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Garance et Chido, états de calamité coloniale

D 1er octobre 2025     H 05:00     A An dalonaz, Boni Ravinèr     C 0 messages


Plus de 5 mois après le passage du cyclone Garance à La Réunion, l’État et la mairie de Saint-Denis s’apprête à concrétiser une vieille volonté d’expropriation des habitant.e.s du Bas de la Rivière, secteur particulier du chef-lieu de la colonie. Depuis jeudi 24 juillet, après des mois de détresse et d’incertitude, une opération de démolition concernant trois habitations est en cours dans le quartier de la Colline.

Implanté au fond du Bas de la Rivière, une ravine traversant l’entrée sud de Saint-Denis, ce quartier a été particulièrement dévasté par les crues de la rivière, arrachant plusieurs maisons avec le terrassement sur lesquelles elles reposaient et laissant des dizaines de familles dans le désarroi. A la violence de l’événement climatique s’est ajouté celles des administrations silencieuses, des fonds d’aides rechignant à élargir leurs attributions, des récupérations politiques à l’heure des élections municipales et des reportages qui sortent incomplets et se contentent de portraits misérabilistes...

Cet article souhaite insister sur certains mécanismes du pouvoir colonial et les enjeux entourant cette première vague d’expropriation. Celle-ci intervient alors que la médiatisation nationale du cyclone, et donc l’attention de la métropole, est retombée. Indissociable de la crise traversant le reste de l’île, l’analyse du cas de la Colline doit nous rappeler comment le colonialisme tente de se rasseoir toujours plus fort, plus vicieusement nécessaire et illusoirement sauveur après chaque crise cyclonique. Chaque désastre climatique constitue une aubaine pour la politique coloniale perpétuellement affamée de terres.

Le cyclone colonial montre que la crise écologique ne remet pas à plat le monde. Au contraire, elle renforce les dominations et oppressions coloniales. Les cyclones accélèrent le monde, le contractent, le tendent et font apparaître ses fractures structurantes et radicalisent ses lignes de non-partage

Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen

Et l’apparente inévitabilité avec laquelle ces événements s’enchaînent vient cristalliser les contradictions de deux colonies dont l’inhabitabilité transparaît chaque jour un peu plus, au fils des ravines qui débordent, des champs de cannes et de bananes soufflés, des alimentations en eau et en électricité coupées, des bâtiments et des routes inondées, des voitures emportées, et des colonisé.e.s toujours colonisé.e.s.

Les habitant.e.s de la Colline : entre dignité et dépossession coloniale

Balayant d’un revers de la main les protestations des habitant.e.s constamment mobilisé.e.s depuis le désastre, le préfet Patrice Latron et l’ancienne ministre des Outre-Mers, Ericka Bareigts, ne cessent de marteler leur impérieux besoin d’expropriation. Instrument clé de la colonisation de peuplement, l’expropriation est une mesure simple à un problème fondamental pour la colonie : comment se saisir des terres et se débarrasser de celle.eux qui l’habitent.

Sous prétexte de vouloir préserver des vies et se prémunir d’une mauvaise conscience au prochain cyclone, appuyée par les expertises coloniales du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) et de la DEAL (Direction de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) sur l’illégalité du site, la mairie s’affaire à reloger les habitant.e.s de la Colline et se vexe lorsque sa bonne volonté rencontre leur colère. De fait, la mairie ne peut comprendre leur attachement à la terre, elle organise les arrachements à la terre. L’histoire des quartiers dits « prioritaires » de Saint-Denis regorge d’expulsions, d’expropriations et de déplacements forcés de population, lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes nés de ces déplacements. Les expulsions de la Colline sont à inscrire dans la longue histoire de l’urbanisme colonial et des poussées d’un grand bâtisseur de l’empire, Michel Debré. Loin d’être une solution innocente, les relogements font partie d’un arsenal répressif allant des grenades aux contrats aidés. Ils permettent la fragmentation des familles d’un quartier voire d’une commune à l’autre et empêchent l’organisation politique des voisinages. Aussitôt expulsées, ces dernières peuvent se retrouver locataires alors qu’elles étaient propriétaires. La dépendance aux aides (créée par le logement social), l’isolation et la rupture avec les modes de socialisations qu’elles ont pu connaître peuvent alors s’installer.

Leur expulsion est aussi la perte de possibilités d’être ancré au territoire et ses histoires - cruellement, les eaux ont aussi emporté des archives sur l’histoire du Bas de la Rivière, patiemment constituées par un des habitants de la Colline - d’y développer une forme d’autochtonité et ce, malgré les contradictions de la modernité coloniale. Plus qu’un déracinement à la terre, aux rythmes de la rivière, aux pailles-en-queues qui ont pu remplir les remparts, aux pieds de mangues et de jacquiers qui s’y trouvaient dans les hauteurs, les habitant.e.s de la Colline témoignent de la perte d’une manière de se retrouver entre familles et voisins, de s’organiser dans une relative auto-suffisance, de résister collectivement face aux crues de la rivière (qui ne datent pas d’hier) et finalement, d’une manière d’habiter la ravine.

Habitabilité illégale mais inhabitabilité légale

Pourquoi habiter la ravine ? Et pourquoi se battre pour y rester maintenant que le risque est avéré ? L’endiguement demandé par les habitant.e.s n’est-il pas une mesure écocidaire et très peu durable ? Ne voulez-vous pas être sauvé ? La mairie est perspicace ! Mais elle oublie que le reste de sa ville est elle-même bâtie sur plus d’un siècle de prédation des ravines, de leurs embouchures et de leurs marécages environnants. En effet, au cours des années 1980, alors que pour ses zones à risques, la métropole coloniale tente la mise en place d’une approche préventive, via la sensibilisation et les interdictions de construire, la colonie départementalisée bénéficie d’un Programme Pluriannuel d’Endiguement des Ravines (PPER) lui permettant de construire à tout va. Une étude parue en 2006 du géographe David Lorion montre bien comment La Réunion et en particulier sa capitale Saint-Denis a su profiter des cyclones du 20ème siècle et des fonds d’urgences de l’État pour étendre ses cités et ses zones industrielles. Les nombreux travaux d’endiguements ont permis l’extension délibérée de zones d’activités au sein même de zones à risques. Lorion, figure de la droite coloniale réunionnaise et désormais maire de la 2ème commune la plus urbanisée de l’île, Saint-Pierre, le remarque lui-même :

« Les grandes catastrophes sont toujours d’excellents catalyseurs de projets d’aménagements ou à l’origine de la publication d’une panoplie de lois en matière de risque. La période fut propice à l’aide d’urgence et aux grands plans de lutte contre les risques naturels. En 1980, le gouvernement préparait les élections présidentielles, et le premier ministre, Raymond Barre, originaire de la Réunion voulait montrer que l’État conservait son rôle providentiel dans les DOM. La vulnérabilité des quartiers de l’est de Saint-Denis en 1980 s’était révélée particulièrement importante malgré la protection des anciennes digues. Entre 1946 et 1967, la croissance de la population fut de 150 %. [...] Les dégâts en 1980 (N.D.L.R :causés par le cyclone Hyacynthe) furent immenses dans le secteur du Chaudron, de Vauban et de l’ensemble des quartiers est. Il a fallu naturellement protéger les premières cités sociales qui s’étaient implantées dans le secteur depuis 1960, mais il était aussi urgent d’accélérer la récupération des terrains inondables. Le financement des PPER fut accordé dans un premier temps pour faire face à l’urgence de l’urbanisation sociale ».

La récupération des terrains inondables, c’est précisément ce que les habitant.e.s de la Colline pensent de leurs expulsions. En contre-bas, sur les berges du Bas de la Rivière, se sont déjà implanté les usines des Brasseries de Bourbon ainsi qu’un immense abattoir. Selon plusieurs témoignages, la Colline aurait même fait le projet d’établissement d’une base de l’armée d’occupation française chargé du maintien de l’ordre colonial : les forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FASZOI). Surtout, en aval, un captage des eaux, critique pour le centre-ville et ayant par ailleurs fait défaut lors du passage de Garance, a été inauguré en 2018. Celui-ci cristallise le plus grand mépris fait aux habitant.e.s.

En effet, depuis 2009 déjà, un projet d’endiguement et d’aménagement routier leur avait été promis pour assurer leur sécurité et améliorer l’accessibilité du site. Quelques millions d’euros manquant plus tard et des travaux s’arrêtant à l’entrée de la Colline, les habitant.e.s commencent à remettre en cause les motivations de la commune, ses bureaux d’études et ses entreprises de travaux publics. Quelques années plus tard, la petite troupe revient, appuyée par quelques experts métropolitains, avec en tête le captage des eaux. Les demandes d’endiguement pour protéger la Colline mais aussi les recommandations techniques des locaux concernant la construction du captage furent alors ignorées. L’endiguement des eaux n’est certainement pas une solution durable, mais qu’elle fasse partie des revendications des habitant.e.s est tactiquement compréhensible. Des années durant, la commune les a volontairement délaissés tout en offrant de juteux contrats pour des infrastructures publiques et privés au service d’une autre population.

Manifestement, il faut construire, mais pas pour tout le monde. Alors que les villas bordant les hauteurs de Saint-Denis demeurent tranquillement dans leurs zones rouges (zones exposées aux risques naturels majeurs qui font l’objet d’interdiction de construire) sans vivre le risque d’une expropriation, au fond des ravines il faut mettre du propre. Il faut plutôt se demander : qui décide de l’habitabilité du territoire ? Pour qui le territoire est-il inhabitable ?

L’État proclame la gestion des risques naturels, mais les habitant.e.s savent bien qu’on leur promet une gestion des indésirables. A cet égard, la colonie ne saurait masquer plus longtemps ses logiques ségrégationnistes. L’état de fongibilité qui frappe la vie des habitant.e.s de la Colline est le même qui régit les populations parquées dans les cités populaires. Majoritairement noirs et pauvres, les nombreux quartiers dits « prioritaires » de Saint-Denis (Sainte-Clothilde, le Chaudron, La Source, les Camélias, Primat, le Moufia...) sont bien souvent issus d’anciens camps d’esclavisé.e.s et d’engagé.e.s devenus des bidonvilles rasés par les multiples lois de « résorption » expérimentés à La Réunion et dans les autres colonies [loi Debré 1964, loi Vivien 1970, loi Letchimy 2011, loi Elan 2020]. Ce sont ces marges de la population que la colonie maintient stratégiquement dans un état entre la vie et la mort. Quand les douleurs séculaires qui agitent ces corps n’alimentent pas le système médico-carcéral et sa biopolitique particulièrement développée à La Réunion, quand les accusations de fertilité incontrôlable ne servent pas à l’étalage du béton colonial, à la sordide industrie de l’avortement, quand leur dépendance aux aides ne suffit plus à faire d’elles.eux une réserve électorale stratégique, ces populations permettent à l’Etat d’assouvir des besoins sans cesse renouvelés de domination, de matraquages et de surveillance permanente. Et l’hypermédiatisation de la réaction à ces violences d’Etat, la violence des colonisé.e.s, permets de maintenir palpable la ligne de classe et de race où se disputent les désirs de blanchité.

Maoré et LaRényon, départementalisations en bourrasques

Les expulsions de la Colline nous renvoie nécessairement aux milliers de comorien.ne.s chassé.e.s de Maoré par les opérations places-nettes, les wuambushus et finalement, une opération rêvée, Chido.
Quelques mois avant Garance à la Réunion, le cyclone Chido dévastait l’île Maoré. Le désastre vint alors s’insérer dans une séquence xénophobe dirigée contre une partie « immigrée » de la population de l’archipel des Comores dont Maoré constitue la partie colonisée par la France. Les bidonvilles qui accueillaient cette population immigrée (pour la majorité, rendue étrangère sur son propre sol) furent soufflés par l’événement après avoir été la cible de violences coloniales des mois durant. La catastrophe naturelle a permis le renforcement du socio-aparthield de l’île sans suprise pour les habitant.e.s de l’île habitué.e.s au régime colonial ségrégationiste : les denrées alimentaires distribuées par les Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS) et autres associations nationales se faisaient sous réserve de détention d’une pièce d’identité française et/ou d’un titre de séjour. Ainsi, les personnes vivantes dans les bidonvilles, sans papiers n’ont pas ou peu bénéficiées des dispositifs de distribution de produits de premières nécessités alors même que ce sont ces populations qui sont les plus touchées, l’on voit là l’objectif réel des dispositifs étatiques d’aide sociale : la traque, la capture, la mise en dépendance, le laisser-mourir.

Pour rappel, à travers Maoré, c’est en réalité tout l’archipel des Comores qui est déstabilisé. La présence française et les maigres avantages en terme d’emploi ou de santé qu’elle fait miroiter suffit à générer d’intenses flux migratoires, au grand dam des conservateur.ices et des séparatistes mahorais.e.s. Ces derniers s’inscrivent sur un spectre allant de la simple assimilation républicaine à l’invention d’une lutte contre le soit disant colonialisme comorien. Les divisions coloniales et la logique du grand-remplacement sont ainsi recyclées entre une population mahoraise à protéger et une population comorienne à éliminer. L’une est en cours de départementalisation (colonialisme), l’autre est sous le joug du néo-colonialisme. Cette construction d’une identité mahoraise (qui n’est évidemment pas à caractère national mais culturel à cause du colonialisme) refourgue sous le tapis les liens bien réels qui unissent de fait les familles de chaque île. Située à l’entrée du canal de Mozambique au nord de Madagascar, le jeu des appartenances ethniques et des chefferies villageoises imprègne fortement les narratifs politiques sur l’histoire de l’archipel. Et comme toujours, ils servent d’abord à immobiliser le peuple en leur subtilisant l’ennemi principal qui serait autrement visible en plein jour.

Dans le sillage de Chido, l’État français s’est empressé de mettre à l’emploi la récente loi immigration en promettant la fin du droit du sol à Mayotte. La loi programme de « refondation » qui se profile maintenant sera donc en partie la tentative d’appliquer concrètement ces nouvelles mesures négrophobes anti-migratoires. Si la violence de ce volet a déjà bien été relevé ailleurs, il nous faut insister sur celle du volet de la reconstruction, celle qui se produit avec des milliards d’euros d’investissements.

L’État providentiel s’apprête-t-il à faire jouir les mahorais.e.s des pleins privilèges d’une citoyenneté française ? Que peuvent attendre les colonisé.e.s d’une promesse d’accès aux droits sociaux offert par la République ?
La séquence actuelle à Maoré ne peut que nous rappeler celle de La Réunion en 1948. Comme sait très bien le répéter le Département lors des anniversaires justifiant son existence, La Réunion sortait d’une séquence particulièrement difficile. Aux famines de l’entre-deux guerres ont fait suites de terribles cyclones dont celui de 1948. Ce récit d’une misère circonstancielle (qui se présente sans la ruine que provoque 300 ans d’esclavagisme, d’engagisme, de colonisation) permet ensuite de justifier le sous-développement qui prendra forme à la Réunion avec un certain welfare colonialisme. De même qu’aujourd’hui pour Mayotte, cette deuxième moitié du 20ème siècle voit l’État français déployer un véritable plan Marshall, fournissant toute sorte d’infrastructures providentielles en santé, en éducation, en logement et en mobilité pour pallier aux besoins que découvre maintenant le colonialisme … A la rescousse perpétuelle (et savamment organisée) de la pauvre Réunion.

« Mais tôt ou tard, le colonialisme s’aperçoit qu’il ne lui est pas possible de réaliser un projet de réformes économico-sociales qui satisfasse les aspirations des masses colonisées. Même sur le plan du ven¬tre, le colonialisme fait la preuve de son impuissance congéni¬tale. [...] Il faut au contraire se convaincre que le colonialisme est inca¬pable de procurer aux peuples colonisés les conditions matériel¬les susceptibles de lui faire oublier son souci de dignité. Une fois que le colonialisme a compris où l’entraînerait sa tactique de réformes sociales, on le voit retrouver ses vieux réflexes, renforcer les effectifs de police, dépêcher des troupes et installer un régime de terreur mieux adapté à ses intérêts et à sa psychologie »

Frantz Fanon, Les damnés de la terre

Il nous faut répéter ce que les réunionnais.e.s, les martiniquais.e.s, les guadeloupéen.ne.s et les guyanais.e.s sont à mesure de constater désormais : la départementalisation est un échec. La départementalisation n’a été que la reconfiguration de la domination coloniale sous une autre forme. Nos terres spoliées et empoisonnées, nos jeunes affamés, assimilés, déportés, enrolés, nos aîné.e.s silencé.e.s, isolé.e.s, nos savoirs et nos traditions exterminés, volés ou instrumentalisés, nos ancêtres bafoué.e.s, réifié.e.s, nos luttes et nos désirs d’en finir avec le capitalisme colonial étouffés, blanchis, sans cesse retardés et récupérés. Et chaque kilomètre de route en plus, de tonnes de bétons déversés encore et encore, de cliniques et d’EHPAD, chacune de ces écoles et de ces aires commerciales, de ces zones industrielles et de ces musées… doit définitivement apparaître comme un progrès du colonialisme marchant sur le peuple. Il faut nous répéter que le colonialisme n’est pas capable de nous donner le pain. Garance et Chido en sont les preuves terribles.

Une transition écologique sans décolonisation ?

« Ici c’est la France, c’est notre fierté, notre richesse. Ce n’est pas une idée creuse. Les scientifiques et militaires qui sont là le rappellent. La France est un pays archipel, un pays monde […] On n’est pas là pour s’amuser, mais pour bâtir l’avenir de la planète. Ce que nous préservons ici aura des conséquences sur les littoraux, y compris dans l’Hexagone. »

Emmanuel Macron aux Îles Eparses, 2019.

La transition écologique vantée comme horizon d’émancipation universelle se révèle, pour le Sud global et singulièrement pour l’Afrique, comme un nouvel appareil de domination. Sous couvert de “sauver la planète”, l’impérialisme réorganise ses chaînes de prédation : l’électrification des transports, l’extension des éoliennes, la multiplication des batteries déplacent la violence du charbon vers le cuivre, le cobalt, le lithium et les terres rares. Or ce déplacement ne réduit en rien l’intensité de la violence, il la reconfigure. En Afrique centrale, les mines de cobalt et de cuivre de la République Démocratique du Congo (RDC) transforment les populations en une main d’œuvre (sur)exploitable pour la transition énergétique du Nord : villages déplacés, enfants travaillant dans les mines exposés à des taux toxiques de métaux, des millions de congolais.e.s surexposé.e.s aux violences sexuelles, à la prédation impérialiste, à la militarisation permanente des bassins miniers. La RDC occupe une place centrale dans les restructurations du capitalisme qui font suite à des évolutions technologiques : l’essor de l’industrie automobile engendre l’exploitation du caoutchouc au XIXe siècle, l’avènement de l’industrie nucléaire engendre l’exploitation de l’uranium au XXe siècle, les énergies renouvelables et la digitalisation engendrent désormais l’exploitation du lithium, du cobalt. du cuivre, de la manganèse, du néodyme et autres terres rares. La “propreté” vantée ailleurs repose sur un régime de surexposition à la capture, à la mort, à l’indignité des damnés de la terre. La transition verte, la transition écologique, la digitalisation et autres coquilles vides ne sont qu’une reconfiguration de l’impérialisme.

L’île Maoré fait l’objet d’un vaste plan de “reconfiguration territoriale” où la rhétorique écologique — lutte contre l’habitat insalubre, adaptation au changement climatique, développement d’infrastructures résilientes — sert de paravent à des opérations de destruction des quartiers populaires et de militarisation de l’espace. Les bidonvilles sont rasés au nom de l’hygiène et de la durabilité, les habitant.e.s précaires, souvent d’origine comorienne, sont expulsé.es et pourchassé.s par les forces répressive chargées de l’ordre colonial négrophobe. Cette violence écologique s’inscrit dans une continuité : celle de la balkanisation des Comores orchestrée par la France au moment de l’indépendance en 1975, lorsque Paris s’est arrogé la souveraineté sur Maoré malgré la volonté d’unité exprimée par le peuple comorien. Depuis, l’archipel est fracturé, et Maoré est transformée en avant-poste militairo-policier et administratif de la présence coloniale française dans l’océan indien. La gestion dite “écologique” de l’île se conjugue à une gestion migratoire négrophobe. Le visa Balladur instauré en 1995 a institutionnalisé la séparation : il interdit la libre circulation entre Maoré et les autres îles des Comores, déchirant des familles entières, transformant la mer en cimetière où des milliers de comorien.n.e.s considéré.e.s, comme surnuméraires et sacrifiables, périssent dans les kwasa-kwasa. Ce dispositif racialise la frontière et prépare le terrain à l’actuelle militarisation : les mêmes logiques qui traquent, expulsent et refoulent les comorien.n.e.s servent à justifier la “reconfiguration” de l’île au nom du développement durable et de la résilience. L’écologie sert ici à justifier la contre-révolution : nettoyer, discipliner, contrôler, stériliser, noyer, incarcérer une population considérée comme excédentaires. Dans ce cadre, les projets “verts” prennent la forme de lotissements standardisés, de bâtiments administratifs Haute Qualité environnementale (HQE), de zones d’urbanisme planifiées par des cabinets métropolitains, tandis que les habitant.e.s vivent dans une très grande pauvreté, et sont particulièrement vulnérables aux changements climatiques.

À La Réunion, la “transition énergétique” prend la forme de grands plans technocratiques comme le plan GHERRI, qui érigent l’île en terrain d’expérimentation pour la métropole. Le fantasme bioclimatique y trouve une vitrine parfaite : à La Possession, l’éco-quartier "coeur de ville" primé à la COP24 illustre cette mise en scène d’une modernité "verte" et “durable”, orchestrée par des cabinets d’architecture naviguant entre Paris, La Réunion et Maoré. La multiplication des “technopôles verts” et incubateurs d’entreprises tournés vers les énergies renouvelables, comme Technopole de La Réunion ou Synergîles, souvent financés par l’Union européenne, la Région Réunion et l’ADEME, ne profite pas à la population réunionnaise, mais sert surtout à valoriser l’image de l’île comme “pôle d’excellence” dans les salons internationaux tels que le Forum des énergies renouvelables de l’océan Indien. Les projets d’aménagement côtier — comme les zones de tourisme durable promues par l’IRT (Île de La Réunion Tourisme) et des groupes hôteliers métropolitains — sont présentés comme des réponses au changement climatique, alors qu’ils accélèrent la bétonisation de l’île, renforcent la dépendance aux capitaux venus de Paris ou de Bruxelles et renforce le socio-aparthield caractéristique de la colonie. Même les programmes de conservation de la biodiversité, comme la sanctuarisation du Parc national de La Réunion (inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010), participent de cette logique : ils protègent la “nature” comme vitrine internationale, mais en encadrant, restreignant et parfois criminalisant les pratiques paysannes et populaires traditionnelles (cueillette, pâturage, chasse), au bénéfice d’ONG environnementales ou d’agences comme l’Office français de la biodiversité et l’ONF (Office national des forêts), relais directs de l’État français dans la gestion des territoires. Ici, l’écologie coloniale ne se lit pas seulement dans l’extractivisme des terres lointaines, mais dans la fabrique de modèles urbains censés démontrer la viabilité d’un capitalisme vert tropicalisé, au prix d’une dépossession des populations locales.

Perspective panafricaine sur les évolutions statutaires

L’expropriation des habitant.e.s de la Colline brise des vies, des familles et est en train de redessiner la ville de St Denis. Nous avons montré plus haut comment cette expropriation s’inscrit dans l’histoire coloniale de La Réunion. Mais la Coline n’est qu’un microcosme. Dans toute Lafroséani (sud ouest de l’océan indien) les mémoires se superposent : esclavage, engagisme, colonisation et négrophobie ont laissé des traces sur les corps, les territoires. Les terres sont accaparées, les savoirs traditionnels effacés, les peuples enfermés dans des dispositifs économiques et politiques qui reproduisent la captivité héritée de l’esclavage.

La réponse politique face à ce système de domination qui déverse sur nos corps une violence extrême ne peut pas se formuler avec l’État français. Il convient de rappeler que la promesse de la départementalisation n’a pas été tenue et ne sera jamais tenue. La question du statut prend malgré tout une place importante à l’heure des reconfigurations impérialistes. Et l’État colonial lui-même, reconnaît qu’il ne peut continuer à administrer ses colonies ainsi et commence depuis quelques années une reconfiguration de son emprise. L’appel de Fort-de-France de 2022 et, en particulier les récents accords de Bougival actent la volonté de l’Etat colonial de sous-traiter la gouvernance des territoires colonisés aux colonisé.e.s sous prétexte d’être "au plus près des territoires". Dans ce contexte, les bourgeoisies locales des colonies françaises – que ce soit à La Réunion, incarnée par des figures comme Huguette Bello ou Ericka Bareigts , en Martinique ou en Guyane – revendiquent une évolution statutaire vers plus d’autonomie. Mais cette revendication n’est pas mue par une volonté d’émancipation des peuples : elle traduit surtout une soif de pouvoir et la conscience d’un carcan institutionnel qui bride leur ascension politique. Cette demande d’autonomie, si elle s’inscrit dans une dynamique de rupture apparente, demeure enfermée dans le cadre colonial et reproduit des logiques de domination. A cet égard, la petite bourgeoisie départementalisée malgré l’absence d’indépendance rappelle les petites bourgeoisies qui ont trahit leur peuple et permis la néocolonisation des pays africains.
La réponse politique des colonies ne peut donc pas être pensée avec l’État colonial en demandant « plus d’État ». Le besoin urgent est celui de s’en émanciper, de rompre avec le pacte colonial, de refuser les illusions institutionnelles qui ne font que réaménager les chaînes.

L’émancipation des colonies françaises ne saurait se concevoir sans un processus de réparations pour les africain.e.s, du continent et de la diaspora. Les réparations ne sont pas un supplément moral ou symbolique : elles constituent le socle d’une véritable décolonisation. Les tentatives libérales de diluer les réparations sous un vernis mémoriel ne sont pas à prendre au sérieux : les réparations seront matérielles ou ne le seront pas.

Mettre un chapitre de plus sur la colonisation dans les manuels d’histoire de l’enseignement secondaire, remplacer le nom d’un.e génocidaire négrophobe d’une rue par un.e guerrièr.e marron.n.e ne réparent pas des siècles de dépossession, de capture, de traque et de mise-à-mort de nos corps colonisés. En ce sens, nous nous inscrivons dans les luttes commencées par nos ancêtres qui se sont battus pour leur dignité.

• Réparer la spoliation des terres : la question foncière est centrale. Dans de nombreux territoires, les descendant.e.s d’esclavagistes et de colons détiennent encore la majorité des terres fertiles, consolidant ainsi un rapport de domination économique hérité directement du mode de production esclavagiste. Les réparations passent nécessairement par des réformes foncières et agraires ambitieuses : expropriation des terres des bourgeois.e.s et colons, reconnaissance des communs, soutien à l’agriculture paysanne et à la souveraineté alimentaire. Il ne s’agit pas seulement de redistribuer des parcelles, mais de rétablir un rapport juste entre les peuples et leurs territoires.
• Réparer les corps : des siècles d’exploitation capitaliste et de violence coloniale ont laissé des traces tangibles dans la santé des populations colonisées : maladies chroniques liées à l’alimentation imposée, exposition à des polluants (comme le chlordécone en Martinique et Guadeloupe, ou le glyphosate à la Réunion), vulnérabilités psychiques issues de la domination raciale. Les réparations doivent permettre l’exploration d’un nouveau rapport à la terre qui est l’enjeu d’une écologie proprement décoloniale : réhabilitation des pratiques ancestrales non marchandes et non extractivistes, renouer un lien spirituel avec la terre, abattre la monoculture de la canne héritière du mode de production esclavagiste, etc.
• Réparer les traumatismes transgénérationnels : l’esclavage, l’engagisme et la colonisation ont produit des blessures psychiques profondes, transmises de génération en génération. Ces traumatismes ne se résolvent pas par de simples excuses officielles. Ils appellent une politique de reconnaissance active, l’intégration de cette mémoire dans l’enseignement, des dispositifs de soin culturellement situés, et un investissement dans des formes de santé communautaire qui prennent en compte la violence coloniale comme fait structurant.

Toutes ces mesures en faveur d’une réparation implique nécessairement une indépendance des colonies françaises vis-à-vis de la France. Ces réparations, qui ne peuvent être une faveur concédée par l’État colonial, s’inscrivent dans la tradition radicale noire : une tradition de luttes qui a toujours relié l’histoire de l’esclavage, de la colonisation et du capitalisme à la nécessité d’une justice révolutionnaire. L’obtention d’une réparation intégrale est tributaire du niveau de notre organisation, de notre unité et notre niveau de conscience du sujet pour renverser le rapport de force entre l’impérialisme et les peuples sous sa domination.
Au-delà d’une lutte pour la souveraineté, l’indépendance est une question de survie à laquelle sont confrontés les peuples de Lafroséanie et du Sud global au croisement des désastres climatiques et des guerres impérialistes.

An dalonaz,
Boni Ravinèr