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« Faites que nos vies comptent » : lettre à E. Macron et P. Pouyanné sur le projet d’oléoduc en Ouganda

D 2 octobre 2021     H 19:00     A Hilda Flavia Nakabuyé     C 0 messages


Activiste et fondatrice du mouvement Fridays for future - initié par Greta Thunberg - en Ouganda, j’écris au chef de l’État et au PDG de Total pour dénoncer les dangers climatiques et sur les droits humains des projets pétroliers de la multinationale en Ouganda. M. le président Macron, vos intérêts économiques mettent en cause de millions de vies. S’il vous plaît, ne nous envoyez pas en enfer. Laissez nos rêves devenir réalité.

En Ouganda, Total prévoit de lancer d’ici 3 ans et demi l’exploitation de champs pétrolifères en bordure d’un des plus grands lacs d’Afrique, le lac Albert. 400 puits de forage pétrolier sont prévus, dont certains dans le plus vaste et le plus beau parc naturel de l’Ouganda, connu pour ses chutes d’eau vertigineuses et ses hippopotames. C’est le projet « Tilenga », nom inspiré d’appellations locales pour désigner les antilopes.

Pour acheminer le pétrole, un oléoduc de 1 443 km de long – la distance entre Paris et Rome – doit être construit jusqu’au port de Tanga, en Tanzanie, et ses navires-citernes internationaux. Il doit longer le lac Victoria, plus grande réserve d’eau douce du continent et source du Nil. Il transportera sous la terre du pétrole chauffé en permanence à 50 °C pour le maintenir fluide et l’acheminer jusqu’à sa destination.

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Votre Excellence,
Cher M. Pouyanné,

Je suis Hilda Flavia Nakabuye, je vis dans un pays des Suds, et je suis une militante pour le climat. Je suis une victime africaine de la crise climatique, vivant dans une région du monde durement frappée. Je vis dans l’un de ces pays qui n’a aucune responsabilité dans la crise climatique mais en subit le poids.

Et pourtant, mon pays, l’Ouganda, est sur le point de construire le premier oléoduc de son histoire grâce au PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné. Ce projet d’oléoduc arrive alors que le monde tourne le dos aux hydrocarbures pour aller vers les énergies renouvelables. Alors que des pays développés comme la France s’équipent en sources énergétiques renouvelables, les pays pauvres, avec l’aide des multinationales des pays riches, sont condamnés à un futur avec les énergies fossiles. C’est pourtant une impasse.

Votre Excellence, l’oléoduc de 1445 km, depuis le village d’Hoima, en Ouganda, jusqu’à Tanga en Tanzanie, serait le plus long odéoduc chauffé au monde s’il était construit. Votre volonté d’accélérer la construction de l’East African Crude Oil Pipeline (EACOP), est le cauchemar que nous voudrions fuir. Ce projet crée de graves risques pour les personnes et la nature, à l’est de l’Afrique, mais aussi pour le climat au niveau mondial.

Dans mon village natal, des personnes sont déplacées. Leurs revenus et moyens de subsistance sont impactés. Des dangers inacceptables menacent les ressources en eau, la biodiversité, les habitats naturels tels que le parc national de Murchison Falls - qui fait la fierté de l’Ouganda-, la réserve de la forêt de Bugoma - où vivent plus de 500 chimpanzés-, et la réserve de gibier de Biharamulo.

Nous vivons une époque d’extinction massive de la biodiversité et de catastrophes climatiques. Et vous cherchez à créer une nouvelle source d’émissions de Co2, qui soit ne sera pas viable financièrement, soit abîmera le climat. C’est inacceptable.

M. le président Macron, vos intérêts économiques mettent en cause de millions de vies. Je sais qu’au cœur de votre amitié avec notre président, M. Museveni, il y a le pétrole. Nous souhaiter le succès dans ce contexte, comme vous le faîtes dans la lettre que vous lui avez écrite, c’est se moquer de l’existence des générations à venir.

M. le président Macron, M. Pouyanné, j’ai le plaisir de vous dire que je mène des actions de nettoyage des rivages du lac Victoria, la deuxième plus grande réserve d’eau douce au monde, et que je suis déterminée à me battre pour lui car les vies de 40 millions de personnes en dépendent. Environ un tiers d’EACOP sera construit sur le bassin du lac Victoria. En cas de marée noire, tenter de le sauver sera une mission suicide. Vous sacrifiez des vies innocentes sur l’autel de vos intérêts économiques.

Cet oléoduc devrait émettre chaque année 34,3 millions de tonnes de Co2. Cela rendra vains et ridicules les efforts du monde pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Et pourtant, l’accord de Paris sur le climat, qui a été signé dans la capitale de votre pays, à quelques minutes de là où vous habitez, fixe l’objectif de contenir la hausse des températures sous 1,5°.

178 villages en Ouganda et 231 en Tanzanie se trouvent sur le tracé du futur oléoduc. Pour vous, ce ne sont peut-être que des chiffres. Mais pour nous, c’est notre vie. C’est notre futur, et cela signifie que nos modes de subsistance seront déplacés et détruits. Déjà, 14 000 maisonnées implorent qu’on les écoute et que leur survie ne soit plus menacée. En 2019, Total, votre groupe Patrick Pouyanné, a empêché des gens de mon pays de cultiver leurs terres. Elles ont été achetées pour y construire l’oléoduc, avant que les paysans et leurs familles ne reçoivent de compensations pour cette perte. La concomitance de l’absence de compensation et de l’impossibilité d’utiliser les terres a provoqué de la pénurie alimentaire, en plus des souffrances causées par les déplacements forcés et les effets du changement climatique. Cela aggrave la pauvreté, en particulier pour les femmes et les enfants.

M. Macron, si vous voulez vraiment améliorer la situation de notre pays, comme vous l’écrivez dans votre lettre au président Museveni, vous devriez penser aux milliers d’innocents qui vont subir les impacts des dérèglements climatiques que vous allez aggraver, vous et M. Pouyanné.

Mon pays, l’Ouganda, est surnommé « la perle de l’Afrique ». Tous les jours, je me demande d’où vient cette image, mais en vain. Chaque jour apporte son lot de combats, d’inondations, de sécheresse, de glissements de terrain, de températures toujours plus chaudes, de maladies. Ce dont l’Ouganda a vraiment besoin, c’est de protéger et préserver la biodiversité, ainsi que de technologies d’énergies renouvelables qui fourniront des emplois propres aux habitants. On nous a laissé de côté tellement souvent. Cela ne devrait plus nous arriver alors que se profile la possibilité d’une transition juste. C’est ce dont le futur sera fait

M. Pouyanné, pendant de nombreuses années, vous avez complètement caché la vérité sur les dérèglements climatiques. Mais vous ne pourrez pas toujours continuer à faire du greenwashing à nos dépends. Nous voyons clair à travers vos mensonges. Nous savons avec certitude que tous les pays producteurs de pétrole, en particulier en Afrique, souffrent de problèmes environnementaux qui sont tus. Nous ne voulons pas suivre ce chemin. Vous cherchez à tirer profit de la planète et c’est l’une des raisons de l’explosion des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

Nous, Ougandais, aspirons au développement mais pas au prix de nos vies. Nous sommes fatigués de nos nuits sans sommeil à craindre la prochaine inondation. M. Pouyanné, vous avez 57 ans aujourd’hui. J’espère que je pourrai un jour moi aussi atteindre cet âge. C’est la raison pour laquelle je me bats pour mon présent et pour mon futur. Il est aujourd’hui très incertain.

Votre excellence, M. Macron : nous sommes des agriculteurs qui dépendons de nos terres pour vivre. S’il vous plaît, faites que nos vies comptent. Nous ne méritons pas de souffrir d’une crise que nous n’avons pas créée. Nous aussi rêvons d’avoir des villes propres. Nous espérons avoir un futur soutenable pour nous et pour les générations à venir. S’il vous plaît, ne nous envoyez pas en enfer. Laissez nos rêves devenir réalité.

Hilda Flavia Nakabuyé

(Traduction : Jade Lindgaard)