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L’œuvre négative du colonialisme français à Mayotte : un îlot de pauvreté dans un océan de misère

D 8 mai 2018     H 05:47     A Saïd Bouamama     C 0 messages


La mobilisation de masse qui se poursuivait début avril à Mayotte a un caractère double et hautement contradictoire. D’un côté, une protestation contre l’austérité et les mauvaises conditions de vie, dans une île qui reste largement sous-développée et dont les habitants – malgré le statut de « département français » accordé en 2011 – sont loin de bénéficier des mêmes droits que ceux de métropole. Mais un second aspect, terrible conséquence des méfaits du colonialisme et de l’impérialisme français, est la chasse aux sans-papiers comoriens – qui font partie du même pays et du même peuple que les Mahorais – et les appels à une répression accrue à leur encontre. C’est à ce versant de la crise qu’est principalement consacré le texte reproduit ici (Comité de rédaction).

L’idée que le colonialisme est une affaire du passé est fréquente dans le débat médiatique et politique. Des polémiques peuvent surgir sur « l’œuvre positive » ou au contraire sur le caractère de « crime contre l’humanité » de ce colonialisme, mais elles concernent des séquences historiques du passé. Le mouvement social qui secoue Mayotte depuis plus de quatre semaines rappelle que le colonialisme français est une réalité contemporaine.

Rappelons que sur les 17 « territoires non autonomes » que les Nations-Unies considèrent comme devant être décolonisés, deux (la Kanaky et la Polynésie) sont occupés par la France. L’île de Mayotte pour sa part est considérée comme partie intégrante des Comores par la résolution 3385 du 12 novembre 1975 de l’assemblée générale des Nations Unies, qui énonce « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la Grande-Comore, de Mayotte et de Mohéli ».

Le contexte historique : une île comorienne

[…] De manière générale le problème de Mayotte est réduit à la question de « l’immigration clandestine » et de l’insécurité qu’elle susciterait. Une telle construction politique et médiatique du problème appelle logiquement une solution unique : renforcer le contrôle des frontières et la chasse aux sans-papiers. Une telle construction a en outre un effet de légitimation des politiques répressives contre les sans-papiers et les réfugiés dans l’hexagone.

L’association entre immigration et insécurité est, en effet, un des axes du discours du ministre de l’Intérieur. La situation à Mayotte est mise en scène comme un avertissement alertant sur les dangers qui menaceraient l’hexagone si la « fermeté » contre « l’immigration clandestine » cesse d’être l’axe directeur de la politique migratoire française. Rappelons quelques éléments des contextes sans lesquels aucune compréhension de la situation n’est possible.

Sur le plan historique, les quatre îles des Comores deviennent un protectorat français en 1886 puis un territoire d’outre-mer en 1946. A l’époque du colonialisme ascendant, personne ne songe à séparer Mayotte des trois autres îles de l’archipel. Comme le rappelle l’historien Alain Ruscio, l’unité de l’archipel fait consensus. En témoigne la définition donnée par le « Grand dictionnaire universel du 19e siècle » de Larousse : « Comores : groupe d’îles d’Afrique (…). Les quatre grandes îles qu’il comprend sont Mayotte, Anjouan, Mohéli et la Grande-Comore ».

La géographie, la langue, la religion, les mouvements de population, etc., attestent de cette unité de l’archipel : « l’histoire, les cultures et traditions, la langue et la religion sont quasiment les mêmes d’une île à l’autre. La composition et le rapprochement des îles sont aussi d’autres éléments renforçant le caractère unique des Comores. Dès le début du 16e siècle, des habitants de la grande Comore se sont installés à Mayotte lorsqu’ils fuyaient les portugais qui commençaient à débarquer sur leur île. L’île qui, aujourd’hui, est rendue artificiellement française n’est distancée d’Anjouan que de soixante-quinze kilomètres. Les habitants des quatre îles parlent tous la même langue, le shicomori, qui est divisé en quatre dialectes légèrement différents […] à tel point que l’incompréhension totale entre eux est pratiquement impossible. Hormis la petite minorité chrétienne de Mayotte, la religion est également unique, l’islam sunnite et shaféite. Elle est par ailleurs considérée comme une vraie culture par tous les Comoriens. »

En dépit de cette histoire et de ces facteurs communs, d’une part, et des résolutions des Nations-Unies, d’autre part, l’Etat français orchestre la séparation de Mayotte du reste de l’archipel en 1976. Alors que le référendum d’autodétermination du 22 décembre 1974 se prononce de manière massive pour l’indépendance de l’archipel, l’Etat français décide unilatéralement de prendre en compte les résultats île par île et non sur l’ensemble de l’archipel. Lors de ce référendum d’autodétermination, ce sont 94,57 % des Comoriens qui se prononcent pour l’indépendance. Seule l’île de Mayotte donne un résultat divergent, avec 63,22 % de voix contre l’indépendance.

Malgré le positionnement des Nations-Unies pour une prise en compte des résultats sur l’ensemble de l’archipel, l’Etat français organise illégalement un référendum spécifique à Mayotte le 8 février 1976, donnant une couverture pseudo-juridique à cet acte de brigandage étatique. Le fait que 99,4 % des électeurs de Mayotte se prononcent pour le maintien de l’île dans la République française est pris comme justification pour une balkanisation de l’archipel.

Une telle décision est une violation de la loi française du 23 novembre 1974 qui énonce dans son article 5 que « si le classement des résultats se fera île par île, la proclamation en sera globale ». Elle est également une violation du droit international, conduisant les Nations-Unies à condamner l’organisation des référendums des 8 février et 11 avril 1976.

La résolution 31/4 de l’assemblée générale des Nations-Unies du 21 octobre 1976 ne souffre aucune ambiguïté : « Rappelant que l’ensemble du peuple de la République des Comores, par le référendum du 22 décembre 1974, a exprimé à une écrasante majorité sa volonté d’accéder à l’indépendance dans l’unité politique et l’intégrité territoriale,

« Considérant que les référendums imposés aux habitants de l’île comorienne de Mayotte constituent une violation de la souveraineté de l’Etat comorien et de son intégrité territoriale,

« Considérant que l’occupation par la France de l’île comorienne de Mayotte constitue une atteinte flagrante à l’unité nationale de l’Etat comorien, Membre de l’Organisation des Nations-Unies,

« Considérant qu’une telle attitude de la France constitue une violation des principes des résolutions pertinentes de l’Organisation des Nations-Unies :

« Condamne les référendums du 8 février et du 11 avril 1976 organisés dans l’île comorienne de Mayotte par le Gouvernement français et les considère comme nuls et non avenus, et rejette

« a) Toute autre forme de référendums ou consultations qui pourraient être organisés ultérieurement en territoire comorien de Mayotte par la France ;

« b) Toute législation étrangère tendant à légaliser une quelconque présence coloniale française en territoire comorien de Mayotte ;

« Condamne énergiquement la présence de la France à Mayotte, qui constitue une violation de l’unité nationale, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de la République indépendante des Comores ;

« Demande au Gouvernement français de se retirer immédiatement de l’île comorienne de Mayotte, partie intégrante de la République indépendante des Comores, et de respecter sa souveraineté. »

Cette résolution, qui est adoptée par 102 voix contre une seule (celle de la France) et 28 abstentions, sera régulièrement réaffirmée par de nombreuses autres résolutions des Nations-Unies. Quant aux conditions du scrutin, faisant passer en deux ans le nombre d’électeurs de Mayotte opposés à l’indépendance de 63,22 % en 1974 à 99,4 % deux ans après, voici ce qu’en dit le journal réunionnais Témoignages du 10 février 1976 :

« Depuis longtemps le gouvernement français préparait son «  référendum  » de mascarade sur le territoire comorien de l’île de Mayotte. Dimanche dernier, à force de fraudes et de trucages, tout s’est achevé comme un grand carnaval. Une grosse plaisanterie de mauvais goût. Olivier Stirn voulait qu’une majorité de Comoriens à Mayotte se prononce pour le rattachement à la France. Il a eu ce qu’il méritait. Une majorité introuvable, vraiment préfabriquée, trop beau pour être vrai : 99,4 % des habitants de Mayotte déclarent qu’ils choisissent la domination du colonialisme français au lieu de l’indépendance avec leurs concitoyens. Ils n’étaient que 64 % en décembre 1974.

« Par la grâce de Michel Debré et d’Olivier Stirn, le tableau a pris des couleurs mirobolantes. D’incroyables et d’invraisemblables couleurs. Comme au bon vieux temps des miracles coloniaux. Comme aux pires périodes des triomphes électoraux arrangés par le pouvoir colonial. »

Prévenons immédiatement les accusations de « complotisme » en rappelant les antécédents français, à la fois de démembrement d’une nation et de fraude électorale. La fréquence des fraudes électorales dans l’histoire coloniale française est telle qu’elle a donné naissance à l’expression « élections à la Naegelen », du nom du socialiste Edmond Naegelen, gouverneur général de l’Algérie devenu célèbre pour avoir ordonné à l’administration de réaliser de « bonnes élections ».

Le projet gaulliste d’une indépendance de l’Algérie amputée du Sahara a pour sa part été à l’origine de la rupture des négociations entre l’Etat français et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), en juillet 1961, avec comme conséquence le prolongement de la guerre pendant un an. Krim Belkacem, représentant du GPRA, commentait comme suit cette rupture : « Les Français voudraient amputer l’Algérie indépendante de ses quatre cinquièmes. Il n’y a pas de problème du Sahara, il y a un seul problème : l’Algérie. »

L’enjeu économique et géostratégique

Comprendre l’acharnement français à garder cette petite île suppose de prendre en compte les contextes économique et géostratégique. Mayotte, comme les autres îles comoriennes, se situe à un verrou stratégique de l’Océan indien. Elles sont situées sur la route du Cap par laquelle est acheminé le pétrole du Moyen-Orient vers les pays occidentaux. La découverte au début de la décennie 2000 d’importants gisements de pétrole et de gaz dans le canal du Mozambique, c’est-à-dire la partie de l’Océan indien située entre Madagascar et le Mozambique, renforce encore l’importance géostratégique des îles comoriennes. Le maintien de Mayotte sous domination française permet ainsi de disposer d’une zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles nautiques.

Pour exactement les mêmes raisons, l’Etat français refuse de restituer à Madagascar et à Maurice les « îles Eparses » qui se situent également dans le canal du Mozambique. Ces cinq minuscules îlots, faisant ensemble à peine 43.2 km2, ouvrent droit à des eaux territoriales pour la France. Le cumul des eaux territoriales de Mayotte et des îles Eparses permet à la France de disposer d’une ZEE de 636 000 km2, soit une bonne moitié de la superficie du canal du Mozambique. L’expert économique auprès de la Direction générale de l’énergie de la Commission européenne, Samuel Furfari, résume comme suit les enjeux du canal du Mozambique :

« Une querelle diplomatique peu connue concerne les îles Eparses, qui comme leur nom l’indique ne sont que quelques pitons rocheux éparpillés dans le Canal du Mozambique, entre l’île de Madagascar et le Mozambique. La France et Madagascar se les disputent, non pas pour y placer des panneaux solaires, mais parce que l’on sait que le potentiel en hydrocarbure est important […] Dans ces zones économiques exclusives, on commence à découvrir de plus en plus de réserves de gaz et de pétrole conventionnel. »

En refusant de restituer ces îles à Madagascar, l’Etat français viole une nouvelle fois le droit international. La résolution 34/91 de l’assemblée générale des Nations-Unies « invite le Gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le Gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles précitées, qui ont été séparées arbitrairement de Madagascar ».

La république de Maurice est également en conflit avec la France à propos de la souveraineté de l’île de Tromelin. Enfin, outre Mayotte, la République des Comores revendique également la restitution par la France des îles Glorieuses.

L’importance de ces enjeux économiques et géostratégiques explique également pourquoi l’Etat français ne s’est pas contenté de se maintenir illégalement à Mayotte, mais s’est également impliqué dans la déstabilisation de la jeune République comorienne. Il n’est pas inutile de rappeler ces épisodes du feuilleton françafricain, qu’aucun grand média n’a mentionnés dans la couverture du conflit actuel à Mayotte.

Commençons par le « bilan de la colonisation française » aux Comores. Au moment où la République comorienne est proclamée, en 1975, la situation des Comores peut se décrire comme suit :

« La France laissait sur place […]presque rien, si ce n’est d’insurmontables difficultés. Une administration désorganisée, un lycée sans professeurs, des hôpitaux sans médecins, une radio – seul véhicule d’information, la presse écrite n’existant pas – sans techniciens, des chantiers en suspens, des services lourdement handicapés […], du chômage, des caisses vides et une économie en perdition […] Un pays démuni, désarticulé. »

Ce pays où tout est à construire est l’objet d’un coup d’Etat soutenu par Paris à peine un mois après la proclamation de l’indépendance. Le président Ahmed Abdallah est destitué brutalement avec l’aide de Bob Denard et de ses mercenaires. Le crime du nouveau président était tout simplement d’être trop insistant auprès de l’OUA et de l’ONU sur la question de la restitution de Mayotte à la République comorienne. Trois ans plus tard, on retrouve le même Bob Denard à la manœuvre pour une nouvelle ingérence française, se traduisant par l’assassinat du président Ali Soilihi. L’historien spécialiste de la Françafrique, Jean-Pierre Bat résume comme suit les raisons et circonstances de ce second coup d’Etat :

« Cependant, l’histoire n’est pas aussi simple. Certes, Abdallah est puni ; mais Paris a-t-elle clairement compris le programme de Soilihi ? Ce dernier s’affiche farouche révolutionnaire aux accents ouvertement marxistes. Il lance notamment une réforme agraire de vaste ampleur. Bref, Les Comores indépendantes basculent sous un régime révolutionnaire : l’opération de Denard en 1975 accouche donc d’un régime ’’contraire à [ses] convictions de toujours’’. Un euphémisme pour ce farouche nationaliste anticommuniste ; un contre-sens pour Paris qui, trop réjouie de voir Abdallah puni pour son geste de 1975, n’a pas compris que lui a succédé un authentique révolutionnaire aux antipodes de la politique africaine de la France, trois ans seulement après la Révolution malgache. Denard, dans ces conditions, quitte les Comores en promettant à Soilihi de revenir. Dès le mois de février 1977, Ahmed Abdallah, toujours en exil à Paris, reprend contact avec Denard pour lui demander d’organiser son retour au pouvoir. De l’aveu du mercenaire, l’affaire est pilotée par la cellule Afrique de l’Elysée, dirigée par René Journiac. »

Les mercenaires de Bob Denard, surnommé « le sultan blanc des Comores », ne quitteront plus le pays pendant plus d’une décennie. Ils encadrent et dirigent la garde présidentielle qui constitue un « véritable Etat dans l’Etat reconnaissable à ses uniformes noirs », conclut Jean-Pierre Bat. Le prix du retour au pouvoir que paye Ahmed Abdallah est logiquement un alignement complet sur les positions françaises en Afrique. Les Comores deviennent ainsi un des partenaires de l’Afrique du Sud de l’apartheid et la revendication sur la restitution de Mayotte se fait discrète.

L’assassinat d’Ahmed Abdallah en 1989, en présence de Bob Denard et de ses mercenaires, ouvre une période d’ingérence encore plus intense. Le nouveau président élu en 1990, Saïd Mohamed Djohar, soutenu dans un premier temps par François Mitterrand, ose cependant se rapprocher de l’Iran puis de la Libye. Il sera, lui aussi, renversé par un nouveau coup d’Etat mené par le même Bob Denard en 1995 […]

En 1997, les îles d’Anjouan et Mohéli font sécession avec le soutien discret de l’Etat français. Si Mohéli rejoint rapidement la République fédérale islamique des Comores, celle d’Anjouan dirigée par Mohamed Bacar maintient l’abcès sécessionniste pendant plus d’une décennie. « Durant cette période, M. Mohamed Bacar agite en permanence, comme une provocation en direction de Moroni, le spectre de l’indépendance pour Anjouan ; la France soutient manifestement les actions de M. Bacar » résume le géographe François Taglioni.

L’objectif de l’Elysée est d’enterrer la revendication de restitution de Mayotte en menaçant de soutenir l’éclatement de la fédération comorienne. L’Etat-major de Bacar compte une nouvelle fois des mercenaires de l’ancienne équipe de Bob Denard. Le résultat est résumé comme suit par Pierre Caminade, de l’association Survie : « plus question de demander à la France de rendre Mayotte : la rendre à qui ? Ainsi, à partir de 1997, les Comores ne demandent plus que cette question soit traitée à l’Assemblé générale de l’ONU. Mission accomplie. » Il faudra attendre mars 2008 pour que cesse cette menace sécessionniste par l’intervention conjointe de l’armée comorienne et de troupes de l’Union africaine. Le président sécessionniste Mohamed Bacar fuit vers l’île voisine de Mayotte, où il obtient l’asile politique.

Les conséquences meurtrières de la stratégie française

La sécession de Mayotte d’une part et la déstabilisation permanente de la République comorienne d’autre part ont un triple effet. Une première conséquence est la production d’une image des Comores comme « République bananière », dans laquelle assassinats et coups d’Etats sont présentés comme faisant quasiment partie de la culture nationale. Le second effet est un « développement impossible » de la République des Comores, se traduisant par une paupérisation croissante. Le troisième résultat est la production d’un flux migratoire structurel vers l’île de Mayotte.

Quelques chiffres suffisent à expliquer l’ampleur du flux migratoire vers Mayotte […] Les situations se présentent comme suit : une mortalité infantile de 59 pour mille pour l’Union des Comores et de 15 pour mille à Mayotte ; une espérance de vie de 63 ans pour la première et de 75 ans pour la seconde. La différence de développement liée aux transferts de fonds français et européens rend inévitable ce flux migratoire massif. « On estime ainsi à environ 55 000 les Comoriens clandestins à Mayotte, soit un quart de la population mahoraise », résume François Taglioni.

Depuis 1995, un « visa Balladur » est nécessaire pour se rendre à Mayotte. Il en découle les tentatives de passages sur des embarcations de fortune appelées kwassa-kwassa. Un rapport sénatorial de 2012 évalue entre 7000 et 10 000 le nombre de morts au cours de la traversée vers Mayotte depuis l’instauration du visa Balladur. Le choix colonialiste français de 1975 conduit ainsi à un meurtre institutionnel recommencé chaque jour. Ceux qui ont pu toucher le sol de Mayotte se retrouvent ensuite sans-papiers, c’est-à-dire constituent une main d’œuvre corvéable à merci.

La déstabilisation des Comores creuse un fossé économique entre Mayotte et ses sœurs, en particulier Anjouan, la plus proche. Aucun succès économique ne peut pourtant être repéré sur « l’île française ». Seule la perfusion de l’aide financière française amène un considérable différentiel de revenus, qui aspire certains Comoriens des trois autres îles vers Mayotte pour y occuper des emplois subalternes, parfois dans des conditions de quasi esclavage.

Ce fossé économique se double d’un autre fossé avec cette fois-ci le reste des départements français. Mayotte est ainsi le plus pauvre des départements français […] Les Français originaires de Mayotte ont un niveau de vie moyen de 290 euros mensuels quand celui des Français non originaires de Mayotte (les « Wazungu », les Blancs) est d’un montant « métropolitain » de l’ordre de 1 400 euros mensuels en 2005. Cette scission qui, nolens volens, recoupe le plus souvent la couleur de la peau, révèle une structure sociale très inégalitaire, produit d’une histoire coloniale, certes transformée mais toujours présente.

Le double fossé économique est créateur d’une situation intenable, que le secrétaire départemental de la CGT Educ’action résume comme suit : « un îlot de pauvreté dans un océan de misère ». Dans une telle situation, les déclarations régulières de représentants officiels français pointant du doigt les « sans-papiers » comme responsables de tous les maux de Mayotte ne peuvent avoir qu’un effet : le développement des pratiques racistes. La concurrence organisée entre les « pauvres » et les « miséreux » débouche logiquement sur une hausse de la chasse aux « étrangers », c’est-à-dire en fait aux Comoriens.

L’année 2016 a vu ainsi croitre rapidement les pratiques dites du « décasage », c’est-à-dire le délogement par la force de centaines de Comoriens vivant à Mayotte par des Mahorais […] De janvier à juin 2016, des collectifs informels de villageois mahorais se sont constitués pour « chasser » de chez eux leurs voisins, le plus souvent comoriens, avec ou sans papiers, pour la seule raison qu’ils sont étrangers et occupent, au sein de bidonvilles, des terrains qu’on leur loue. Plus largement, les étrangers sont collectivement accusés d’être responsables de tous les maux de la commune et de l’île […]

Le choix colonial français de 1975 débouche ainsi sur un monstre institutionnel ne pouvant que générer des crises à répétition. Le mouvement social de cette année n’est qu’une nouvelle conséquence du colonialisme français contemporain. Le déblocage de nouvelles subventions peut certes suspendre la crise, mais en aucun cas en éradiquer les causes. Sans disparition de la situation coloniale, les conséquences perdureront […]

Saïd Bouamama