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Le blocage du développement du « Tiers Monde » : éléments d’explication

D 15 avril 2011     H 05:16     A Eric Toussaint     C 0 messages


1. L’accumulation primitive du capital à l’échelle internationale

Karl Marx (Marx, 1867), dans le Livre 1 du Capital, identifie différentes sources de l’accumulation primitive ayant permis au capital européen de prendre son envol à l’échelle mondiale, notamment le pillage colonial, la dette publique et le système de crédit international. Ces différentes sources d’accumulation primitive s’ajoutent en Europe à la dépossession progressive des producteurs de leurs moyens de production permettant que soit mise à disposition du capital industriel une masse de main d’œuvre transformée en salariat produisant la plus-value.

Concernant le rôle du pillage colonial, Karl Marx écrit : “ La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore” |1|.

Selon Marx, “ les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste ”. Il consacre plusieurs pages à la description du pillage colonial puis il aborde la question du crédit international : “ Le système de crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen Age, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. (...) La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’Etat, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. (...) La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. (...) Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple” |2|.

C’est aussi dans ce chapitre que Karl Marx place une formule qui indique le lien dialectique entre les opprimés des métropoles et ceux des colonies : “ Il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde” et dans un mouvement de va-et-vient, il écrit ailleurs dans le texte : « Maint capital, qui fait son apparition aux Etats-Unis sans extrait de naissance, n’est que du sang d’enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre ».

Des travaux d’auteurs marxistes du XXe siècle ont développé et approfondi cette question de l’accumulation primitive sur le plan mondial |3|. L’article d’Ernest Mandel intitulé L’accumulation primitive et l’industrialisation du Tiers-monde, publié en 1968, présente une synthèse particulièrement intéressante. A la suite de ses travaux de 1962, il estime, sur la base de calculs de différents auteurs, qu’entre 1500 et 1750, le transfert de valeurs des colonies vers l’Europe occidentale s’est élevé approximativement à plus d’un milliard de livres-or anglaises, “ c’est-à-dire plus que la valeur totale du capital investi dans toutes les entreprises industrielles européennes vers 1800 ” |4|.

Entre le XVIe et la fin du XIXe siècle se constitue progressivement une économie mondiale hiérarchisée où les différentes parties de la planète sont mises en relation de manière brutale par la vague d’expansion de l’Europe occidentale.

Ce processus a non seulement impliqué le pillage de peuples entiers par les puissances coloniales d’Europe mais il a aussi entraîné la destruction progressive de civilisations avancées qui sans cela auraient pu suivre leur propre évolution dans un cadre pluriel sans nécessairement passer par le capitalisme. Les civilisations inca, aztèque |5|, indienne (Inde), africaines... ont été totalement ou partiellement détruites. Les résistances n’ont pas manqué. Karl Marx notait en ces termes l’ampleur de la résistance en ce qui concerne l’Inde et la Chine : “Les relations de l’Angleterre avec les Indes et la Chine nous fournissent un exemple frappant de la résistance que des modes de production précapitalistes fortement organisés peuvent opposer à l’action dissolvante du commerce. La large base du mode de production était constituée par l’union de la petite agriculture et de l’industrie domestique à laquelle il faut ajouter aux Indes, par exemple, l’institution de la propriété commune du sol sur laquelle reposaient les communes rurales hindoues, et qui, au demeurant, était également la forme primitive en Chine. Aux Indes, les Anglais employèrent à la fois leur puissance politique et leur pouvoir économique, comme gouvernants et propriétaires fonciers, pour désagréger ces petites communautés économiques. Dans la mesure où leur commerce a exercé une influence révolutionnaire sur le mode de production de ce pays, celle-ci s’est limitée à briser l’unité ancienne de l’agriculture et de l’industrie sur laquelle reposaient les communautés de village, en ruinant la filature et le tissage indigène par le bas prix des marchandises anglaises. Pourtant les Anglais ne réussirent que graduellement leur œuvre de destruction, et cela encore moins en Chine, où ils ne disposaient pas directement du pouvoir politique ” |6|.

Selon Karl Marx, l’accumulation du capital à l’échelle mondiale se réalise non seulement par le pillage mais aussi par l’échange inégal. C’est ce dernier processus que Karl Marx décrit au livre III du Capital dans la partie qu’il consacre au commerce extérieur : “ Les capitaux placés dans le commerce extérieur peuvent procurer un taux de profit plus élevé, parce qu’ils concurrencent des marchandises que les autres pays ne produisent pas avec les mêmes facilités, en sorte que le pays le plus avancé vend ses marchandises au-dessus de leur valeur, bien que meilleur marché que les pays concurrents. Dans la mesure où le travail du pays plus avancé est ici réalisé comme travail d’un poids spécifique supérieur, le taux de profit augmente, parce qu’on vend comme étant de qualité supérieure du travail qu’on n’a pas acheté à ce titre. La même situation peut se présenter à l’égard d’un pays dont on importe et vers lequel on exporte des marchandises. Ce pays peut fournir en nature plus de travail matérialisé qu’il n’en reçoit et recevoir cependant les marchandises à meilleur compte qu’il ne pourrait les produire lui-même ” |7|. A signaler que Marx parle des avantages que tirent les capitalistes du commerce extérieur non seulement à cause de l’échange inégal mais aussi comme moyen de diminuer leurs coûts de production, ce qui permet au système capitaliste de contrebalancer la tendance à la chute du taux de profit.

2. La phase impérialiste

Fin du XIX - début du XXe siècle, trois pôles se hissent à la tête des nations de ce monde : le vieux continent européen avec à sa tête la Grande-Bretagne, les Etats-Unis (ex-colonies britanniques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) et le Japon. Ils forment le “ Centre ” par opposition à la “ Périphérie ” qu’ils dominent.

A l’époque impérialiste, le développement de la Périphérie est déterminé non plus par un processus d’accumulation primitive des classes nationales dominantes mais par l’exportation de capitaux des pays impérialistes vers les pays de la périphérie (colonies ou pays indépendants). Cette exportation de capitaux vise à créer des entreprises répondant aux intérêts de la bourgeoisie impérialiste. Ce processus étouffe le développement économique des pays de ce qui deviendra le Tiers-monde car 1° il exproprie une fraction du surproduit national au profit du capital étranger et diminue considérablement les ressources disponibles pour l’accumulation nationale du capital ; 2° il oriente les parties restantes du surproduit social national vers des secteurs tels que le commerce extérieur, les services pour firmes impérialistes, la spéculation immobilière, le tourisme, l’usure, la corruption, etc. provoquant le « développement du sous-développement » (André Gunder Frank) ou « le développement de la dépendance » (Theotonio Dos Santos) ; 3° les anciennes classes dominantes sont cantonnées dans les campagnes et une partie importante de la population rurale est exclue de la production marchande proprement dite et donc, de l’économie monétaire.

Ce qui produit le « sous-développement », c’est un ensemble complexe de conditions économiques et sociales qui, bien qu’elles favorisent l’accumulation du capital-argent (épargne), rendent néanmoins, aux yeux des acteurs locaux, l’accumulation du capital industriel moins rentable et plus incertaine que les champs d’investissement cités plus haut, ou que la collaboration avec l’impérialisme dans la reproduction élargie de son propre capital.

Il existe en effet des sphères d’investissement de capitaux qui rapportent plus et à moindres risques que l’investissement industriel : la spéculation foncière, l’import-export, la spéculation immobilière, le prêt-sur-gages, le placement des capitaux à l’étranger, le placement des capitaux en titres de la dette publique interne, le tourisme, la production et le commerce de drogues, le marché noir…
Il ne s’agit pas donc pas de la disposition plus ou moins grande à l’esprit d’entreprise mais du contexte socio-économique d’ensemble.

La domination de ce capital étranger conduit à ce que le développement économique du pays de la Périphérie soit un complément du développement économique du pays du Centre. La spécialisation en production de matières premières bon marché forme un tout cohérent avec la croissance d’un excédent relatif des capitaux en métropole et l’aspiration à un taux de profit plus élevé.

3. Le blocage du développement : éléments d’explication

Dans une grande partie des pays de la Périphérie existent les présupposés qui peuvent conduire à l’accumulation primitive du capital industriel : dissolution des communautés par la pénétration de l’économie monétaire et marchande, séparation progressive des paysans de la terre. En Europe, c’est ainsi que cela s’est passé : la misère paysanne a conduit à la prolétarisation massive de la paysannerie et à la formation du capital industriel, à l’extension croissante des manufactures, puis des entreprises industrielles.
Pour de nombreux pays de la Périphérie, il n’y a que la première partie du processus qui s’est reproduite. La deuxième ne s’y est faite que de manière partielle et insuffisante. Pourquoi ?

Dans de nombreux pays du Tiers Monde, nous avons apparemment les conditions favorables à l’industrialisation énoncées par Marx : désintégration de l’économie naturelle à la campagne, généralisation de l’économie marchande, pouvoir politique de la classe bourgeoise, rôle de l’État. La main d’œuvre est là, le surproduit social est là, le capital argent est là. Mais, ce qui manque surtout, c’est une classe sociale qui a la volonté de mettre en valeur le capital afin d’entrer dans un cycle complet d’industrialisation.

Dans la théorie économique néoclassique, l’accumulation primitive du capital est traitée dans le chapitre « croissance ». On y explique que le bas niveau de revenu ne permet qu’un taux d’épargne bas ce qui conduit à la faiblesse de l’investissement ce qui conduit à un bas revenu : c’est le cercle vicieux de la pauvreté.
Paul Baran a argumenté contre cette théorie que le « surproduit social » est supérieur dans le tiers-monde que dans les pays industrialisés. Ernest Mandel (1968) a montré que le problème ne réside pas principalement dans l’insuffisance de capital-argent (= épargne), le blocage se situe au niveau des conditions socio-économiques d’ensemble de l’économie-monde et dans la structure de classes des pays concernés. Un ensemble complexe de causes entrave la mobilisation et l’investissement productif de ce surproduit dans l’industrie.

Mais, puisque l’accumulation primitive du capital-argent se poursuit dans le Tiers-monde, même si une partie de ce capital est perdu pour le pays, il y a quand même dans le Tiers-monde des capitalistes locaux qui pourraient financer un processus d’industrialisation. Or, dans la plupart des pays, ils ne le font pas ou que très partiellement |8|.

Peut-être y a-t-il d’autres voies inconnues. Mais une chose est certaine : dans une société dominée par des classes sociales dont la puissance est fonction de la propriété privée des moyens de production et de l’accumulation de fortunes privées, l’industrialisation n’est possible que lorsque la situation socio-économique dans son ensemble crée pour ces classes un intérêt majeur à entreprendre le développement industriel.

1)Les pays sous-développés ont été inclus dans le marché mondial dans l’intérêt du capital occidental –Europe et Amérique du Nord- (auquel s’est ajouté le Japon à partir de la fin du 19e siècle) : production de matières premières complémentaire à l’industrialisation occidentale. Donc, division du travail dans le cadre du marché mondial capitaliste et secteur économique « moderne » limité.

2)Une partie de la plus-value produite dans le Tiers-monde est réalisée sur le marché mondial et pas par la bourgeoisie locale

3)La structure du commerce est basée sur l’échange inégal (voir plus loin) auquel s’ajoute la dégradation des termes de l’échange

4)S’ajoute périodiquement le transfert négatif net sur la dette qui tend à devenir un mécanisme permanent de transfert

5)S’ajoutent également d’autres formes de transfert de la Périphérie vers le Centre : la fuite des capitaux, le pillage des ressources naturelles (y compris du matériel génétique), la fuite des cerveaux (brain drain)…
Remarque : cette perte d’accumulation primitive du capital industriel est largement supérieure à l’APD (qui en réalité constitue une aide aux entreprises du nord industrialisé).

4. Des obstacles au développement liés à l’échange inégal : le rôle de la loi de la valeur

Dans la phase présente de la mondialisation du capital qui vise notamment à améliorer la mobilité internationale du capital, subsistent des différences de productivité et d’intensité de travail entre les pays, entre les grands ensembles économiques, subsistent des différences de taux de profit, subsistent des valeurs différentes pour une même marchandise dans différentes nations.

Le travail de la nation qui possède la productivité du travail la plus élevée sera valorisé plus fortement, c’est-à-dire que le produit d’une journée de travail de cette nation sera échangé contre le produit de plus d’une journée de travail d’une nation moins industrialisée. L’échange inégal mis en exergue par Karl Marx subsiste dans la phase actuelle de la mondialisation.
Lors de l’exportation de marchandises d’un pays à plus forte productivité vers un pays à plus faible productivité, les exportateurs réalisent en principe un surprofit (bien qu’ils vendent leur produit en dessous du prix des produits équivalents réalisés dans le pays à plus faible productivité. Le maïs des Etats-Unis est vendu au Mexique à un prix inférieur au maïs produit par le Mexique tout en rapportant un surprofit aux exportateurs des Etats-Unis).
Si un pays dont la productivité est inférieure à la moyenne mondiale, produit des marchandises exclusivement pour l’exportation, la valeur de ces marchandises ne sera pas déterminée réellement par le travail fourni mais par une moyenne hypothétique. En ce cas, le pays subit une perte de valeur par l’exportation, c’est-à-dire qu’il récupère en échange des quantités de travail fournies pour cette exportation, l’équivalent d’une quantité de travail plus faible. Par rapport aux pays plus développés avec lesquels il effectue cet échange, il s’appauvrit relativement (c’est le cas du Mali exportateur de coton ou du Bangladesh exportateur de textiles).
La loi de valeur, à cause de la diversité des valeurs des marchandises et de la productivité des pays intégrés au marché mondial capitaliste, contraint les pays moins développés à une spécialisation défavorable pour eux sur le marché mondial. S’ils tentent malgré tout de s’engager dans la production de marchandises industrielles avancées, ils sont condamnés à les vendre à perte sur le marché intérieur, car la différence entre leurs coûts de fabrication et ceux des nations industrialisées dépasse la différence entre la valeur sur le marché national (qui est en partie déterminée par les importations) et celle sur le marché des pays exportateurs. Ce n’est qu’en protégeant (par des barrières douanières tarifaires et non tarifaires) et en aidant les producteurs nationaux qu’un pays peut affronter le problème soulevé plus haut. C’est ce qu’ont fait ou font encore la Corée du Sud, Taïwan ou la Chine.

5. Des blocages du développement dus aux facteurs sociaux en présence

Pour comprendre les freins au développement, il faut également prendre en compte la structure sociale des sociétés de la Périphérie et en faire une analyse précise tenant compte de la spécificité de chaque pays ou de blocs de pays.

Par exemple, il y a un monde de différence entre deux grandes composantes de la Périphérie : l’Amérique latine et l’Afrique. La première est formellement indépendante depuis le XIXe siècle alors que la seconde n’a véritablement commencé à être colonisée qu’à la fin de celui-ci. La première a connu un début précoce d’industrialisation suivant de près les débuts de la révolution industrielle en Europe. L’industrialisation, quand elle existe dans certains pays d’Afrique subsaharienne, remonte à la deuxième moitié du XXe siècle. Les bourgeoisies latino-américaines ont une longue histoire derrière elle. Les bourgeoisies africaines sont toujours en voie de consolidation dans un certain nombre de pays. Elles sont quelquefois le produit récent des appareils d’Etat issus de l’indépendance des années 1950-1960.

Les différences, pour ne prendre que ces deux continents, sont donc manifestes. Et pourtant ils ont en commun (avec la majeure partie de l’Asie) de faire partie de la Périphérie.

Le blocage du développement ne provient pas simplement des relations de subordination de la Périphérie par rapport au Centre, il relève de la structure de classe des pays de la Périphérie et de l’incapacité des bourgeoisies locales à lancer un processus cumulatif de croissance impliquant le développement du marché intérieur.

Eric Toussaint

Notes
|1| Karl Marx, 1867, Livre 1 du Capital, chapitre 31, édition de La Pléiade, Paris

|2| Karl Marx, idem

|3| Rosa Luxembourg, 1913 ; Amin, 1993 ; Gunder Frank, 1971 ; Mandel, 1962, 1968

|4| Mandel, 1968, p. 150-151

|5| Galeano, 1970

|6| Marx, Capital, Livre III, p. 1102

|7| Marx, Livre III, p. 1021

|8| Les exceptions notoires, au 20e siècle, sont la Corée du Sud, Taiwan, l’Argentine (des années 1930 aux années 1970), le Brésil des années 1930 à aujourd’hui, l’Inde à partir de 1947, la Chine des dernières années, mais dans chacun de ces cas il a fallu une très forte intervention de l’Etat auxquelles s’ajoutent dans le cas des pays asiatiques cités des circonstances géopolitiques particulières.

P.-S.
Sur ce texte : Il s’agit d’une version provisoire et donc inachevée.