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La jeunesse soudanaise face au néo-colonialisme de l’ONU

D 22 janvier 2022     H 05:00     A Hamad Gamal     C 0 messages


Depuis début janvier, l’ONU pousse pour mettre en place une médiation entre les putschistes et les manifestant-e-s. Des voix s’élèvent pour dénoncer ce "dialogue" avec les militaires imposé par l’ONU comme une ingérence néo-colonialiste des puissances étrangères dans la révolution soudanaise. Interview avec des militant-e-s sur place.

Un groupe de manifestant-e-s, réuni-e-s sous le nom des « Forces du mouvement national », a appelé à une manifestation de protestation le 10 janvier devant la résidence de l’envoyé des Nations Unies au Soudan, Volker Perthes, pour exiger la fin de l’ingérence étrangère au Soudan. Cet enjeu est brûlant à l’heure où l’ONU multiplie les initiatives appelant au dialogue entre toutes les forces politiques apparentes – alors qu’en réalité, il s’agit d’une manière cachée permettant aux militaires de rester au pouvoir tout en échappant aux procès et aux crimes commis contre les manifestants.

Comme lors du gouvernement de transition, les « solutions » de médiation entre militaires et révolutionnaires ne sont que des vernis superficiels pour rendre acceptable la continuité de la dictature. En arrivant au Soudan le 1er octobre, M. Volker Perthes déclarait sur Twitter que : « La plupart des interlocuteurs avec lesquels nous parlons à Khartoum, mais aussi régionalement et internationalement, expriment un profond désire que nous avancions rapidement pour sortir de la crise et retourner au cours de la normalité, à la continuité de la transition démocratique, comme c’était le cas avant le 25 octobre ».

A travers sa médiation, la position onusienne est à l’opposé de celle prônée par le peuple soudanais en lutte, dont le slogan principal depuis le 25 octobre est : « Pas de retour en arrière ! ». Rétablir au pouvoir, sous la façade d’un gouvernement de transition pseudo-démocratique, une armée qui pille son pays, sème la guerre civile et assassine son peuple (voir notre article de la semaine dernière sur l’armée soudanaise), reviendrait à étouffer la révolution. Ainsi, depuis trois mois, les comités de résistance, fers de lance du mouvement révolutionnaire, maintiennent le mot d’ordre : « Pas de négociations, pas de recul, pas de capitulation ». Ils refusent systématiquement les appels de l’armée à les rencontrer pour dialoguer, considérant que le seul dialogue possible avec des dictateurs, c’est la pression de la rue.

De nombreux-ses Soudanais-e-s ont perdu confiance dans la capacité des Nations-Unies à résoudre les problèmes du pays, après ses échecs répétés en Syrie, Libye, Yémen, et localement dans la guerre du Darfour.

Des militant-e-s ont ainsi lancé une campagne sur les réseaux sociaux appelant à ce que M. Perthes soit expulsé du Soudan, d’une part pour s’être rangé du côté l’armée sous couvert de neutralité et marginaliser la véritable force révolutionnaire, et d’autre part pour son ingérence flagrante dans les affaires intérieures du Soudan.

Dans ce contexte, le militant soudanais et membre des comités de résistance Malik Ali déclare pendant un entretien téléphonique avec l’équipe de Sudfa : « C’est nous qui nous fixons les priorités, et c’est nous qui appelons au dialogue et c’est nous qui mènerons la bataille, et c’est une bataille énorme. Nous proclamons notre position contre l’impérialisme et sa violence, et, à la lumière des conflits internationaux, nous comprenons que l’impérialisme cherche à instrumentaliser notre lutte intérieure.

Nous cherchons des solutions pour nos problèmes au Soudan qui correspondent au contexte social et culturel local, et non pas qui sont imposées de loin et de l’extérieur sans aucun lien avec la réalité de notre pays. Ici, désormais, il n’y a plus de place pour nous imposer, par le chantage, les prêts de la Banque mondiale et nous obliger à mettre en œuvre des modèles économiques et des démocraties importés de l’étranger. C’est nous qui décidons de quoi nous avons besoin, et la manière dont nous pourrons sortir de cette crise ! »

Il poursuit en disant : « La présence impérialiste au Soudan, représentée par le Fond Monétaire International (FMI) et d’autres institutions, trouve ses racines dans le règne des Frères musulmans, qui ont travaillé à la mise en œuvre des politiques du FMI depuis 1992 en adoptant la libéralisation économique. Ils ont aussi mis en place une coopération en matière de renseignement avec la CIA sous prétexte de lutter contre le terrorisme. Cela a permis au pouvoir impérialiste de s’ingérer dans les affaires soudanaises et d’imposer sa volonté au gouvernement d’Omar el-Béchir, connu pour sa fragilité politique. Bien qu’Al-Bashir insiste dans tous ses discours sur une rupture totale avec le pouvoir impérialiste, il n’hésitait pas à se soumettre et à l’écouter en cachette. »

Il ajoute que : « Le grand nombre d’initiatives étrangères et la présence active des services de renseignement du monde entier au Soudan sont un résultat naturel du vide au niveau de l’Etat. Il est donc possible de fermer la porte au pouvoir impérialiste en unissant les rangs de la nation et en s’accordant sur l’idée que la souveraineté nationale est une question qui concerne tous les Soudanais, même si nos avis diffèrent sur la manière de gérer le pays. Ainsi, depuis le début de la révolution, la conscience politique de la jeunesse soudanaise a doublé pour lutter contre le « néo-colonialisme ». En effet, l’un des objectifs les plus importants de la révolution est la rupture entre le Soudan et les régimes impérialistes qui exploitent ses ressources. »

Son témoignage fait écho à l’intervention du militant des comités de résistance, Ahmed Hurairra, le 10/01/2022, sur la chaîne d’El-Taïba. « Je me suis interrogé à plusieurs reprises sur l’état d’esprit arrogant et colonial du chef de la mission des Nations Unies, Volker Perthes », explique-t-il. « M. Perthes présuppose implicitement que les Soudanais-e-s ne peuvent pas avancer dans un processus politique qui conduira le pays à une situation politique stable. Il estime qu’une médiation internationale est nécessaire entre les différentes parties. Or, nous ne sommes pas optimistes quant au résultat d’une telle médiation. Alors que Perthes les enjoint à ce dialogue "indirect", les Soudanais-e-s font face à la force militaire au quotidien dans les rues de Soudan, et chaque jour nous perdons de jeunes hommes et femmes, et faisons face à une répression digne d’un ennemi de guerre, et non de simple citoyen-ne-s. Les dirigeants politiques peuvent-ils s’asseoir à une table de dialogue, quand on connaît le sang qui est versé chaque jour dans les rues ? »

Il poursuit : « Au Soudan aujourd’hui, la rue continue de manifester quotidiennement, rejetant la répression de la dictature, et en même temps nous travaillons dur pour mettre en lumière des militant-e-s politiques qui ancrent la révolution dans une idée globale, qui sont capables d’avancer et de changer la situation pour qu’elle s’améliore. Notre slogan, « les militaires, retournez à vos casernes ! », signifie que ne sont pas les militaires, mais l’atmosphère révolutionnaire qui, au quotidien, crée les futurs leaders et les visions révolutionnaires pour l’avenir du pays. »

Depuis le début du mouvement révolutionnaire au Soudan en 2018, la jeunesse soudanaise dénonce et rejette toute forme de néo-colonialisme, tout comme elle rejette l’ingérence de l’institution militaire dans les affaires politiques du pays, notamment en ce qui concerne la gouvernance et la transformation démocratique. Ce rejet s’est accompagné d’un discours sur l’identité mettant en avant un retour aux racines africaines de la nation, car le pays a été déchiré sous le règne militaire d’Omar El-Béchir par une campagne imposant une identité culturelle et intellectuelle unique, dominée par la religion musulmane et la culture arabe, au mépris de la diversité culturelle et religieuse du pays. Au-delà de l’aspect culturel, la politique d’El-Béchir a consisté à sacrifier les besoins vitaux du peuple soudanais au profit des intérêts politiques et économiques des puissances étrangères comme l’Egypte et l’Arabie Saoudite (cf article militaires). Produisant et instrumentalisant les discours séparatistes, le pouvoir impérialiste, dont les militaires étaient le premier acteur au Soudan, a imposé des politiques de famine au profit des intérêts étrangers, tout en perpétuant l’injustice et l’inégalité.

Dès le début de la révolution en 2018, les slogans de la jeunesse soudanaise mettaient en cause la politique de prédation néo-coloniale menée par le régime. Le projet de la révolution était de sortir le pays d’un schéma de domination néo-coloniale et de se tourner vers un discours et un programme politique libérateurs, qui s’adaptent aux défis du Soudan d’aujourd’hui et répondent aux besoins urgents d’unité, de souveraineté nationale et de libération culturelle.

Malgré cela, la force impérialiste est restée présente sur la scène politique soudanaise, non seulement à travers les ambassades qui ne cessent d’ingérer dans les affaires politiques internes soudanaises, mais aussi au niveau des envoyés internationaux qui imposent leur volonté au sein les affaires soudanaises. La défense de leurs intérêts est passée par un soutien sans faille à l’institution militaire et aux institutions locales natives (les chefs de tribus), en gros, à l’ensemble de l’ancien camp politique, qui est le premier ennemi du peuple soudanais dans son combat contre l’injustice et pour la liberté, la dignité et la démocratie.

Parmi ces puissances impérialistes, on compte Israël, qui soutient les militaires sur le plan militaire et technologique, mais aussi la Russie qui soutient les militaires, ainsi que l’Union Européenne qui finance les milices des Forces rapides dans le cadre de sa lutte contre l’immigration clandestine en Afrique. Toutes ces puissances ont intérêt à ce que les militaires restent au pouvoir, afin de pouvoir réaliser leurs ambitions au Soudan. Tout cela sans oublier le rôle ancien de l’Egypte et des pays du Golfe, notamment les Emirats-Arabes-Unis, le Qatar, et l’Arabie Saoudite qui s’impliquent totalement dans la scène politique soudanaise depuis l’époque d’El-Béshir.

Par ailleurs, à travers le mouvement révolutionnaire que le Soudan a connu, les manifestant-e-s ont continué de manifester contre la politique du FMI, qui a imposé au gouvernement de transition d’adopter le modèle d’économie capitaliste libérale. Ils et elles ont exprimé sur les réseaux sociaux leur mécontentement vis-à-vis des dettes énormes dans lesquelles le pays s’est enlisé, et de la grave crise économique qui menace l’existence du pays. Le chantage mis en place par le FMI pour accorder un prêt au gouvernement de transition a conduit ce dernier à supprimer les subventions sur les produits de première nécessité et le carburant. Le peuple soudanais est ainsi en proie depuis 2019 à une immense pauvreté et à la famine.

Cette ingérence manifeste du pouvoir impérialiste dans les affaires soudanaises a fait prendre conscience aux révolutionnaires soudanais de la gravité de la situation, ce qui leur a fait adopter un discours unifié face au pouvoir impérialiste pour mettre fin à cette ingérence flagrante. Ils appellent ainsi au retrait de tout pouvoir impérialiste de la scène politique soudanaise et à une solution politique basée sur le dialogue soudanais-soudanais, sans aucun diktat ni volonté du pouvoir impérialiste, rejetant l’aide économique basée sur le chantage qui imposerait des concessions en termes de souveraineté nationale.

Aujourd’hui, avec les tentatives d’intervention de Volker Perthes dans le processus révolutionnaires, les manifestant-e-s au Soudan craignent que se répète le scénario de l’Egypte, où le pouvoir impérialiste a travaillé pour mettre en œuvre le soi-disant « fait accompli » (les puissances étrangères imposant au peuple égyptien un gouvernement dirigé par un militaire, qui appartient à l’ancien régime, en accompagnant cela d’une propagande faisant passer ce gouvernement de putschistes pour la meilleure des solutions) . Cette politique consister à entraver la force du peuple en le forçant à accepter la réalité de la domination en place avant qu’elle soit renversée, tout en la promouvant comme la meilleure solution, la plus « pacifique ». Les révolutionnaires craignent aussi que l’avenir de leur pays ne ressemble à celui de la Syrie, où une guerre civile de dix ans a succédé à un mouvement de protestation civile qui appelait à la chute du régime du dictateur Bachar Al-Assad. A partir de janvier 2016, l’envoyé l’ONU pour diriger les négociations entre le régime syrien et l’opposition était M. Volcker Perthes. Sous son mandat en tant que médiateur en Syrie, la guerre a continué et le nombre de réfugiés ne cesse d’augmenter.

Ainsi, la conscience politique de la jeunesse soudanaise et sa profonde connaissance de la ruse du système impérialiste la conduisent à rejeter toutes les initiatives menées par les agents du pouvoir impérialiste au Soudan, qui visent à calmer la rue soudanaise tout en cherchant à préserver les militaires au pouvoir.