Rwanda : Un critique du gouvernement incarcéré dénonce la torture en prison
Les dirigeants du Commonwealth devraient appeler à des enquêtes crédibles et à la libération des prisonniers
14 juin 2022 17:25 0 messages
Un célèbre commentateur rwandais sur YouTube a accusé les autorités pénitentiaires de l’avoir passé à tabac, ainsi que d’autres emprisonnés avec lui, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Dans une déclaration lors d’une audience judiciaire à Kigali le 30 mai 2022, Aimable Karasira, détenu à la prison de Nyarugenge, a également indiqué que les autorités de la prison interceptaient des échanges entre lui et son avocat pourtant couverts par le secret professionnel.
À l’approche de la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth (Commonwealth Heads of Government Meeting, CHOGM), qui doit débuter le 20 juin 2022, au Rwanda, les dirigeants du Commonwealth devraient appeler de toute urgence le gouvernement à libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes emprisonnées pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression. Les dirigeants du Commonwealth devraient aussi demander au gouvernement d’ouvrir des enquêtes crédibles sur les allégations de torture et de violations du droit à un procès équitable, et d’entreprendre des réformes de fond pour remédier aux dispositions abusives du cadre juridique rwandais.
« À quelques kilomètres à peine du centre des congrès de Kigali, où les dirigeants des gouvernements du Commonwealth discuteront de la bonne gouvernance, des journalistes et des opposants rwandais incarcérés sont brutalement réduits au silence », a expliqué Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Si le Commonwealth ne fait pas entendre sa voix sur la situation des droits humains au Rwanda, les victimes d’abus seront abandonnées par cette institution. »
Au moins 2 journalistes, 3 commentateurs et 16 militants de l’opposition sont actuellement emprisonnés au Rwanda. La plupart ont été condamnés à l’issue de procès motivés par des considérations politiques. D’autres, comme celui d’Aimable Karasira, sont actuellement en cours. Certains d’entre eux ont été arrêtés pour avoir dénoncé les abus commis par les forces de sécurité – y compris les détentions illégales et arbitraires, la torture et les exécutions extrajudiciaires – ou pour avoir critiqué le Front patriotique rwandais (FPR) au pouvoir et son bilan en matière de droits humains. Les allégations selon lesquelles les autorités passent à tabac ou infligent d’autres mauvais traitements aux prisonniers politiques sont courantes au Rwanda.
Aimable Karasira est un commentateur bien connu qui a parlé sur YouTube de la perte de proches à la fois aux mains des extrémistes hutus et du FPR pendant et après le génocide de 1994. Il a été arrêté en mai 2021 et mis en examen pour négation et justification du génocide, et pour divisionnisme. Pendant plusieurs mois, les autorités rwandaises l’ont harcelé de manière répétée pour avoir posté sur YouTube des vidéos critiques, évoquant l’histoire de sa famille et le génocide. Il a parlé des meurtres perpétrés par des soldats du FPR au lendemain du génocide.
Lors d’une audience tenue le 30 mai 2022, Aimable Karasira a déclaré au tribunal que les autorités de la prison de Nyarugenge l’ont torturé, notamment en le privant de sommeil avec un éclairage permanent et de la musique forte, et en le frappant, pour le punir et l’obliger à assister aux audiences du tribunal. Aimable Karasira et son avocat ont expliqué à la cour qu’on lui refusait un traitement médical pour ses problèmes de diabète et de santé mentale, et qu’il avait été conduit au tribunal par la force, malgré le fait qu’il ne soit pas en état de participer au procès. Il a également accusé les autorités pénitentiaires de fournir une nourriture inappropriée et insuffisante et de lui refuser l’accès à l’argent envoyé par des amis ou des proches.
« Les gardiens de la prison m’ont amené ici de force », a-t-il indiqué au tribunal. « J’ai passé plusieurs jours sans dormir. Je ne sais pas comment expliquer les tortures auxquelles j’ai été soumis. Il n’y a pas longtemps, le 26 [mai], ils ont voulu que nous passions à la télévision pour dire que nous ne sommes pas torturés, mais certains d’entre nous ont refusé... [Les gardiens de la prison] ont refusé de me donner mes médicaments… Ils nous frappent pour nous faire venir au tribunal... J’ai des vertiges, je suis faible... Ils nous torturent en diffusant de la musique forte et en laissant les lumières allumées en permanence. C’est une torture terrible, comme dans les films. »
Aimable Karasira a déclaré que les autorités pénitentiaires infligeaient le même traitement au journaliste youtubeur Dieudonné Niyonsenga, alias Cyuma Hassan, et à Christopher Kayumba, l’ancien rédacteur en chef du journal The Chronicles, qui a été arrêté en septembre 2021, peu après qu’il ait fondé un nouveau parti politique, la Plateforme rwandaise pour la démocratie (RPD).
Human Rights Watch s’est entretenu avec une source indépendante présente lors du procès et a examiné les comptes rendus d’audience. Human Rights Watch s’est également entretenu avec trois sources qui ont des informations sur les prisonniers, dont deux qui ont récemment vu Aimable Karasira et Dieudonné Niyonsenga et qui ont confirmé les allégations. Une des sources qui a vu Dieudonné Niyonsenga en mai a raconté qu’il avait des blessures récentes aux bras et aux jambes et qu’il avait fait des déclarations similaires sur son traitement. Le 9 juin, Human Rights Watch a reçu des informations indiquant que Dieudonné Niyonsenga avait été blessé lors d’un violent passage à tabac le 2 juin, mais n’a pas été en mesure de confirmer indépendamment ces allégations.
Le 10 janvier, lors d’une audience précédente, Dieudonné Niyonsenga a dit au tribunal qu’il était enfermé dans une petite cellule sombre et traité moins bien que les autres prisonniers, et a demandé des soins médicaux ainsi qu’une enquête du tribunal sur ses conditions de détention. Ses deux demandes ont été ignorées.
Dans une vidéo publiée sur sa chaîne YouTube, Agnès Uwimana Nkusi, une journaliste, a expliqué que, lors de sa visite à la prison le 29 avril pour voir Aimable Karasira, ce dernier lui a dit qu’il ne recevait pas de nourriture adéquate ou suffisante et qu’il n’avait pas accès à des médicaments ou à l’argent envoyé par ses amis et ses proches. Lorsqu’elle est retournée à la prison le 6 mai, pour rendre visite à Dieudonné Niyonsenga, elle a dit avoir été soumise à une fouille à nu et un examen des cavités corporelles par des gardiens de la prison et a été interrogée sur sa vidéo, mais n’a finalement pas pu le voir.
Aimable Karasira a désigné au tribunal les autorités pénitentiaires présumément responsables d’abus, mais les juges n’ont pas ordonné d’enquête crédible et transparente. Cela encourage l’impunité des autorités qui peuvent continuer à commettre de graves violations des droits et cela risque d’inciter les journalistes et les commentateurs à garder le silence sur ces abus, a déclaré Human Rights Watch.
À l’approche du sommet du Commonwealth, les dirigeants devraient d’urgence appeler à des enquêtes crédibles et indépendantes sur les allégations d’abus à l’encontre des critiques et des journalistes. « Le personnel de la prison nous dit qu’il nous tuera après la réunion CHOGM », a raconté Aimable Karasira. « Je ne vais pas le cacher aux tribunaux comme d’autres l’ont fait. Tout ce que je demande, c’est un minimum de droits humains. Là où nous sommes enfermés, nous ne pouvons pas respirer. » D’autres journalistes ont indiqué à Human Rights Watch qu’ils ont reçu des appels téléphoniques anonymes leur annonçant qu’après la réunion CHOGM, ils subiront les conséquences de leur travail.
Aimable Karasira et Dieudonné Niyonsenga ont tous deux accusé les autorités pénitentiaires d’intercepter des communications couvertes par le secret professionnel entre eux et leurs avocats. Aimable Karasira a fait savoir au tribunal que les gardiens de prison l’avaient empêché d’accéder aux documents nécessaires à la préparation du procès. « Lorsque je rencontre mon avocat, les agents de la prison prennent des photos de mes documents et refusent de me donner certains documents en prétextant qu’ils ne sont pas liés à mon procès », a expliqué Aimable Karasira au juge le 30 mai.
Le 16 février, l’avocat d’Aimable Karasira a déclaré au tribunal que des gardiens de la prison avaient écouté ses consultations avec son client. La lecture de la correspondance ou l’écoute des consultations entre Aimable Karasira et son avocat viole les normes juridiques rwandaises et internationales qui protègent la confidentialité de toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients dans le cadre de leurs relations professionnelles.
Dieudonné Niyonsenga, connu sous le nom de « Cyuma Hassan », propriétaire d’Ishema TV, et son chauffeur Fidèle Komezusenge ont été arrêtés en avril 2020 après avoir fait un reportage sur l’impact des mesures contre le Covid-19 sur les populations vulnérables et ont été accusés de falsifier des documents, de se faire passer pour des journalistes et d’entraver les travaux publics. Tous deux ont été acquittés le 12 mars 2021, après avoir passé près d’un an en détention. L’accusation a fait appel du verdict et Dieudonné Niyonsenga a été arrêté à nouveau le 11 novembre 2021, après que la Haute Cour de Kigali ait infirmé son acquittement.
La cour d’appel a reconnu Dieudonné Niyonsenga coupable de faux, d’usurpation d’identité, d’entrave aux travaux publics et d’« outrage envers les autorités du pays et les agents du service public ». Ce dernier chef d’inculpation, qui a été ajouté lors de l’appel, n’est plus une infraction pénale au Rwanda. Il a été supprimé du Code pénal de 2018 par la Cour suprême en 2019. Le verdict d’un deuxième appel a confirmé sa peine de sept ans de prison, mais a annulé sa condamnation pour outrage envers les autorités nationales.
Aimable Karasira, Tutsi et ancien enseignant en technologie de l’information et de la communication à l’université du Rwanda, a parlé de la perte de proches à la fois du fait des extrémistes hutus et du FPR en 1994 sur sa chaîne YouTube appelée Ukuri Mbona (« la vérité que je vois » en kinyarwanda).
Depuis 2020, Human Rights Watch surveille les procès dans lesquels les autorités judiciaires engagent des poursuites motivées par des raisons politiques et perpétuent une culture d’intolérance à l’égard de la dissidence. Nombre de dissidents sont détenus à la prison de Nyarugenge, dans le secteur de Mageragere, à Kigali, où des allégations de mauvais traitements et de torture sont régulièrement révélées.
« Les partenaires du Rwanda devraient de toute urgence dénoncer les graves violations des droits humains à l’encontre des journalistes, des commentateurs et des membres de l’opposition », a conclu Lewis Mudge. « En tournant le dos aux victimes, ils compromettent leur propre institution et leur engagement en faveur des droits humains. »
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