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KENYA : Pétrole, espoir et inquiétude

D 22 juin 2012     H 05:52     A IRIN     C 0 messages


LODWAR/LOKICHAR - Bien qu’il ne soit situé qu’à quelques centaines de kilomètres de Nairobi, le comté de Turkana, où des réserves de pétrole récemment découvertes devraient être exploitées au cours des prochaines années, semble se trouver à des millions de kilomètres des gratte-ciels rutilants et des concentrations de pouvoir et d’argent de la capitale kényane.

Les habitants de Lokichar, ville la plus proche de cette concession pétrolière dont la viabilité a été confirmée, parlent du « Kenya » comme s’il s’agissait d’un autre pays [ http://www.irinnews.org/In-depth/87469/83/ ] et des « Kenyans » - ou « ceux qui portent des pantalons longs » - comme s’ils étaient des étrangers.

Les indicateurs socio-économiques montrent que de fortes inégalités existent entre les habitants de Turkana et le reste de la population kényane. Plus de 96 pour cent de la population du comté, principalement composée de pasteurs, est considérée pauvre, la proportion la plus élevée de tout le pays. On constate également de forts écarts en termes d’emploi, d’alphabétisation et de dépenses de soins de santé.

Dans le comté de Turkana, seuls 39 pour cent des jeunes de 15 à 18 ans sont scolarisés, [ http://kenya.usaid.gov/sites/default/files/profiles/Turkana%20County%2023%20Jan%202012.pdf ] alors que la moyenne nationale atteint 70,9 pour cent.

La découverte de pétrole et le processus sans précédent de dévolution politique consacré dans une nouvelle constitution permettront-ils d’inverser la tendance dans le comté de Turkana ?

À Lodwar, la ville la plus importante de la région, dont l’activité économique principale est la confection de paniers, on observe quelques signes positifs.

De nombreux commerces ont ouvert leurs portes, dont le Ngamia-1 Mobile Phone Repair Shop, qui doit son nom à un puits d’exploration prometteur, des hôtels, des maisons d’hôte et des restaurants.

À l’aéroport de Lodwar, on a constaté une augmentation du taux d’occupation des avions.

Espoirs

Alors que le changement climatique, les razzias de bétail et le développement de l’agriculture mettent en péril la viabilité et l’attrait du pastoralisme, bon nombre d’habitants de Turkana espèrent que leurs besoins les plus pressants seront bientôt satisfaits.

« Il y a peu encore, bon nombre de personnes ne comprenaient pas l’importance du pétrole en tant que ressource. La plupart demandaient s’il était possible d’extraire de l’eau plutôt que du pétrole », a dit Robert Kamaro de Lokichar.

« Le gouvernement doit construire des écoles pour nos enfants et creuser des puits de forage. Nous pensons que nous en tirerons profit, surtout les plus vulnérables », a dit à IRIN Simon Esekwen, qui vit non loin de Lokichar.

Le docteur Lawrence Lomuria de la ville Lodwar a dit que la découverte de pétrole constituait une occasion pour les habitants de Turkana de prendre en compte l’éducation. « Il n’y a pas de raison d’avoir peur de l’éducation ; cette situation peut leur donner l’envie d’étudier et de réussir dans la vie ».

« Le pétrole est considéré comme un atout qui permet à la population de gravir les échelons », a dit Christopher Ekaru Loskipat, coordinateur de la Commission catholique Justice et Paix (CCJP) de Lodwar.

« Lorsque les compagnies viennent s’installer ici, les habitants s’attendent à ce qu’on leur propose un emploi. Si ça ne se passe pas comme ça, il y aura un conflit. Comment le gouvernement va-t-il partager les bénéfices avec la communauté ? », a-t-il demandé.

« Nous sommes contents que du pétrole ait été découvert », a dit à IRIN Lokapel Katilu, un habitant de Lokichar. « Nous prions pour que la découverte soit confirmée. Ici, nous n’avons rien à faire, il n’y a pas de travail. Nous tournons en rond. Avant, nous dépendions des pâturages, mais on nous a volé notre bétail ».

Un jeune habitant de la ville, qui a quitté l’école avant la fin du cycle primaire, a dit : « Nous savons que nous avons des compétences limitées, mais nous aimerions que les emplois occasionnels nous soient attribués ».

Pas de miracle de l’emploi

Toutefois, selon Antony Goldman, un expert de l’industrie pétrolière, il n’y aura pas de miracle de l’emploi.

« Le pétrole est une industrie à forte concentration de capital plutôt qu’à forte intensité de main d’ouvre : en comparaison avec l’industrie minière, l’industrie pétrolière n’offre pas beaucoup d’emplois non qualifiés ou semi-qualifiés », a-t-il dit à IRIN.

« La découverte de pétrole à l’intérieur des terres peut entraîner la création d’emplois dans la construction d’oléoducs ; l’industrie pétrolière - pendant la période d’expansion - offre de nombreuses opportunités dans le secteur des services ... Reste à savoir si les communautés locales peuvent accéder à des emplois autres que les emplois de base », a ajouté M. Goldman, directeur de Promedia Consulting, un cabinet-conseil en analyse des risques basé à Londres.

Selon M. Katilu, seules quelques personnes ont trouvé un emploi dans l’industrie pétrolière pour l’instant, « pour surveiller la circulation et empêcher que des gens n’accèdent au lieu de forage ».

M. Kamaro, un habitant de Lokichar, a dit que nombre de personnes craignaient que le manque de qualifications de la population locale « n’entraîne l’arrivée de travailleurs kényans » dans la région.

Les gens d’ici « craignent l’arrivée d’étrangers et les maladies qu’ils vont apporter, les problèmes de surpopulation et la pollution de leur culture », a dit M. Kamaro.

D’autres ont averti que toute ruée vers le pétrole pourrait provoquer une augmentation sensible de la criminalité, de la prostitution et de l’exploitation sexuelle des mineurs.

La protection de l’enfance : un défi

« L’arrivée du pétrole dans une communauté "analphabète" se traduira par un apport d’expertise et d’argent, mais peut-être aussi par des problèmes associés aux questions de protection de l’enfance », a prévenu Eunice Majuma Wasike, responsable de la protection de l’enfance au sein du diocèse catholique de Lodwar.

« Si nous réussissons à sensibiliser la population au problème de la protection de l’enfance, si des juristes acceptent de travailler bénévolement, si nous disposons de centres de secours, alors nous pourrons faire face aux éventuels problèmes de protection ».

Pour Joseph Elim, coordinateur de Riam Riam, une organisation non gouvernementale (ONG) locale, « il faut gérer les attentes de la population. Il faut présenter les informations et mobiliser la population pour qu’elle les reçoive, il faut recueillir et prendre en compte les remarques ».

« J’ai entendu des gens demander "Que va-t-il arriver aux pasteurs ?" ou "Vont-ils nous déporter au Soudan ?". Il faut informer les personnes inquiètes. Les gens disent : "Nous ne voulons pas que des gens vêtus de pantalons longs viennent ici, car ils ont comploté avec les personnes qui ont vendu les terres" », a-t-il ajouté.

Ces comportements font écho à l’analyse de M. Goldman : à long terme, la découverte de pétrole aura un impact sur « le prix des terres et les recettes publiques ... l’industrie pétrolière kényane aura pour défi de mettre en ouvre une stratégie inclusive qui profite à toutes les parties intéressées », a-t-il dit.

Patrick Imana, un responsable de l’Agency for Pastoralist Development (APaD), une autre ONG locale, s’est montré plus direct : « Verrons-nous des milices comme au Nigeria ou est-ce que l’élite va piller les richesses tirées du pétrole ? ».

N’oubliant pas que d’autres pays africains disposant d’importantes réserves de pétrole ont été affectés par la « malédiction des ressources », le gouvernement kenyan s’est engagé [ http://www.energy.go.ke/?page_id=580 ] à ce que « le pays et en particulier les communautés hôtes profitent à long terme des bénéfices économiques et sociaux générés par l’exploitation des ressources naturelles ».

« Pour cela, il faudra effectuer une révision du cadre juridique et réglementaire existant afin de se conformer aux meilleures pratiques internationales et de l’aligner sur le nouvel ordre constitutionnel », ajoute le ministre de l’Énergie sur le site Internet de son ministère.

On peut espérer que la nouvelle constitution, adoptée avec le soutien significatif de la population en 2010, permettra d’inverser des décennies de marginalisation et de contenir la corruption endémique qui continue de sévir aux plus hauts sommets du pouvoir à Nairobi. (Dans l’indice de la perception de la corruption 2011 de Transparency International, le Kenya figure au 154ème rang sur 182 pays, c’est-à-dire en bas du classement).

« La dévolution permettra de faire taire les craintes. Le comté de Lodwar aura une assemblée », a dit M. Imana de l’APAD. « Nous avons besoin d’une assemblée dynamique dans le comté pour que les activistes de la société civile puissent rappeler le gouvernement à l’ordre », a-t-il ajouté.

Titres de propriété

La population du comté de Turkana craint également de ne pas profiter de l’appréciation du prix des terres qui devrait découler du développement du champ de pétrole. Les terres du comté appartiennent à la communauté et sont gérées par le conseil du comté.

« Lorsque le pétrole a été découvert, les gens ont commencé à dire, "Nous sommes au Kenya, des choses positives se produisent ici". Mais sachant qu’ils appartiennent à une communauté pastorale qui n’attache pas de valeur pécuniaire à la terre, maintenant [ils se demandent] : "Que va-t-il advenir des terres auxquelles les investisseurs vont s’intéresser ?" », a dit M. Elim de Riam Riam.

« Ici, les gens n’ont pas d’actes de propriété, ils n’ont pas de documents », a dit M. Loskipat de la CCPJ.

« Cette situation va inquiéter ceux qui n’ont pas de documents fonciers et certaines personnes risques d’en profiter. Il est possible que les personnes vulnérables finissent par donner leurs terres ou par les vendre pour une bouchée de pain », a-t-il dit.

D’autres craignent que les Pokot, les voisins avec lesquels ils ont toujours été en concurrence pour l’utilisation des ressources, n’essayent de s’approprier les terres proches des installations pétrolières.

« Il faut nous protéger de nos voisins hostiles », a prévenu M. Elim, notant qu’il y avait beaucoup d’armes légères dans la région.

« Nous devons nous sortir de cette situation : si les gens se font attaquer, c’est [juste] une histoire de culture, ou un banal conflit lié à l’eau et aux pâturages : le pétrole va faire monter les enchères », a-t-il ajouté.

Et pour certains, le concept même de propriété foncière individuelle est aussi étrange que celui « des hommes qui portent des pantalons longs ». « Comment peut-on vendre le sol ? », a demandé un jeune homme de Lokichar.

Source : http://www.irinnews.org