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Le fédéralisme peut-il convenir à la Somalie ?

D 24 février 2014     H 05:26     A IRIN     C 0 messages


NAIROBI - Sur le papier, la question du fédéralisme semble jouer un rôle central en Somalie. Le pays, dont le nom officiel est « République fédérale » de Somalie, est dirigé par un « gouvernement fédéral national ». Selon l’article premier de la Constitution provisoire de 2012 - document dans lequel le terme « fédéral » apparaît 710 fois - la Somalie est un pays « fédéral, souverain et démocratique ».

Cependant, après deux décennies de guerre civile et l’effondrement de l’État, l’idée que le fédéralisme est la garantie d’une paix durable - et constitue un système réalisable dans la pratique - ne fait pas l’unanimité au sein de la population somalienne.

Ce rapport examine ces questions.

Qu’est-ce que le fédéralisme en Somalie ?

Le fédéralisme demeure une notion ambiguë ; il suppose une collaboration entre pouvoir central et pouvoirs périphériques, des structures très différentes d’un pays à l’autre.

La constitution somalienne définit les relations entre le gouvernement central et les futurs « États membres fédéraux », mais les rôles et les responsabilités de chaque niveau de gouvernement ne sont pas clairement déterminés.

L’article 54 stipule : « La répartition des pouvoirs et des ressources est décidée et fixée par le gouvernement fédéral et les États membres fédéraux » dans l’attente de leur création, sauf dans les domaines des affaires étrangères, de la défense nationale, de la citoyenneté, de l’immigration et de la politique monétaire qui sont la prérogative du gouvernement central, basé à Mogadiscio, la capitale.

Les États membres fédéraux seront représentés à la chambre haute du Parlement de l’État fédéral, qui n’a pas encore été créée.

« Je pense que tout le monde ne s’entend pas sur la nature du fédéralisme somalien », a dit dans un email envoyé aux journalistes d’IRIN Michael Walls, maître de conférences au University College de Londres et grand spécialiste de la Somalie.

Le fédéralisme en Somalie : une nouveauté ?

« La Somalie a connu plusieurs systèmes de gouvernance depuis son indépendance », a dit à IRIN Abdulkadir Suleiman Mohamed, écrivain et analyste politique. Après l’indépendance, le pays a adopté un régime parlementaire fondé sur le modèle britannique, mais en 1969, un gouvernement militaire s’est emparé du pouvoir par un coup d’État et a proclamé un « socialisme scientifique ».

Depuis 2004, le pays s’oriente vers la mise en place d’un système fédéral, non pas parce qu’il est fondamentalement meilleur, a dit M. Mohamed, mais parce que « les Somaliens se méfient les uns des autres ».

« Le partage des ressources, le partage du pouvoir, la représentation politique - il y a eu des abus au plus haut niveau du gouvernement. Les services d’aide sociale sont inexistants. Les électeurs locaux n’ont jamais reçu leur part des ressources nationales. Alors le fédéralisme a été présenté comme la voie à suivre pour la politique somalienne », a-t-il dit.

Abdi Aynte, directeur de l’Heritage Institute for Policy Studies (HIPS), reconnait que la Somalie a fini par voir le fédéralisme comme une solution viable pour rétablir la paix. « Suite à la guerre civile prolongée et à la méfiance qu’elle a engendrée, les Somaliens souhaitent un contrôle local sur la politique. La décentralisation - ou toute autre forme de fédéralisme - est la réponse à leur attente », a-t-il écrit dans un email aux journalistes d’IRIN.

« Avec le fédéralisme, le pouvoir sera partagé entre les États et cela permettra de limiter la concentration du pouvoir dans une instance centrale. Il s’agit de la meilleure forme de gouvernance que nous puissions mettre en pratique aujourd’hui en Somalie », a dit à IRIN Mohamed Nurani Bakar, un membre du parlement. Le « système de gouvernance unitaire nous a posé beaucoup de problèmes, des problèmes qui n’ont pas encore été résolus », a-t-il dit.

Qui va créer les états membres fédéraux ?

La création de la plupart des États fédéraux a connu des retards et elle a donné lieu à des contestations et à de la confusion. Selon la Constitution provisoire, les États fédéraux seront créés à partir des 18 régions qui existaient avant la guerre civile. « Au moins deux régions pourraient fusionner pour former un État membre fédéral », indique la Constitution.

Mais la commission indépendante de délimitation des circonscriptions électorales chargée de déterminer le nombre et les frontières des États membres fédéraux n’a pas encore été nommée par la chambre basse du Parlement ; les régions n’ont donc pas de certitude sur leur statut juridique prévu aux termes de la Constitution provisoire.

La commission aurait dû être nommée 60 jours après la formation du nouveau conseil des ministres suite à l’adoption du projet de Constitution en 2012.

« La création des États membres fédéraux s’est avérée être une question très controversée au cours des conférences constitutionnelles qui ont abouti sur le projet de constitution provisoire », selon un manuel édité par le Bureau politique des Nations Unies pour la Somalie. Pour cette raison, la constitution stipule que le choix des États membres fédéraux sera laissé à la commission indépendante composée de représentants de toute la Somalie et d’experts internationaux. [ http://unpos.unmissions.org/LinkClick.aspx?fileticket=v067edqd7a8%3D&tabid=9705&language=en-US ]

Officiellement, aucun État membre fédéral n’a été créé pour l’instant ; le gouvernement devra les former avant les élections de 2016. De l’avis général, le Puntland est proche d’obtenir le statut d’état fédéral ; il pourrait servir de modèle aux autres états. Le Jubaland et le Galmudug sont également engagés dans des efforts d’édification de leur état, malgré les nombreux affrontements au niveau local. Le Jubaland mène deux négociations concurrentes, le Galmudug trois ou quatre.

Pourquoi le Puntland est-il important ?

Le Puntland a déclaré son autonomie en 1998 et entretient des relations instables avec Mogadiscio. La victoire de M. Abdiweli Gaas aux récentes élections présidentielles semble avoir mis fin à l’animosité entre les deux parties.

Hassan Sheikh Mohamud, le président de la Somalie, a réagi dans une déclaration : « Je tiens à féliciter Abdiweli Mohammed Ali Gaas et j’ai hâte de travailler en étroite collaboration avec lui, alors que le gouvernement poursuit la construction d’une Somalie fédérale.

« Le Puntland est un modèle pour le reste du pays et ce qui s’y déroule est très important ».

Le prédécesseur de M. Abdiweli Gaas, Abdirahman Mohamed Faroole, « s’est servi du conflit/des tensions avec Mogadiscio pour consolider ses soutiens locaux, c’est-à-dire le Puntland, tandis que M. Abdiweli Gaas s’appuie principalement sur des acteurs internationaux et des acteurs installés à Mogadiscio », a dit M. Walls.

« Dans ce contexte, je pense que les relations entre le Puntland et Mogadiscio vont s’améliorer sous la présidence de M. Abdiweli, il a exprimé son désir de voir les relations s’améliorer dans sa déclaration d’investiture ».

« Je ne crois pas que la majorité des Somaliens soient favorables à un système fédéral fortement centralisé », a-t-il dit, avant d’ajouter que : « Le Puntland est donc un exemple très important de ce à quoi un état plus ou moins fédéré pourrait ressembler ».

Quelle est la situation au Jubaland ?

Il y a actuellement deux processus distincts au Jubaland. Le premier concerne les discussions conduites sous l’égide de l’Autorité intergouvernementale sur le développement entre une délégation menée par Ahmad Madobe, dirigeant du mouvement Ras Kamboni (un groupe paramilitaire opposé à la milice Al-Shabab), et le gouvernement fédéral de la Somalie. En août, ils ont signé un accord à Addis Abeba : il porte création de l’administration intérimaire de Juba, mise en place pour une période de deux ans et dirigée par M. Madobe. [ http://www.hiiraan.com/news4/2013/Aug/40895/agreement_between_the_federal_government_of_somalia_and_jubba_delegation.aspx ]

L’accord prévoit que, pendant cette période, « sous réserve du processus constitutionnel, un État membre fédéral permanent sera établi ». Le port de Kismayo, qui revêt une importance cruciale, et l’aéroport seront gérés par le gouvernement national pendant cette période.

La création du Jubaland dans le sud de la Somalie s’est initialement heurtée à l’opposition [ http://www.irinnews.org/report/97860/briefing-somalia-federalism-and-jubaland ] de Mogadiscio qui a qualifié d’anticonstitutionnelle [ http://www.africareview.com/News/Somali-govt-declares-Kismayu-convention-unconstitutional/-/979180/1709332/-/aq4qvbz/-/index.html ] la conférence des parties prenantes organisée en février 2013, car elle était « conduite sans référence au gouvernement fédéral ». Les représentants politiques des régions de Juba et de Gedo - des zones situées à l’intérieur des frontières proposées - ont eux aussi protesté, faisant valoir que les dirigeants du Jubaland ne seraient pas représentatifs de tous les clans de la région.

Une tentative séparée de fusion des régions dans le Jubaland est également en cours. La conférence de Baïdoa a également pour objectif de permettre le regroupement des régions du Bas et Moyen Juba, de Basse Shabelle, de Bay, de Bakool et de Gedo. La conférence a débuté il y a plus d’un an avec le soutien du gouvernement fédéral, en dépit de l’accord signé par le gouvernement fédéral de la Somalie à Addis Abeba. [ http://somaligazette.com/?p=2720 ]

Des tensions fortes existent autour des négociations concurrentes relatives à la formation des états. La semaine dernière, des rapports ont indiqué que les troupes de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) avaient tenté de prendre le contrôle de la salle où se déroulait la conférence de Baïdoa afin de mettre un terme à la réunion. [ http://somaligazette.com/?p=2831 ]

Nicholas Kay, le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies en Somalie, a dit qu’il était important que les parties prenantes poursuivent le dialogue à Baidoa, notant que « Personne ne devrait s’aventurer à prendre des mesures de nature à compromettre la paix et le processus de création d’un État ». Il a également demandé que « toutes les parties gardent leur calme et s’engagent au respect du dialogue et à des efforts soutenus en vue de la réconciliation ». [ http://unsom.unmissions.org/Default.aspx?tabid=6254&ctl=Details&mid=9770&ItemID=19474&language=en-US ]

Le Jubaland aura une importance significative dans la région - pour le gouvernement kényan, il serait une zone tampon essentielle entre la Somalie et le nord du Kenya, et offrirait une protection contre la milice Al-Shabab. Pour l’Éthiopie, il serait un bouclier vital pour la protection de son territoire, à condition que les dirigeants du Jubaland ne fassent pas preuve de complaisance à l’égard du Front national de libération de l’Ogaden, un groupe rebelle éthiopien.

Quels sont les autres obstacles au fédéralisme ?

Les principaux obstacles sont l’éducation, le partage des ressources entre les gouvernements des États et le gouvernement national ainsi que le statut de Mogadiscio.

M. Aynte de l’HIPS recommande la création d’un organe national chargé d’éduquer la population au fédéralisme. La majorité des Somaliens n’ont pas idée de la diversité du fédéralisme et ne connaissent pas les différentes options de décentralisation. Selon M. Aynte, il est également nécessaire d’ouvrir un dialogue national sur le rôle des autorités nationales et locales en matière de contrôle des revenus issus des ressources naturelles.

« L’exploitation des ressources naturelles, un des secteurs qui représentent un vrai potentiel de revenus, a été repoussée pour une durée indéterminée en raison des controverses qu’elle a soulevées entre le Puntland et le GFT [gouvernement fédéral de transition - l’ancien nom du SFG] », a dit [ http://somaliatalk.com/2013/dhoolawaa.pdf ] Issa Mohamud Farah, directeur général de la Puntland Petroleum Minerals Agency. « Dans un pays où l’agriculture est marginale, le secteur manufacturier inexistant et le secteur des services limité, il ne faut pas sous-estimer l’importance que pourraient avoir les revenus des ressources pétrolières et minières ».

Cela pourrait devenir une source de conflits entre les États fédérés et le gouvernement central qui, selon M. Farah, demanderait un meilleur contrôle des revenus du pétrole.

M. Mohamud, le président de la Somalie, a lui aussi reconnu qu’il s’agissait d’une difficulté majeure. « Il n’y a aucun partage des ressources, il n’y a aucun partage des revenus, il n’y a pas grand-chose d’autre à partager », a-t-il dit [ http://www.chathamhouse.org/sites/default/files/public/Meetings/Meeting%20Transcripts/040213SomaliaQA.pdf ] à l’occasion d’une rencontre organisée à Chatham House, à Londres, en février 2013. « Si ces outils et ces instruments ne sont pas mis en place, alors le fédéralisme engendrera de nouveaux problèmes ».

Le statut de Mogadiscio n’a pas encore été déterminé. La ville pourrait être dotée d’un statut spécial, en dehors du système fédéral, comme Washington D.C. ou Canberra. Selon les analystes, cette question devrait être abordée une fois les frontières fédérales négociées et tracées.

« Dans un environnement post-conflit, le processus de formation des États suscite généralement une contestation », a noté M. Aynte, indiquant qu’il serait naïf de penser que le système fonctionnerait tout de suite. « Le fédéralisme restera une source d’harmonie et de discordance, et c’est normal. Pendant la période d’intérim, cela va être difficile, mais cela finira par fonctionner ».

Y a-t-il des opposants au fédéralisme ?

Oui, certains s’opposent au projet fédéral, craignant qu’il ne provoque une fracture et des violences claniques.

« Le fédéralisme est une force destructrice pour la Somalie et ses répercussions continueront de hanter la Somalie », a dit à IRIN Abdulkadir Sheikh Ismail, ancien président du comité parlementaire des affaires constitutionnelles. Si « les intérêts d’un État régional prennent le pas sur l’intérêt national, alors il n’y a plus d’intérêt général et cela pourrait créer un dangereux précédent », a-t-il ajouté.

Mohamed Hassan Haad, un ancien connu et respecté, est lui aussi sceptique. « Les Somaliens ne comprennent pas ce qu’est le fédéralisme. Il ne sert pas l’intérêt du peuple somalien et il sera un problème difficile à résoudre à long terme. On va montrer un clan contre un autre », a-t-il dit à IRIN. « Cela fait deux décennies que les Somaliens se battent pour des questions de clan et de religion, et le fédéralisme n’est rien d’autre qu’une nouvelle source de conflit ou le recommencement d’un cycle de conflit pour la terre et la propriété ».

Ayuub Suleiman Jama, 23 ans, a grandi dans un contexte de violences claniques et de fanatisme religieux. Il répond sans hésitation lorsqu’on l’interroge sur ce qu’il pense du fédéralisme. « Division », a-t-il dit.

« L’établissement d’un fédéralisme basé sur les clans plutôt que d’un fédéralisme régional » représente un risque important, selon Marco Zoppi, un analyste politique indépendant. « La répartition actuelle des clans tend déjà vers un phénomène de ce genre ». [ http://d383x9er2dcb4o.cloudfront.net/wp-content/uploads/2013/11/Federalism_Somalia_-Marco.pdf ]

La majorité des Somaliens reconnaissent cependant qu’il faut introduire une forme de partage du pouvoir et que le fédéralisme est le meilleur moyen d’y parvenir. Mais M. Farah a prévenu que, « Sans un engagement fort du gouvernement fédéral, le fédéralisme ne fonctionnera pas en Somalie ».

Source : http://www.irinnews.org/