report : E/CN.4/1999/WG.18/2 ; second report : A/55/306 ; third report : E/CN.4/2001/WG.18/2 ; fourth report E/CN.4/2002/WG.18/6 and E/CN.4/2003/WG.18/2
 [8] UN Economic and Social Council
 [9] UN Economic and Social Council, op. Cit., p. 9
 [10] Oakland Institute, 2011, ’Understanding Land Investment Deals in Africa. The Role of the World Bank Group’, The Oakland Institute, Oakland, USA
 [11] Alden Wily, supra note 3.

Source :
http://www.pambazuka.org/fr/friends.php



** Tomaso Ferrando est doctorant à l’Ecole des Sciences Po et du droit à Paris – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger