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Que fait vraiment l’armée française en Afrique ?

D 18 février 2010     H 16:42     A Raphaël Granvaud     C 0 messages


Interview de Raphaël Granvaud, auteur du dernier Dossier-noir de Survie « Que fait l’armée
française en Afrique ? », paru en octobre 2009 aux éditions Agone.

Comment analyses-tu les évolutions de la présence
militaire française en Afrique ?

Officiellement, depuis la réforme de la coopération militaire de
la fin des années 1990, une « nouvelle » doctrine se mettrait
progressivement en place, dont les axes principaux sont la
recherche d’un mandat de l’ONU pour légitimer les interventions
militaires, la multilatéralisation de certaines de ces opérations par
associations de partenaires européens, et le dispositif RECAMP
(renforcement des capacités africaines de maintien de la paix).
Dans le livre, j’essaye de montrer que non seulement les
« vieilles » méthodes n’ont pas disparu (opérations coup de poing
pour sauver tel ou tel dictateur ; crimes ou complicité de crime de
guerre au Congo-Brazzaville, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique ou
au Tchad, recours aux mercenaires etc.), mais j’examine dans le
détail les opérations qui sont censées illustrer la « nouvelle »
doctrine. Les mandats de l’ONU accordés aux interventions au
Rwanda en 1994 ou en Côte d’Ivoire plus récemment, ne
servent que de paravent aux intérêts français. L’implication des
autres pays européens n’est pas un gage de légitimité et est à
géométrie variable : forte si les intérêts sont réellement
communs (opération Eufor-RDC en 2006, opération Atalante
dans le golfe d’Aden depuis un an), et faible s’il ne s’agit que
d’interventions françaises déguisées (Eufor-Tchad/RCA) l’année
dernière. Quant au dispositif RECAMP, il a surtout servi à
recycler la coopération militaire traditionnelle sous une nouvelle
étiquette, ou à dissimuler une ingérence par armées africaines
interposées. La « nouvelle » politique militaire de la France en
Afrique relève du ripolinage, la logique de fond est restée la
même.

Face aux nouvelles rivalités en Afrique, en particulier
de la Chine et des Etats-unis, la France ne va-t-elle pas de
fait être obligée de revoir ses ambitions militaires à la
baisse ?

Si la Chine est un acteur économique de plus en plus
important, il n’en va pas de même au plan militaire pour le
moment. Les Etats-unis en revanche sont de plus en plus
présents : base militaire officielle à Djibouti et garnisons officieuses
dans d’autres pays, création d’un commandement militaire dédié à
l’Afrique (Africom), coopération militaire accrue avec des pays
traditionnellement encadrés par la France… A ma connaissance, il
n’y a eu un réel affrontement indirect entre la France et les Etatsunis
qu’au sujet de Mobutu dans l’ex-Zaïre, la France le soutenant
militairement jusqu’au bout tandis que les Etats-unis appuyaient
les armées rwandaises et ougandaises qui ont précipité sa chute. Il
y a aujourd’hui des forces spéciales françaises et américaines dans
certains pays comme la Mauritanie ou le Mali, sous couvert de
lutte contre le terrorisme, mais leur présence est discrète et je ne
sais pas si elles opèrent de manière coordonnée ou non. Je ne sais
pas non plus si cette situation va pousser les autorités françaises à
accentuer les économies budgétaires en matière de présence
militaire, mais rien ne laisse pour l’instant présager une volonté
politique de diminuer l’ingérence française en Afrique.

Quels sont les véritables enjeux pour la France de se
maintenir à tout prix en Afrique plus, par exemple, qu’au
Proche-Orient où elle a aussi des intérêts ?

Il faut remonter aux indépendances. Le maintien de l’armée
française en Afrique avait des motivations proprement militaires,
dans le cadre des stratégies liées à la guerre froide. Mais il
s’agissait surtout de perpétuer une politique de domination
politique et économique. C’était d’autant plus facile de déstabiliser
ou se débarrasser de ceux qui s’y opposaient que c’est la France
qui a formé les armées des pays nouvellement indépendants. Au
plan politique, cette domination conférait à la France, à l’ONU
notamment, le statut d’une grande puissance. Il ne faut pas
négliger le poids des considérations idéologiques et la nostalgie
coloniale, en particulier dans les Troupes de marine (ex-armée
coloniale), dont est encore issue une part importante de la
hiérarchie militaire. Au plan économique, il s’agissait d’abord
d’assurer l’indépendance énergétique de la France (pétrole,
uranium) au meilleur coût. Aujourd’hui, l’Afrique reste encore la
poule aux oeufs d’or pour un certain nombre d’entreprises du CAC
40, dont les dirigeants ont des liens étroits avec l’élite politique
française et africaine, à commencer par l’actuel président français.
Cela dit, l’impérialisme français diversifie ses implantations
militaires, puisqu’une base vient d’être ouverte à Abu Dhabi.

Comment expliques-tu le silence voire
l’indifférence des médias français et de la société civile
face à la politique criminelle de l’armée française en
Afrique ?

Il y a à la fois des mécanismes de sous-information et de
désinformation. L’information existe la plupart du temps (sans
quoi ce livre n’aurait pas pu être écrit !), même si c’est avec
retard par rapport à l’événement, mais elle n’est pas toujours
relayée sauf par des médias spécialisés ou militants. Il y a
également des mécanismes de censure ou d’auto-censure,
comme on a pu le constater encore récemment lors des
massacres commis par l’armée française contre des civils
ivoiriens en novembre 2004. Le fait que les plus gros
propriétaires de médias soient liés aux réseaux françafricains
n’est évidemment pas étranger au problème. Non seulement
l’information pertinente n’existe que je manière éparse, mais
elle est en outre noyée dans un flot d’autres informations
contradictoires, approximatives ou erronées. Cela tient à la fois
à la paresse journalistique, aux clichés racistes sur l’Afrique
hérités de la période coloniale, et au travail de dissimulation ou
de diversion des services secrets ou du service de
communication des armées. C’est ainsi que l’on peut assister en
direct à un génocide en 1994 sans strictement rien y
comprendre, et surtout pas que les autorités politiques et
militaires françaises soutenaient activement les génocidaires…

A lire...
Raphaël Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique ?,
Agone, octobre 2009, 18€
Raphaël Granvaud, De l’armée coloniale à l’armée néocoloniale
(1830-1990), Survie, octobre 2009, en libre téléchargement :
http://survie.org/publications/les-dossiers-noirs/article/de-larmee-
coloniale-a-l-armee