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Coup d’Etat au Soudan : « l’Afrique a besoin d’une deuxième libération »

D 10 novembre 2021     H 06:00     A Omer Freixa, Philippe Alcoy, Santiago Montag     C 0 messages


Nous nous sommes entretenus avec l’historien africaniste Omer Freixa, professeur à l’UBA (Universidad de Buenos Aires) et à l’UNTREF (Universidad Nacional Très de Febrero). Chercheur et auteur dans le blog « L’Afrique n’est pas un pays » du journal espagnol El País, nous avons échangé avec lui afin de comprendre la situation au Soudan, mais aussi afin d’avoir une vue d’ensemble de la situation du continent africain aujourd’hui.

Le lundi 25 octobre a eu lieu un coup d’État au Soudan, perpétré par l’armée, dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan, contre l’aile civile du gouvernement, dirigé par Abdalla Hamdok, en plein processus dit de "transition vers la démocratie ». Cette transition était issue d’un accord entre ceux qui se sont positionnés comme les principaux dirigeants du processus de mobilisations initié en 2018 (appelé "émeutes du pain") qui ont abouti à la chute de la dictature d’Omar al-Bashir. Après sa chute, l’armée s’est maintenue au pouvoir contre la volonté des masses qui ont exigé pendant près d’un an un gouvernement entièrement civil, en résistant sur la place principale Khartoum, la capitale.

Tout au long de cette lutte, la direction de l’Alliance pour la liberté et le changement a abandonné les principales revendications des mobilisations de 2018 jusqu’à ce qu’elle parvienne à un accord avec les militaires pour partager le pouvoir jusqu’à la tenue d’élections en 2022. L’essentiel est d’avoir laissé le monopole des armes, des affaires stratégiques et du commandement de la politique internationale aux mains de l’armée. Dès le début, la coexistence entre les deux ailes, la civile et la militaire, a été difficile jusqu’au du coup d’État actuel.

Pour en savoir plus sur la situation au Soudan en particulier, mais aussi pour avoir un aperçu du continent africain en général, nous nous sommes entretenus avec l’historien africaniste Omer Freixa, enseignant à l’UBA et à l’UNTREF. Chercheur et auteur dans le blog "L’Afrique n’est pas un pays" du journal espagnol El País, mais aussi dans Mundo Negro, Africaye, Fundación Sur, nous avons échangé avec lui afin de comprendre la situation au Soudan, mais aussi afin d’avoir une vue d’ensemble de la situation du continent africain aujourd’hui.

Depuis un certain temps, l’aile militaire et l’aile civile du gouvernement s’affrontent notamment à travers l’organisation de manifestations de rue des deux côtés. Quel est votre avis sur les derniers évènements qui ont eu lieu au Soudan depuis le coup d’État de du 25 octobre ? Que voyait-on récemment dans un pays qui était en pleine "transition vers la démocratie" ?

La transition vers la démocratie peut en effet être délicate au Soudan, car le pays a vécu entre dictature et guerre civile pendant la majeure partie de son existence depuis l’indépendance, et n’a guère connu la démocratie au sens plein du terme. Le coup d’État du lundi 25 confirme une fois de plus une caractéristique présente dans l’essence du pays : le poids des militaires depuis son indépendance, qui sont intervenus des dizaines de fois, entre tentatives et coup d’Etat bien effectifs comme en 1958, 1969, 1989, etc. L’alliance entre les militaires et les civils était plutôt complexe, et ce n’était qu’une question de temps avant que les militaires ne se débarrassent de l’aile civile. Le 21 septembre 2020, une faction de l’armée, prétendument liée à l’ex-dictateur Omar al-Bashir, a tenté de prendre le pouvoir par la force, mais cette tentative a été déjouée. En outre, une récente marche en faveur du général Burhan, l’homme fort depuis le début de la transition, mais qui occupait déjà une position importante sous le régime de Bashir, a eu lieu. Dans ce contexte, ce qui s’est passé le 25 octobre ne devrait pas être une surprise.

S’il y a une réelle transition démocratique - on ne le sait pas encore car le sort du pays en est incertain - ce qui est certain, c’est que le coup d’État d’il y a quelques jours a signifié un retour sur certaines mesures et réformes pour revenir sur les aspects les plus néfastes de la longue dictature précédente. C’est le cas de l’amélioration des droits des femmes, du démantèlement des aspects les plus humiliants de la vie quotidienne d’un régime islamiste et, en termes de politique étrangère, de la consolidation des relations avec des acteurs importants tels que l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’État d’Israël et les États-Unis, le tout constituant un renversement visible du statut de paria du Soudan imposé pendant la précédente dictature.

Pour sortir de la domination militaire, la feuille de route doit envisager l’alternative d’un régime démocratique dans lequel le commandement militaire ne s’engage qu’à défendre la démocratie et non à la garder sous tutelle... voire à la renverser directement, comme cela s’est produit en Égypte. C’est ce qui se passait au Soudan depuis deux ans et demi : les militaires attendaient le bon moment pour boycotter la transition et, après une sorte d’ultimatum, Burhan l’a fait, prétendument en complicité avec des puissances extérieures.

Nous avons vu que plusieurs organisations comme l’Association des professionnels du Soudan (qui regroupe plusieurs syndicats), ont appelé à la résistance. Parmi elles beaucoup font partie de l’aile civile du gouvernement de transition et qui ont joué un rôle en 2019. Comment voyez-vous la résistance populaire ? Si vous deviez le comparer à 2019 ? Quels sont les changements intervenus dans les relations entre la société et le gouvernement civil ?

La résistance civile n’a pas faibli. Dès que le récent coup d’État a eu lieu, les militants et les manifestants sont sortis dans la rue de la même manière qu’avant la chute de Bachir, fin 2018. Le résultat a été tragique dans les deux cas, car la réaction de l’État, qu’il s’agisse d’un gouvernement de transition militaire ou mixte, a été la même : la répression, quoique plus modérée ces derniers jours. En d’autres termes, en 2019 comme aujourd’hui, la société civile est capable d’appeler à des manifestations à l’échelle nationale avec une grande force de mobilisation. L’économie et les conditions de vie sont également à l’origine de la mobilisation. Après l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, qui a privé le Soudan de 75 % de sa production pétrolière, le catalyseur du début de la mobilisation contre Bachir était le prix du pain. Plus de deux ans plus tard la situation économique ne s’est pas améliorée, en 2020 le Soudan était le troisième pays avec la plus forte inflation au monde, dépassant les 160 % par an, bref, une économie qui se dégrade au fil des années. Par exemple, l’inflation en 2012 était de 47 % jusqu’en novembre de la même année, mais en 2013 elle a chuté.

En bref, bien que Burhan ait promis le rétablissement d’un régime civil et la tenue d’élections dans un an et demi, et qu’il ait négocié avec le Premier ministre déchu Hamdok, il faut craindre qu’il finisse par trahir ses paroles et s’engage dans une optique similaire à celle de son voisin al-Sissi en Égypte. Cependant, contrairement à l’Egypte après le coup d’État de 2013, il existe des garde-fous. Ce sont, d’une part, un large soutien civil au gouvernement de transition et, d’autre part, une méfiance beaucoup plus grande à l’égard de l’armée et des factions islamistes qui lui sont favorables.

Certains analystes suggèrent que des forces internationales étaient derrière le coup d’Etat. Quelle est votre opinion ? Quel est le lien avec la position du Soudan au niveau international et notamment dans le conflit avec l’Éthiopie au sujet du barrage Renaissance ?

Le soutien de certaines puissances régionales au coup d’Etat soudanais est réel. C’est le cas de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis et de l’Egypte, ou de puissances beaucoup plus importantes telles que la Chine et la Russie, ces deux dernières étant soucieuses de ne pas interrompre de succulentes affaires avec un allié. Dans le cas des pays du golfe Persique, le rapprochement est marqué par le soutien militaire du Soudan à la guerre au Yémen, et un rapprochement marqué avec Washington malgré la condamnation par ce dernier du coup d’État du 25, contrairement à Israël qui a salué la démarche de Burhan.

De son côté, le Caire a trouvé dans le Soudan un allié fondamental pour revendiquer les droits d’exploitation des eaux du Nil en raison de la construction avancée du barrage de la Grande Renaissance éthiopienne, que l’Égypte et le Soudan considèrent comme une menace et qui menace toute l’Afrique du Nord-Est, un différend qui a déjà donné lieu à des tentatives d’arbitrage peu satisfaisantes jusqu’à présent. L’Égypte a besoin d’un soutien plus fort de la part du Soudan pour appuyer ses revendications contre le gouvernement éthiopien, et M. Burhan semble être favorable à une politique beaucoup plus agressive à l’égard des différends frontaliers entre le Soudan et Addis-Abeba.

Nous avons vu que plusieurs pays africains traversent des situations complexes. Des luttes de masse contre les gouvernements (comme au Nigeria ou en Algérie), aux coups d’État ou à la lutte contre les organisations islamiques radicales, en passant par la réorganisation de l’intervention de la France au Sahel, les interventions militaires de la Russie, les investissements chinois et même turcs, ainsi que les profonds problèmes socio-économiques liés au changement climatique, comme la désertification du Sahel. Comment voyez-vous la situation de l’Afrique plus généralement par rapport à cette compétition mondiale entre les grandes puissances ? Quelle vision avez-vous et quelles perspectives voyez-vous pour le continent ?

Les perspectives pour les années à venir ne sont pas du tout bonnes, bien qu’il ne soit jamais tout à fait exact de faire des pronostics sur une réalité aussi diverse et gigantesque. Au-delà des variables internes, l’Afrique a besoin d’une deuxième libération, cette fois du néocolonialisme. Le poids de la Chine est gigantesque, par exemple, et de nouveaux acteurs tels que la Turquie et Israël font leur entrée, et ceux qui ont perdu du terrain par le passé tentent maintenant de le regagner, la Russie étant le cas le plus clair.

Pour leur part, les puissances traditionnelles et les anciennes métropoles comme la Grande-Bretagne et la France n’ont pas l’intention de se retirer malgré la concurrence accrue. Les gouvernements africains doivent travailler sur leurs propres programmes et ne pas dépendre de l’aide ou des interférences extérieures. Un symptôme de cette dernière est la manière dont, dès que le coup d’État au Soudan a eu lieu, les États-Unis ont d’abord sévit en suspendant l’aide au développement et en gelant les prêts. Cela peut sembler utopique, mais ce qu’il faut, c’est une "Afrique pour les Africains". La situation est totalement inverse, et les richesses du continent ne profitent pas à ses sociétés. Pour l’instant, le débordement dans l’endiguement d’un phénomène aussi dangereux que le radicalisme islamique indique que les pays concernés sont encore très dépendants de la coopération internationale. Il ne s’agit pas uniquement de l’intervention étrangère et de la manière dont le continent se rapporte au reste du monde, mais c’est une variable qui explique une grande partie de la réalité locale. Ce n’est pas non plus l’idée que l’Occident doit toujours venir au secours des peuples africains, mais la séquence reste ouverte.

propos recueillis par Philippe Alcoy et Santiago Montag

Source : https://www.revolutionpermanente.fr