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La pensée néolibérale et le problème de l’ethnicité politisée en Afrique

D 27 mars 2013     H 05:07     A Ngala Chome     C 0 messages


Il est difficile d’ignorer les origines préjudiciables et les conséquences des sentiments qui sous-tendent la pensée néolibérale concernant la persistance de l’ethnicité en Afrique. Mais aussi du consensus qui l’accompagne qui veut que la politique africaine soit particulièrement affectée par le tribalisme et requiert un groupe de réflexion formel pour sa rédemption. Le présent article est une réaction à la conception néolibérale, souvent non contestée des "problèmes" de l’Afrique, en contraste avec la notion occidentale de démocratie, et en particulier à un article du site web de la Bbc écrit par le professus Celestous Juma, intitulé" How tribalism stunts African democracy" (comment le tribalisme inhibe la démocratie africaine)

Je suis particulièrement opposé au mot tribu et à son corollaire, tribalisme. Le terme provient de références anciennes à des communautés extérieures à la civilisation dominante de Rome. Il comporte un dénigrement dans ce qu’il est associé au retard, à l’atavisme et à la barbarie. Décrire ainsi des petits groupes du même sang et qui assurent leur subsistance avec une organisation sociale et économique élémentaire, c’est faire montre d’incompréhension à l’égard de l’organisation sociale africaine et, partant, de procéder à des analyses erronées de l’impact de l’ethnicité dans la politique africaine.

L’idée qu’une organisation de la société d’un autre temps restreint le potentiel de l’Afrique est le vestige du regard qu’une Europe insidieuse, colonisatrice, dominatrice et exploitante, portait sur ce monde, sur ce qu’on appelle aujourd’hui le Tiers monde. Il portait en lui l’esprit du darwinisme social et a conduit à traiter les non Européens comme des sauvages. Des êtres barbares et primitifs. De nouvelles catégories ont été élaborées, comme les "natifs" ou les "indigènes", qui sont entrées dans le langage officiel des administrations coloniales et ont été utilisées dans le même but que la tribu : pour définir et subjuguer les sociétés avec les mêmes conséquences désastreuses.

Le terme plus généralement employé d’ethnicité est préféré à celui de tribalisme, ce dernier étant presque exclusivement réservé à l’Afrique et à d’autres populations marginales dans le monde. La constante association de l’Afrique et du tribalisme est un exemple de ce que Sara Ahmed a appelé "les proximités problématiques". Constamment repris par les médias et la culture, ce couplage est préjudiciable et dépeint le tribalisme comme étant intrinsèque à l’Afrique et à ses sociétés, même si des pratiques similaires ont cours dans d’autres communautés ailleurs et sont considérées comme extrinsèques, individuelles ou marginales.

En se référant avec insistance aux groupes ethniques africains sous l’appellation de "tribus" et en soutenant que les malheurs du continents trouvent leurs origines dans le tribalisme qu’affichent son leadership et sa population, nous collaborons aux descriptions dénigrantes et dégradantes de l’Afrique. Pire, les analyses qui découlent de cette description ne reconnaissent pas les problèmes de la gouvernance africaine, les situant dans des conceptions fausses de la société africaine appartenant à une autre ère, empêchant une investigation plus sophistiquée et significative.

Les dirigeants politiques et les intellectuels africains, ainsi que les sociologues occidentaux, ont dénoncé de façon régulière l’ethnicité comme étant régressive et honteuse, une irruption fâcheuse dans la poursuite du progrès et de la modernité. La phrase très illustrative de Leroy Vail dit que l’ethnicité a été traitée "comme un fantôme culturel, un résidu atavique dérivant du passé lointain de l’Afrique rurale… qui aurait dû s’évanouir avec le passage du temps mais persiste dans son refus d’obéir aux lois du changement social et politique". Par contraste, John Lonsdale lie l’ethnicité à la modernité, à l’innovation coloniale incarnée par l’Etat africain. Il affirme que les inventions ethniques africaines ont émergé suite à des dissensions internes concernant l’économie morale et la légitimité politique liées à la définition de communautés ethniques et à des conflits externes concernant l’accès aux ressources de la modernité et de l’accumulation économique.

Ainsi, là où les puissances coloniales étaient autrefois préoccupées par la démarcation, la classification et le comptage des populations assujetties, processus que Mahmoud Mamdani a décrit comme "définir et régner", l’orthodoxie du néolibéralisme est maintenant occupée par la gestion des descendants de ces sociétés, par la reproduction indiscriminée et idéalisée des modèles de démocraties libérales, ainsi que le marché et la société civile et les politiques tranquilles, bureaucratiques et professionnalisées du développement qu’ils proposent.

L’ELECTEUR AFRICAIN N’EST PAS EXCEPTIONNEL

A l’instar de la plupart des citoyens dans le monde, peu d’Africains regretteraient l’absence des « think tanks » ou des manifestes de partis politiques. Comme leurs homologues dans le reste du monde, rares seraient ceux familiarisés avec le produit de ces « think tanks » ou ceux qui accorderaient quelque crédit aux manifestes produits par les partis politiques. Ce qui motive ce rejet tacite, ce qui se passe à l’évidence dans le monde, n’est pas tant l’ignorance ou la croyance en des seigneurs ethniques. C’est bien plutôt une incapacité à lire le jargon froid et calculé pour décrire la vision du futur qu’ils présentent et la conscience du manque de sincérité et de sensibilité de ces mécanismes en matière des besoins et des attentes des citoyens.

Une large campagne politique autour de thèmes et des partis politiques est juste et bien, mais nous ne devons pas supposer que des politiques ethniques sont incompatibles de façon inhérente avec des politiques thématiques. Une analyse superficielle pourrait mal comprendre les discussions dans mon pays (le Kenya) concernant la dévolution du pouvoir par exemple, pensant qu’elles sont motivées par les préjugés ethniques alors qu’en fait elles obéissent aux mêmes motivations que celles qui animeraient une minorité craignant la domination de groupes plus importants dans un système majoritaire. Les cercles religieux et conservateurs au Kenya se sont élevés contre les politiques sociales libérales comme le droit à l’avortement ou des unions entre personnes de même sexe, à l’instar de milieux similaires en Grande Bretagne. De même des cercles plus riches auront du ressentiment à l’égard de mécanismes de redistribution, comme ce serait le cas en Allemagne ou en Espagne.

Dans d’autres domaines comme les services et les infrastructures publics, le même genre de jalousie qui motive l’électeur américain peut se manifester sous la forme d’un ressentiment ethnique, même s’il existe un large consensus qui attend l’implication de l’Etat dans la dispense de services. Les électeurs sont autant susceptibles d’être manipulés par des dirigeants charismatiques, les médias et l’argent que ceux d’un Etat américain.

Les travaux empiriques démontrent que l’électeur africain, comme tous les électeurs du monde, est complexe. L’importance de l’ethnicité varie considérablement d’un pays à l’autre, selon la période et les circonstances socioéconomiques. La grossière généralisation concernant les Africains et l’ethnicité est battue en brèche par des données qui montrent que des citoyens de tout le continent expriment des approches raffinées en matière d’auto identification, en avance sur d’autres affiliations non ethniques.

L’ETHNICITE PERSISTANTE

Là où elles persistent, les mobilisations et les sentiments dérivant de l’ethnie perdurent parce qu’elles sont enracinées dans les coutumes et les pratiques. Armés d’un symbolisme au pouvoir mobilisateur, contrastant avec ces Etats qui ont fait défaut à la vaste majorité de leurs citoyens, les groupes ethniques et la sécurité qu’ils offrent se taillent une place dans l’imaginaire au cours des périodes d’austérité auxquels sont confronté les gouvernements de toute la planète. Notre tâche, dès lors, est d’orienter le pouvoir vers des objectifs qui profitent à tous et de réfléchir sur la notion de responsabilité politique peut surgir de l’imagination ethnique. Nous devons réfléchir à une démocratisation de l’ethnicité

Source : http://www.pambazuka.org

* Ngala Chome est basé au British Institute in Eastern Africa à Nairobi et étudie les politiques africaines – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger