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Nouvel assaut contre l’Afrique et « crise migratoire » en Europe

D 15 août 2018     H 23:01     A Pietro Basso     C 0 messages


La crise migratoire frappe l’Europe depuis quelques mois alors que l’immigration est à ses minima historiques. Pour mieux comprendre ce paradoxe, je vais me pencher sur l’Afrique, puis sur l’Europe et enfin sur les interactions qui en résultent.

En Afrique

Une nouvelle ruée sur l’Afrique est en cours, sous la forme d’un déferlement néocolonial sur les ressources minérales, énergétiques, territoriales, marines, solaires, éoliennes et humaines de l’Afrique du Nord et subsaharienne.

Une nouvelle mise à sac en grand style, mais avec d’importantes différences par rapport ce qui se passait du temps de la Conférence de Berlin de 1884-1885 [1] :

1° Cette fois-ci l’assaut est global, parce que l’Afrique est le continent le plus prometteur pour le capital global. Les enjeux sont ici de première importance.

Premièrement, il s’agit de réaliser un surplus d’accumulation du capital qu’il semble toujours plus difficile d’obtenir ailleurs. Du reste l’Afrique n’est-elle pas la seule partie du monde où tant la population que le potentiel de main-d’œuvre continuent de croître à un rythme rapide [2] ?

Les prédateurs ne sont pas uniquement les traditionnels brigands européens, mais également les multinationales états-uniennes (les plus importants investissements, en termes de stock de capital, proviennent des Etats-Unis [3]), les banques et entreprises chinoises, saoudites, émiraties, indiennes et turques.

Les investissements directs à l’étranger (IDE) vers l’Afrique ont bondi de 10 milliards de dollars en 2000 à plus de 55 milliards en 2015, faisant de ce continent la deuxième destination mondiale d’IDE immédiatement après la région Asie-Pacifique.

2° Assis à la table du festin africain on y trouve même les bourgeoisies arabes et noires, autrefois quasiment inexistantes, celles qui capitalisent (en partie) à leur avantage le cycle des révolutions et des luttes anti-coloniales, expropriant ce faisant les classes laborieuses qui ont mené ces luttes à la première personne.

3° Dans le contexte actuel de grand désordre international, issu de la crise de l’ordre mondial post-seconde guerre mondiale et de l’effondrement du « socialisme réellement existant » [selon la formule élaborée en RDA], il n’est pas question d’un nouveau partage du gâteau africain ni d’aucun accord pacifique de ce genre entre les rapaces. C’est une circonstance qui rend l’assaut des puissances civilisatrices encore plus brutal, pour autant que cela soit possible, que celui de la fin du XIXe siècle.

4° Les instruments de l’assaut néocolonial contre l’Afrique sont devenus plus sophistiqués et plus diversifiés. Par la démultiplication de la présence militaire étatique et privée, de bases militaires, de conseillers et de services secrets, sur le continent et à ses marges. Par les guerres déclenchées par l’Occident et les guerres civiles ou de sécession dans lesquelles les impérialismes, y compris italien, sont largement impliqués. Mais aussi et surtout par d’autres formes d’engagements :

• l’étranglement dû à la dette extérieure, de 13 milliards de dollars en 1973 à 450 milliards aujourd’hui, pour les Etats subsahariens ;

• le land grabbing [accaparement des terres], en Afrique – qui équivaut à près de 50% des terres accaparées à travers le monde – pour une surface supérieure à 21 millions d’hectares (sur 41 millions de total mondial)[4] ;

• la transformation de l’agriculture africaine, sous la domination de l’agrobusiness, en une agriculture d’exportation, ne répondant pas aux besoins alimentaires des populations locales : monocultures intensives imposées à plusieurs pays pour la production de biocarburants, de bois, etc. ;

• la vente à perte, sur les marchés africains, de produits agricoles états-uniens ou européens subventionnés, mettant hors jeu les produits de l’agriculture locale ;

• la rapine des richesses piscicoles côtières ;

• la traite des femmes, dont les chaînes de commandement et les « consommateurs finaux » sont en Europe et dans les autres pays les plus riches ;

• le brain drain [littéralement pillage des cerveaux, des qualifications[5]] des Africains les plus qualifiés, médecins avant tout, dénoncé il y a déjà vingt ans par Coutrot et Husson[6].

Sans parler ici du traditionnel brigandage sur les matières premières, le caoutchouc et l’or ayant été supplantés par le pétrole, le gaz, le coltan, les métaux rares dont l’Afrique regorge naturellement, dans certains cas de manière quasi monopoliste. Ce à quoi il faut ajouter les effets indirects, sur tout le continent, de l’hyper-développement capitaliste mondialisé, la désertification, la sécheresse et les famines, produits du changement climatique, dont l’Afrique a souffert plus que toute autre partie du globe.

Cet ensemble de processus interagissent et finissent par aboutir à un mouvement migratoire interne à l’Afrique, en croissance rapide. La désertion progressive des campagnes est en cours, parallèlement à la ruine de l’agriculture de subsistance, qui nourrit toutefois encore un tiers des habitants du continent, et à la naissance de mégapoles voire de mégalopoles (Lagos compte 23 millions d’habitants) et d’un grand nombre de centres urbains [7].

Il y a à peine 10 ans, la grande majorité des mouvements migratoires de l’Afrique se déroulaient à l’intérieur du continent. Ceux vers l’Europe étaient en croissance mais restaient modestes, comparés aux mouvements intracontinentaux [8]. L’émigration africaine vers l’Europe provenait encore en majorité d’Afrique du Nord, celle issue des pays subsahariens était encore limitée et le fait de personnes ayant un niveau de formation moyen ou élevé [9].

Depuis une dizaine d’années, les choses ont vraiment changé. Les processus d’urbanisation, liés au développement et à la modernisation capitalistes des économies et des sociétés subsahariennes se sont accélérés. En même temps les frontières entre Etats africains, autrefois assez poreuses, sont devenues moins perméables.

Et des tendances nationalistes, si ce n’est pas racistes, se sont affirmées contre les migrations en provenance d’autres pays du continent (les pogroms sanguinaires qui ont éclaté ces dernières années en Afrique du Sud constituent un cas extrême). Ce sont en outre des dizaines de millions de migrants qui ne trouvent pas de débouché professionnel dans les villes, le processus d’industrialisation n’ayant pas suivi la croissance démographique [10].

Rien à voir avec la forte industrialisation chinoise, qui a touché toute la Chine côtière des zones spéciales et qui a pu absorber quelque 200 millions de migrants internes en une trentaine d’années.

L’exode rural devenant toujours plus puissant, il a fini par frapper des couches sociales moins scolarisées voire analphabètes, d’autant plus durement que les plans d’ajustement du FMI [Fonds monétaire international] et de la BM [Banque mondiale] ont détruit la formation supérieure dans plusieurs pays et ont frappé partout l’instruction primaire. L’émigration intra-africaine ressemblant de plus en plus à une course d’obstacles, les mouvements migratoires se sont davantage tournés vers l’Europe, l’Amérique du Nord, le Golfe persique (entrant ici en concurrence avec les immigrations asiatiques) et même vers l’Asie.

L’accès au continent européen est devenu simultanément plus difficile, du fait des politiques restrictives, sélectives et répressives mises en place par l’Union européenne (UE), y compris par les puissances ex-coloniales comme la France et le Royaume-Uni [11].

Comme d’innombrables témoignages de jeunes hommes et femmes venant d’Afrique le démontrent, ils sont alors prêts à tout pour poser le pied sur le sol européen, en accomplissant des périples qui peuvent durer des années, pour la simple raison qu’ils n’ont pas d’alternative [12].

Parcours dramatiques et souvent tragiques, si l’on considère qu’au cours des 15 dernières années la Méditerranée est devenue la fosse commune d’au moins 30’000 migrants provenant d’Afrique, le parcours migratoire le plus périlleux du monde.

En Europe (dans les hautes sphères)

Tandis qu’en Afrique la poussée migratoire atteint des sommets, en Europe nous en sommes à l’acmé de l’hostilité des Etats, des administrations publiques et des privés envers les réfugiés et migrants arrivant d’Afrique. Une invasion d’Africains est en cours ! Nous devons les arrêter en Afrique ! Le slogan du chef de la Lega [13], Matteo Salvini, devenu ministre de l’Intérieur du gouvernement italien, a un fort écho en Europe de l’Est, en Autriche, mais aussi dans les pays dont les gouvernements se démarquent de sa violence verbale.

C’est, en fin de compte, l’effet boule de neige qui se matérialise. En effet, la montée des discours publics contre les immigrés dure depuis des décennies en Europe. Au début des années 1970 déjà le FN [Front national] de Jean-Marie Le Pen avait habilement lancé le slogan « Halte à l’immigration sauvage ». Puis, dans les années 1980 et 1990, les thématiques visqueuses du racisme différencialiste [14] ont progressivement pris pied, lentement mais inexorablement.

D’abord dans les universités, de là un peu partout, anticipant et légitimant les pratiques stigmatisantes et discriminatoires en vogue actuellement. A l’orée du nouveau siècle, la guerre sans fin contre le terrorisme, qui a éclaté après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, a pris la forme d’une croisade obsessionnelle contre les populations d’origines islamiques d’Europe. Ce qui n’est pas étranger, entre autres, au massacre d’Oslo, le 22 juillet 2011, perpétré par l’autodénommé fondamentaliste ariano-chrétien Anders Behring Breivik.

Dès lors et au-delà des déclarations de façade, le racisme institutionnel contre les immigrés, fait de lois, de circulaires, de pratiques discriminatoires et de contrôles, s’est exacerbé. Et les forces de la nouvelle droite, qui en ont été les promotrices, ont progressivement quitté leur position minoritaire voire résiduelle, parvenant même au gouvernement en Norvège, Hongrie, Pologne, Autriche et, dernièrement, Italie.

Elles ont effleuré cet objectif en France et sont parvenues à mettre au centre des débats publics du Royaume-Uni, d’Allemagne et des Pays-Bas, la nécessité d’une politique agressive et restrictive à l’égard des immigré·e·s.

Comme l’a souligné Liz Fekete, dans son ouvrage Europe’s Fault Lines : Racism and the Rise of the Right (éditions Verso, 2018), cette marche triomphale des droites européennes xénophobes et racistes a été facilitée, à divers titres, par les appareils répressifs publics et privés et par le système des médias aux mains du grand capital. La complicité entre les forces qui se targuent d’être anti-système et les cercles capitalistes les plus puissants n’a rien de surprenant, si l’on se réfère aux forces particulières qui, localement, ont porté et facilité l’ascension du nazi-fascisme dans les années 1920 et 1930 du siècle dernier.

Il en va de même avec l’effet boule de neige mentionné plus haut ; s’il explique certaines choses, il ne saurait constituer la réponse à une question majeure : quelles sont les raisons de fond de l’irrésistible aggravation des mesures prises, en Italie comme dans toute l’Union européenne, contre les migrants provenant du continent africain ? Et cela trois ans après l’ouverture des frontières allemandes à plus un million de réfugiés et demandeurs d’asile (au surplus) syriens.

La première de ces raisons réside dans le fait qu’il existe désormais, en Europe, une armée de réserve pléthorique [15], ôtant toute nécessité à l’arrivée massive d’immigrés contrairement à ce qui se passait dans les années 1990 et au cours de la première décennie de ce siècle. En effet, depuis une dizaine d’années, l’Union européenne réalise un taux d’accumulation du capital fort réduit par rapport à ses principaux concurrents (Chine et Etats-Unis). A coups de contre-réformes du marché du travail, l’UE a créé un vaste contingent de travailleurs et travailleuses ultra-précaires et sous-rémunérés, immigrés et autochtones, dont les entreprises peuvent se servir à leur guise.

La deuxième raison est que l’émigration actuelle provenant d’Afrique noire, à la différence de celle des décennies passées, est constituée en majorité d’une force de travail peu scolarisée, comme l’a explicité Manfred Weber, chef de groupe du Parti populaire européen au Parlement européen de Strasbourg : « Les migrants africains n’ont pas les compétences professionnelles nécessaires à des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas ; leur formation serait trop onéreuse pour l’Europe. » Tandis que, pour des pays tels que l’Italie ou l’Espagne, ils peuvent servir dans les campagnes et dans les activités de manœuvres, à 2-3 euros l’heure, mais dans une moindre mesure par rapport au passé récent.

La troisième raison, et la plus fondamentale, est que la prétendue invasion d’Africains constitue un excellent prétexte pour militariser la Méditerranée (Dehors les ONG ! Ne doivent rester que les embarcations militaires). Le but étant de laisser la voie libre au secrétaire de l’OTAN [l’Organisation du traité atlantique Nord], Jens Stoltenberg, prêt à renforcer les patrouilles sur l’aire méditerranéenne, prêt à envoyer des troupes en Libye et ailleurs, à créer un réseau de camps de concentration en Libye, au Niger, au Mali, etc., destiné à arrêter les migrants et à filtrer les « vrais » requérants d’asile, à installer en Afrique du Nord (puis de plus en plus loin…) des contingents militaires italiens, européens, de l’OTAN, ce qui permettrait au demeurant de reprendre pied plus solidement sur le terrain africain face aux concurrents Chinois et aux autres.

Mais je suis convaincu que, dans les hautes sphères de l’UE, une réflexion parallèle se déroule depuis des années, sur un autre aspect de la question. D’abord au sujet de l’Egypte et de la Tunisie autour de 2011-12 puis, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, au sujet de l’Afrique du Sud, du Tchad, Liberia, Mozambique, Maroc, Lesotho, Ethiopie, Tanzanie, Algérie, Burundi, Zimbabwe [16], là où se sont déroulées d’intenses luttes économiques et politiques de la classe ouvrière et des exploités. Les capitalistes et gouvernants européens qui, à l’heure actuelle, jouissent d’une certaine paix sociale, ne désirent aucunement importer des sujets dangereux ; en Italie, ce sont justement les prolétaires arabes et subsahariens qui ont animé avec force les luttes dans le secteur de la logistique.

Qu’ils restent là-bas, à déchaîner leurs esprits contre l’effet déprimant du chômage et les affres de l’économie informelle. Cela permettra même de faire baisser la valeur de la force de travail africaine, que les usuriers de la globalisation jugent excessivement élevée, dans la mesure où leur rôle est de compenser l’inefficience des structures et des infrastructures publiques [17].

En Europe (parmi les salariés)

En Italie comme en Europe, ce racisme institutionnel virulent, en particulier les thèmes mis en avant par les droites les plus agressives (en Italie la Lega et CasaPound[18]), a une emprise croissante sur les travailleurs. Ce qui donne toute latitude au gouvernement Lega & Cinq étoiles [19] pour réaliser un renversement du rapport de cause à effet : mettre en pratique les politiques d’Etat contre les immigrés africains dictées, comme nous l’avons vu, par des intérêts purement capitalistes et néocoloniaux, qui propulsent la diffusion du racisme populaire, signifie les mettre en avant comme si elles étaient une politique de défense des autochtones, de tous les autochtones (les Italiens d’abord, les Autrichiens d’abord, etc.), notamment des plus défavorisés, comme si ces politiques émanaient des couches populaires.

Quarante ans de politiques d’Etat anti-ouvrières et d’offensives capitalistes sur les lieux de travail expliquent l’emprise croissante des thèmes racistes. Quatre décennies qui ont fait exploser la précarité, le chômage, l’intensification du travail, la corrosion des réseaux collectifs par les processus d’automatisation, décennies de marginalisation des plus défavorisés et de diffusion des drogues, etc. Phénomènes qui s’expliquent également par l’effondrement subséquent de la conflictualité ouvrière et prolétarienne, par la progressive décomposition physique et idéologique des structures de l’ancien mouvement ouvrier.

Etre captif d’une telle situation et activer d’importants secteurs des couches moyennes, des ouvriers et des prolétaires autour d’une propagande anti-immigrés a été – alors qu’il y avait un vide de luttes sociales, je le répète – une chose relativement simple. Peu à peu les émigrés des pays de l’Est (roumains, albanais, ainsi que les fameux plombiers polonais), puis ceux des pays arabes et de cultures islamiques, candidats en masse au « terrorisme djihadiste », les Roms, les Chinois, les requérants d’asile « abuseurs » par définition, les Africains des pays subsahariens qui « nous » menacent d’invasion à l’instar des Barbares d’autrefois, etc., sont devenus d’abord des brebis expiatoires puis les principales causes du désarroi social. Ce sont des discours qui se fondent certes sur des falsifications quant à l’état de fait existant.

Mais ils se fondent aussi sur des réalités indiscutables, telles que l’utilisation de la main-d’œuvre immigrée pour compresser les salaires et limiter les droits de salariés, en l’absence de luttes sociales et d’organisations adéquates. Ou bien, comme c’est le cas, sur l’intégration d’une (très petite) frange d’immigrés, de surcroît illégaux, dans les activités de la criminalité organisée, avant tout dans le deal des drogues au détail.

Les secteurs les plus subtils de la droite raciste combinent cette propagande avec la dénonciation des hautes sphères de l’UE et des potentats de la mondialisation, qu’elles accusent d’instrumentaliser les immigrés contre les autochtones afin d’étouffer les identités nationales et de détériorer les conditions d’existence, en préférant s’investir dans les activités spéculatives plutôt que dans celles productives. Dans les deux cas l’ennemi est l’étranger, celui de l’intérieur et celui de l’extérieur, selon la méthode éprouvée qui remonte à Mein Kampf, de Hitler. En effet, dans ce texte l’étranger est le Juif et il a deux visages : d’une part, le prolétaire internationaliste et marxiste, d’autre part, le financier cosmopolite, images sociales totalement antithétiques, mais unifiées par la propagande nazie venimeuse de l’appartenance raciale. Le succès actuel de la Lega en Italie n’est pas étranger à l’usage de ce type de rhétorique diffusée à très large échelle par les derniers médias de masse. Par exemple, la page Facebook de son dirigeant Matteo Salvini a plus de 2’800’000 followers…

L’ascension progressive du discours public anti-immigrés, de sa mise en œuvre par les soins de l’ancienne droite comme des gouvernements de centre-gauche, ainsi que des forces qui ont lancé/promu le nouveau cours politique européen toujours plus explicitement raciste, a permis de proclamer haut et fort un message récurrent qui unifie aujourd’hui les Etats et les gouvernements européens : Halte à l’immigration !

Ascension accompagnée par la fermeture des frontières européennes contre la si redoutée invasion d’Afrique, refoulement des embarcations en Méditerranée, renforcement de la police des frontières Frontex, édification d’une chaîne de camps en Afrique du nord, outre les macabres centres déjà en place, et de murs pour barrer la route aux hordes d’émigrés, après avoir bouclé l’accès par la Turquie d’entente avec Recep Tayyip Erdogan. Sur cette base le gouvernement Lega & Cinq étoiles a déchaîné une querelle européenne sur la nécessité impérative de répartir les émigrés qui parviennent malgré tout à fouler le sol européen. Propos immédiatement contestés par le ministre de l’intérieur allemand, Horst Seehofer, qui s’est fendu d’une dénonciation aux accents apocalyptiques : économie, société, identité, histoire nationale de l’Allemagne vont couler à pic si l’Italie et la Grèce ne reprennent pas [selon le Règlement de Dublin] leurs 63’691 réfugiés actuellement dans son pays mais entrés par la porte d’un autre pays. Sans parler des Viktor Orban [Hongrie], Mateusz Morawiecki, [Pologne], Sebastian Kurz [Autriche], et autres champions des nouvelles épurations ethniques. La situation européenne est devenue si grave, que le nouveau premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, pourrait passer pour un héro de l’humanitaire pour avoir simplement autorisé le navire Aquarius, honteusement refoulé par l’Italie, à amarrer à Séville. Bien évidemment seulement après avoir obtenu les garanties nécessaires au sujet de la répartition de ses 629 passagers demandeurs d’asile (qui ont été répartis dans 9 pays !).

Pour conclure (en voyant plus loin qu’aujourd’hui)

En portant notre regard sur le monde, la crise migratoire actuelle en Italie et en Europe apparaît comme un maillon de la chaîne de contradictions et de convulsions qui secouent un système économique et social toujours moins soutenable par la nature et par l’humanité laborieuse. Les pouvoirs forts, globaux, et leurs gouvernements, n’ont pas de solution pour ces crises « spécifiques ». Cela est démontré par ce qui se passe en Europe même, où des partis frères voire jumeaux par leur idéologie infâme, comme ceux d’Orban, Kurz et Salvini, sont en opposition dès lors qu’il faut traiter de l’éventuelle révision du Règlement de Dublin ou de la répartition des coûts de la militarisation des frontières européennes.

Le gouvernement à la mode Trump de Salvini [dirigeant de la Lega] et Di Maio [dirigeant du Mouvement 5 Etoiles, M5S], postule pour être aux avant-postes de l’UE dans sa guerre contre les émigrants d’Afrique, contre les migrants déjà présents sur le sol italien et sur le sol européen. C’est une politique multi-couches (ou à plusieurs cercles), fondée sur un dessein unitaire anti-prolétarien. D’abord contre les émigrés d’Afrique, par les murs, interdits, embûches, coûts, filtres, pour les sélectionner et les faire arriver terrorisés, pliés, prêts à se faire surexploiter. Ensuite contre les personnes enfermées dans les centres de détention, en leur enseignant à accepter la condition servile à travers le travail gratuit. Aussi contre les sans-papiers, vivant avec l’épée de Damoclès de l’expulsion afin de leur faire plier l’échine et oublier toute velléité de protestation. Egalement contre les immigrés réguliers, frappés par de nouvelles discriminations (pas d’accès gratuit aux crèches pour leurs enfants, exclusion du revenu de base de citoyenneté, si jamais il est mis en place un jour) ; victimes aussi d’une propagande d’Etat les présentant comme un poids pour les caisses publiques et comme la source du malaise social. Enfin, contre les prolétaires autochtones. Tout cela œuvre à creuser un fossé de défiance, de suspect, d’hostilité, de haine, impossible à combler, entre les deux catégories du prolétariat, les affaiblissant ainsi toutes deux face à l’agression des marchés globaux, des patrons, des institutions étatiques.

Le gouvernement italien a le vent en poupe, jouissant actuellement de 63% de soutien populaire, et n’ayant à faire face à aucune opposition, ni au Parlement ni dans la société. Or sa force réside presque uniquement dans la faiblesse du mouvement prolétaire, dans la paralysie des luttes, dans l’absence d’une plate-forme et d’une action politique de classe, capables d’unir autochtones et immigrés dans un même front de lutte. Si toutefois les luttes reprennent, si les travailleurs immigrés en font partie intégrante et militante, comme cela est déjà arrivé plus d’une fois, si des forces politiques de classe, même limitées, pratiquent une politique générale et sur l’immigration capable de s’opposer radicalement à l’action du gouvernement, de l’Etat et de l’UE, alors il y aura un possible brutal changement de décor. Le mécontentement social, aujourd’hui instrumentalisé démagogiquement par la Lega et le Mouvement 5 étoiles pourra être retourné contre eux. Après tout, ce qui unit les exploités, émigrés, immigrés ou autochtones, n’est-il pas infiniment plus profond et plus fort que ce qui les divise ?

Pour cela et dans le cadre de l’actuelle crise migratoire, il est nécessaire que la riposte aux politiques gouvernementales, comme celle de la Lega & Cinq étoiles, ne déserte pas les thèmes qui s’attaquent au système social capitaliste en tant que tel et à ses mécanismes de domination néocoloniaux. La lutte contre les politiques migratoires restrictives et répressives des Etats et contre toute forme de discrimination envers les populations immigrées doit être une priorité des révolutionnaires internationalistes, qui doivent dénoncer sans ambiguïté les migrations forcées, constituant une grande partie des migrations contemporaines. Les révolutionnaires savent bien ce qui pourrait être fait pour tenter d’inverser la tendance. C’est un processus complexe, vu la profondeur historique et le caractère structurel de ces causes. Avancer dans cette direction nécessiterait de grandes confrontations et des bouleversements sociaux.

Il faudrait obtenir avant tout : 1° L’annulation de la dette extérieure des pays africains ; 2° Le retrait immédiat des troupes – privées et publiques, italiennes et européennes – des conseillers militaires, des groupes d’entraînement militaire et policier ; 3° La restitution des terres razziées à travers le land grabbing ; 4° L’arrêt de l’envoi en Afrique des produits agricoles européens subventionnés qui détruisent l’agriculture locale ; 5° L’abandon de la pêche dans les mers des pays d’Afrique ; 6° La rediscussion des relations commerciales, sur des bases paritaires et de réciprocité ; 7° L’élaboration des formes concrètes d’un processus de restitution du pillage pluriséculaire ; etc.

Et, en tout premier lieu, la rupture du silence sur les luttes ouvrières et populaires, sur les résistances au néocolonialisme, en cours en Afrique, et leur soutien par tous les moyens. Pour cesser ainsi de couvrir l’Afrique de camps, de murs, de montagnes de cadavres d’émigrants, de dettes, de prédateurs, de contingents militaires, de guerres ouvertes ou secrètes ! (Juillet 2018 ; traduction Dario Lopreno)

Pietro Basso est membre de la rédaction de Cuneo rosso, à Marghera (Venise)


[1] En 1884-1885 a lieu la Conférence de Berlin, en pleine curée sur l’intérieur du continent africain par les puissances occidentales coloniales et par celles qui voulaient le devenir, alors que le bassin du Congo a été préparé pour être dépecé. Il en résulte, principalement, l’attribution d’immenses territoires (le futur Congo actuel) au roi de Belgique, Léopold II, qui exploite les richesses de son Congo par la terreur, la torture, le sang et les mains coupées, au nom de la civilisation ; d’autres grandes portions de terre sont distribuées à la France, qui place ainsi le Congo Brazzaville sous sa tyrannie. [ndt]

[2] Akinwumi A. Adesina, président de la Banque africaine de développement, affirme : « Aujourd’hui, l’Afrique est, sans conteste, le lieu privilégié pour faire affaires. Nous avons une jeune population en plein essor et une demande grandissante des biens de consommation, de produits alimentaires et de services financiers. Tous ces facteurs conjugués font de l’Afrique une destination commerciale et industrielle attrayante pour le secteur privé », Groupe de la Banque Africaine de développement, Industrialiser l’Afrique, 2018, p. 4. Li Yong, directeur général de l’UNIDO [initiales anglaises de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI)], s’exprime dans le même sens à travers un article intitulé : « Afrique, une industrialisation qui ne peut plus être différée », quotidien Il Sole 24 Ore, 02/02/2017, article dans lequel il traite non seulement du « profil démographique favorable », mais aussi du fort développement urbain du continent et d’une « diaspora hautement instruite ».

[3] Cf. UNCTAD [sigle anglais de la CNUCED, Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement], World Investment Report 2018, Geneva, 2018, p. 38, figure A. Le 66% des capitaux états-uniens est investi dans l’extraction minérale, activité pour laquelle le Royaume-Uni et la France viennent en tête des puissances européennes, mais aussi de plus en plus l’Italie qui, en 2016, est devenue le premier investisseur européen notamment à travers l’Office national des hydrocarbures (ENI, Ente nazionale idrocarburi).

[4] Cf. le site Internet https://landmatrix.org/en/get-the-idea/agricultural-drivers/. Selon Land Matrix, en plus des 41 millions d’hectares sur le plan mondial, il y a 8 millions au sujet desquels les informations sur l’affectation, le type d’acquisition, etc. sont floues et donc hors statistique. 41’000’000 d’hectares correspondent à 410’000 km2, soit presque les 2/3 de la surface de la France.. Les estimations varient fortement selon les soruces utilisées. [ndt]

[5] Les médecins et infirmiers provenant d’un pays d’Afrique se voient offrir, aux Etats-Unis et en Europe, un salaire fixe jusqu’à 30 à 40 fois plus élevé que celui qu’ils perçoivent sur leur lieu de formation. [ndt]

[6] T. Coutrot, M. Husson, Les destins du tiers monde, Nathan, Paris, 1993.

[7] L’urbanisation de l’Afrique ne passe pas que par la formation de très grands centres urbains ; elle passe aussi par l’émergence d’un réseau toujours plus serré de villes petites et moyennes. Cf. UN-Habitat, State of African Cities 2014. Re-imagining sustainable urban transitions, Nairobi, 2014.

[8] S. Castles, M.J. Miller, The Age of Migration. International Population Movements in the Modern World, Palgrave McMillian, 2009, cap. 7, carte 7.1.

[9] O. Bakewell – H. de Haas, African Migration : Continuities, Discontinuities and Recent Transformation, in African Alternatives, P. Chabal, U. Engel e L. de Haan (dir.), Brill, 2007, pp. 95-117.

[10] Au contraire, dans les trois dernières décennies « l’Afrique subsaharienne a subi une désindustrialisation considérable. Des millions de postes de travail ont été supprimés sans substitution ». Cf « Perché l’Africa non decolla », L’Internazionale, 13/07/2018, p. 49 (il s’agit de la traduction d’un article traduit de l’hebdomadaire allemand Die Zeit).

[11] M.-L. Flahaux, H. de Haas, African migration : trends, patterns, drivers, Comparative Migration Studies (2016) 4:1, pp. 1-25.

[12] Je me limite ici à citer le témoignage du citoyen de la République démocratique du Congo, Emmanuel Mbobela, intitulé Rifugiato. Un’odissea africana, Agenzia X, 2018. Tout en disposant de relativement bon moyens matériels de survie et d’appuis, il lui a fallu 6 ans pour parvenir à poser son pied sur sol néerlandais.

[13] La Lega, parti politique anti-méridional fondé il y a plus de 30 ans, sous le nom de Lega Nord, attaché à un territoire fictif, la Padania (l’Italie de la Plaine du Pô, du Nord), est devenue la Lega (tout court, sans Nord) depuis janvier 2018, se transmuant ainsi en parti réactionnaire, souverainiste, raciste, à la lisière de mouvances fascisantes ou fascistes sur certains terrains, mais « national » et non plus « nordiste ». [ndt].

[14] Différencialiste au sens où il s’agit d’une réactualisation du racisme, non pas sous sa version dite « biologique », mais sous celle qui se dit fondée sur la « différence » en termes de « mode de vie », de « culture », de « valeurs » cardinales. [ndt]

[15] L’armée de réserve (de main-d’oeuvre) peut être définie ainsi, en reprenant les mots de Marx (cités par Michel Husson dans l’article Comment les économistes dominants expliquent le chômage, alencontre.org, 06/07/2018) : « Les mouvements généraux du salaire sont en gros exclusivement régulés par les phases d’expansion et de contraction de l’armée industrielle de réserve, qui correspondent aux changements de périodes du cycle industriel. Ils ne sont donc pas déterminés par les évolutions de l’effectif absolu de la population ouvrière, mais par le rapport changeant selon lequel la classe ouvrière se divise en armée active et armée de réserve, par l’augmentation et la diminution du volume relatif de la surpopulation, par le degré où cette population est tantôt absorbée, tantôt de nouveau libérée. » [ndt]

[16] Patrick Bond, in Obsolete Economic Ideas and Personnel Corruption Are Closely Linked in Africa (interview de Mohsen Abdelmoumen, publiée dans American Herald Tribune, 10/06/2017), observe que « dans les 30 premiers pays, en termes de militantisme des travailleurs », il y en a 12 qui sont africains.

[17] Aussi incroyable qu’elle puisse paraître, cette thèse des salaires africains excessivement hauts est carrément explicitée dans J. Cilliers, Made in Africa. Manufacturing and the fourth industrial revolution, Institute for Security Studies, avril 2018, p. 11.

[18] CasaPound est un parti néo-fasciste « fondé en 2003, autour de l’occupation d’un bâtiment du centre de Rome reconverti en centre social destiné aux seuls citoyens italiens », Il s’est alliée à deux autres organisations néo-fascistes, Forza Nuova et Fiamma Tricolore, pour se présenter aux élections politiques de mars dernier, ne dépassant ensemble que de très peu le 1% des suffrages (cf. Jérôme Gautheret, A propos de CasaPound, alencontre.org, 04/01/2018, et Paolo Berizzi, Elezioni Italia, il flop dei neofascisti : Forza Nuova e CasaPound non sfondano, quotidien La Repubblica, 05/03/2018). [ndt]

[19] Cinq étoiles : il s’agit du Mouvement 5 étoiles, aux initiales italiennes M5S (Movimento 5 Stelle). Cette formation gouverne l’Italie avec la Lega depuis juin dernier, suite aux élections de mars. [ndt]

Sources : https://alencontre.org