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La révolution au Soudan, ni vaincue ni victorieuse

D 28 février 2023     H 05:00     A Luiza Toscane     C 0 messages


Depuis quatre ans, la révolution soudanaise défie le pouvoir. Elle s’appuie pour cela sur son auto-organisation et sur les faiblesses d’un pouvoir incapable de l’éradiquer.

La révolution qui débute en 2018 au Soudan a été précédée de plusieurs soulèvements de la jeunesse les années précédentes, dans le sillage des processus à l’œuvre alors dans la région.

Le 13 décembre 2018, c’est la jeunesse scolarisée de Al Damazein (État du Nil Bleu) qui sort dans la rue, suivie le 19 par les populations d’Atbara (État du Nil), contre l’augmentation du prix du pain imposée sur un fonds de mesures d’austérité. Le soulèvement gagne l’ensemble du pays et les militaires évincent Omar El Bachir quelques mois plus tard, pour l’emprisonner. Le mouvement débouche sur une grève politique de nombreux secteurs les 28 et 29 mai, avec le slogan de « 100 % madaniya » (État cent pour cent civil). Quatre jours plus tard les forces de sécurité attaquent des sit-in dans quatorze villes. Le massacre de Khartoum du 3 juin 2019, ou répression du sit-in permanent devant le commandement général de l’armée à Khartoum, qui a fait des dizaines de mortEs et des centaines de blesséEs, a été une occasion de vérifier que l’armée n’était pas homogène et que les Forces de soutien rapide (FSR, milices issues des ex-Janjawid, responsables des crimes contre l’humanité commis au Darfour et dirigées par Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemedti, actuel vice-président de la junte militaire), avaient été les auteurs principaux du massacre.

Ce massacre sera suivi d’une grève générale et d’actions de désobéissance civile. Les manifestations continuent contre le pouvoir militaire qui tentera plusieurs formules de gouvernance (conseil militaire de transition, puis conseil de souveraineté qui met en place un gouvernement civil, lui-même renversé par un coup d’État militaire en 2021, puis un « accord cadre » en décembre 2022, sous supervision internationale) pour tenter de désamorcer le processus et de répondre aux exigences de la Banque Mondiale et du Club de Paris, en vain. Quatre ans plus tard, les manifestations exigeant le départ des militaires n’ont pas cessé, avec leur slogan « Pas de négociations, pas de partenariat et pas de légitimité (pour l’armée) », et les luttes des travailleurs/ses non plus.

L’organisation des révolutionnaires

Elle a connu deux processus. Les premiers moments de la révolution ont été dirigés par l’Association des professionnels soudanais (APS), une organisation syndicale construite entre 2010 et 2013 par des médecins, ingénieurs, enseignants, journalistes et avocats, dans la clandestinité, les syndicats en place étant liés au pouvoir, qui a joué un rôle moteur dans les premiers mois du soulèvement.

Les Comités de résistance vont émerger à l’initiative de l’APS afin de démultiplier les noyaux de la résistance et les manifestations à la base, et rendre plus difficile la répression qui était facilitée par la centralisation des initiatives. Cependant les Comités de résistance vont se substituer progressivement à l’APS en tant que direction de la révolution. Ils sont une forme horizontale d’auto-organisation, se structurent sur une base locale et en toute indépendance. Ils organisent les luttes, principalement les manifestations, puis la lutte contre la répression, les familles des victimes leur vouant leur confiance. Ils ont été amenés à organiser la résistance au quotidien, notamment par la désobéissance civile. Puis bien des Comités vont administrer des aspects de la vie quotidienne dans les quartiers, rôle remarquable lors la pandémie de Covid, les autorités s’avérant défaillantes. Ils constituent une référence au point que des secteurs en lutte ont adopté la formule du Comité de résistance pour conduire leur contestation comme les agriculteurs de l’État du Nord qui ont constitué des comités pour organiser leurs barrages contre l’augmentation du prix de l’électricité et qui se sont transformés en comités de résistance au pouvoir militaire. Sous le gouvernement demi-civil, certains ont été amenés à s’affronter à ce dernier, notamment sous l’impulsion des luttes écologiques. Les Comités de résistance ont dû former des coordinations pour pouvoir mener à bien les initiatives nationales, notamment les innombrables journées de manifestations.

La réflexion sur le Soudan de demain est à l’ordre du jour dans l’ensemble des comités qui ont élaboré des chartes sur le futur pouvoir au Soudan. Les différenciations sociales à l’œuvre dans les comités, construits sur une base géographique, ont été révélées par les disparités entre les projets de charte, que l’on pourrait résumer sommairement par désignation du pouvoir « par en bas » – et partant, l’accès au pouvoir des populations contre condition de la justice sociale –, contre la désignation d’un pouvoir « par en haut ».

Des révolutionnaires avertiEs

Les révolutionnaires soudanaisEs, à la différence des révolutionnaires dans plusieurs pays arabes, n’avaient pas à se poser de difficiles problèmes d’alliances, le pouvoir qu’iels combattaient étant allié aux islamistes. Les révolutionnaires avaient donc un boulevard devant eux. Iels avaient tiré les leçons des révolutions qui les avaient précédés : la nécessité d’une organisation syndicale, comme en Tunisie, mais surtout la nécessité d’une organisation tout court, qui a tant manqué au hirak en Algérie ou ailleurs. Iels savaient aussi que rien ne sert de se contenter de renverser la tête, il faut s’attaquer à tout le régime.

Plusieurs questions restent pourtant latentes  :

Les mobilisations sociales sont incessantes, et connaissent un regain avec les difficultés économiques générées par l’inflation. Ainsi au cours du seul mois de janvier 2023, les enseignantEs de plus de 16 000 établissements publics, primaires et secondaires, se sont mis en grève pour trois semaines et viennent de la reconduire, les employéEs de la météo, ventiléEs notamment dans les aéroports, ont débrayé pour deux semaines, tandis que les enseignantEs du supérieur et les employés des instituts de recherche débrayaient pendant trois semaines et que les étudiantEs non inscritEs à cause de l’augmentation vertigineuse des frais d’inscription bloquaient des routes. Ces luttes sont largement parallèles à celles des Comités de résistance mais leurs revendications n’incluent pas le départ de la junte militaire. Les passerelles entre les deux mouvements restent donc à créer. Cela met en exergue la faible implantation des Comités de résistance sur les lieux de travail et l’absence d’un parti révolutionnaire.

Une révolution isolée

Le processus a émergé quand d’autres refluaient dans la région et que la plupart des révolutionnaires du monde entier regardaient ailleurs. Les révolutionnaires soudanaisEs, bien seulEs, se sont déclaréEs solidaires des UkrainienNEs ou des IranienNEs. Elles et ils ont le même ennemi commun avec les premierEs : les milices Wagner qui par leurs sociétés écrans ont pillé les ressources aurifères du Soudan, pollué les sols, agressé les militants qui s’opposaient à eux et contribué à alimenter les caisses de la dictature de Poutine1. Les femmes soudanaises, qui luttent contre le code pénal qui prévoit la flagellation pour port de « vêtement indécent » (sans plus de précision) et redoutent le retour des islamistes, ont une sympathie évidente pour le triptyque « femme-vie-liberté2.

Ni vaincue ni victorieuse !

La révolution a quatre ans et le pourquoi de sa longévité se pose en comparaison avec ses pairs arabes. Cela renvoie à son auto-organisation mais aussi à l’absence de répression frontale. Les arrestations, assassinats, disparitions forcées, viols et torture n’ont jamais eu raison des manifestants et de leur volonté de chasser la junte. Cette dernière n’a pas fait le choix de l’écrasement définitif du mouvement, coincée entre les exigences des bailleurs de fonds et celles des révolutionnaires et, d’autre part, le rôle des FSR, détentrices des lingots d’or, et les partis islamistes, dont les éléments récemment libérés commencent à donner de la voix.

Le pouvoir sait que l’armée est hétérogène, que sa base est souvent acquise aux revendications des révolutionnaires. Ces dernierEs le savent aussi, qui se sont adressé aux soldats et dont certainEs ont pensé à les inclure dans leurs programmes sociaux en tant membres de couches sociales défavorisées3. Toutefois, « jusqu’à présent, la direction militaire n’a pas pu risquer de perdre le contrôle de ses bases par la désobéissance de ses membres, et la direction de masse n’a jusqu’à présent pas été en mesure de convaincre les membres des forces armées de se rebeller contre leurs dirigeants et de se ranger du côté de la révolution afin de réaliser sa première exigence, qui est de remettre le pouvoir à une autorité civile démocratique et de renvoyer les forces armées dans leurs casernes4. »

Luiza Toscane

Le 30 janvier 2023

Notes

1.Les SoudanaisEs dénoncent la collaboration entre Hemetti et Poutine | Le Club (mediapart.fr), https://blogs.mediapart…
2.Femmes Soudanaises solidaires des Iraniennes | laboursolidarity.org, https://laboursolidarity… /fr/n/2341/femmes-soudanaises-solidaires-des- iraniennes
3.خطوات أولى للتفكير في تحقيق سلطة الشعب : مجالس مناطق السكن | Muzan كـتبـت, https://muzankatabat.wor…
4.جلبير الأشقر - عسكر السودان : أخلاق مسالمة أم خوف من الشعب؟ (ahewar.org) (traduction de l’arabe), https://www.ahewar.org/d…