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Les femmes au Soudan font pression pour un agenda féministe

D 22 juillet 2021     H 04:30     A Alessandra Bajec     C 0 messages


Le 8 avril 2021, des centaines de femmes ont défilé dans les rues de Khartoum pour dénoncer la violence domestique et sexiste au Soudan. Décrite comme « l’une des manifestations de résistance les plus historiques depuis la révolution de décembre 2018 », la Marche visait à attirer l’attention sur la hausse alarmante de la violence domestique à l’encontre des femmes et des jeunes filles dans le contexte de la crise de Covid, mais aussi à dénoncer les lois discriminatoires et les restrictions patriarcales en vigueur dans le pays.

Tout au long du parcours entre le ministère de la Justice et le ministère public, les participantes de plus de 50 organisations ont déclamé le texte d’un mémorandum inédit intitulé Manifeste féministe, rédigé collectivement par diverses organisations de la société civile actives dans le domaine des droits des femmes et des enjeux du genre au Soudan.

Le communiqué qui constitue la toute première proclamation féministe officielle du Soudan appelle à l’abolition des « lois qui différencient les citoyens sur la base du sexe ». Il stipule : « Nous, femmes du Soudan, sommes conscientes que nous ne sommes pas libres et que nous ne sommes pas considérées comme des citoyennes à part égale aux yeux de l’État ». Le document demande un engagement à combattre l’idéologie misogyne, ainsi que des garanties pour la sécurité de toutes les femmes et les jeunes filles.

Reflétant les aspirations d’une partie des groupes de défense des droits des femmes ayant participé à la marche, le texte fait écho à un mécontentement généralisé à l’égard de la politique du gouvernement de transition, qui persiste à reléguer au second plan les questions relatives aux femmes.

Deux ans après les manifestations massives de décembre 2018, qui ont conduit à la destitution du président Omar al-Bashir, en avril 2019, les lois discriminatoires et patriarcales adoptées au cours des trente années de son règne dictatorial sont toujours en vigueur sous le gouvernement de transition, majoritairement composé d’hommes.

Malgré certaines réformes significatives – telles que l’abrogation de lois régulant la tenue vestimentaire et le comportement des femmes en public et l’interdiction des mutilations génitales féminines – le Conseil de transition au pouvoir s’est gardé d’instituer des changements plus substantiels et fondamentaux qui auraient permis de lever les nombreux obstacles juridiques à l’égalité hommes-femmes et de remettre en question les normes sociétales conservatrices qui conduisent à l’oppression des femmes et des jeunes filles. De surcroît, les femmes ont été en grande partie mises à l’écart du processus politique officiel consécutif à la révolution et exclues des instances décisionnelles malgré leur participation massive au soulèvement populaire de 2018-2019.

« Tant que nous vivrons dans une réalité où nous ne disposons pas de pouvoirs de décision dans notre propre foyer, comment pouvons-nous aspirer à participer effectivement à la gestion des affaires du pays ? », demande Yosra Akasha, coordinatrice de programme du réseau Strategic Initiative for Women in the Horn of Africa (SIHA) au Soudan. Elle souligne que la reconnaissance des droits civils et politiques ainsi que des droits sociaux et économiques des femmes se trouve « au cœur de l’égalité ».

Des revendications inconditionnelles

Grâce à près de deux années de consultations conduites par le SIHA, plus de 250 femmes issues de diverses organisations de base et de différentes régions du Soudan ont suivi une formation sur la participation politique des femmes, qui a conduit à la rédaction du Manifeste. Dans le contexte d’un pays marqué par de profonds clivages ethniques et sociaux, des femmes et des jeunes filles de différentes régions, cultures, religions et conditions socio-économiques ont été sélectionnées parmi des dizaines d’associations. Les représentantes des différentes organisations ont débattu et rédigé la déclaration dans l’espoir qu’elle puisse servir de base à un discours et à un plan d’action axés sur les droits des femmes, pendant et après la période de transition.

« Les femmes au Soudan ne forment pas un bloc homogène. Néanmoins, malgré toutes nos différences, nous avons conjugué nos efforts pour définir un agenda féministe commun », explique Saeeda Yousif Tia, présidente de la Self-Help Association, un collectif actif à Khartoum et dans la ville voisine d’Omdurman, qui œuvre à l’autonomisation des femmes par le biais de la création d’emplois au sein des communautés. « Notre diversité doit être une force », affirme-t-elle.

La déclaration énonce sans ambages des revendications d’égalité des droits pour les femmes, regroupées en trois thèmes.

Le premier de ces trois thèmes – politique et législation – appelle à une réforme des lois discriminatoires qui limitent la participation politique effective des femmes et entravent l’égalité hommes-femmes au foyer, dans le monde du travail ou dans la société en général. C’est notamment le cas de la tristement célèbre loi sur le statut personnel, qui a des incidences considérables sur la vie des femmes et des filles dans des domaines tels que le mariage, le divorce, l’héritage, la tutelle et la garde des enfants. Cette loi stipule, notamment, que les filles peuvent, moyennant l’autorisation d’un juge, se marier dès l’âge de dix ans. Elle interdit en outre aux femmes de travailler en dehors de la maison sans l’autorisation de leur mari ou de leur père.

Le deuxième volet thématique – paix et justice transitionnelle – appelle à une participation significative des femmes à la mise en œuvre de l’accord de paix de Juba. Cet accord signé en octobre 2020 par le gouvernement de transition et les principaux groupes armés du Soudan vise à mettre fin à des décennies de guerre. Les revendications des militantes mettent l’accent sur les mécanismes de justice transitionnelle pour les femmes ayant survécu à des violences sexuelles dans des situations de conflit, ainsi que sur la participation des femmes à tous les processus de consolidation de la paix.

Le troisième volet – droits économiques et sociaux – appelle à la participation pleine et active des femmes à la dimension sociale et économique. Dans le détail, ces mesures comprennent notamment le droit pour les femmes d’obtenir des papiers d’identité pour leurs enfants, le droit au divorce et la garantie pour les femmes d’accéder à une partie de la richesse obtenue pendant le mariage. Il s’agit, par-là, de reconnaître la contribution économique des femmes découlant des responsabilités qu’elles assument dans le domaine des soins. Le texte préconise également l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage, ainsi que le droit pour les femmes de posséder des terres et d’y accéder.

Il appelle en outre à l’adhésion aux pactes et aux traités internationaux relatifs à l’égalité entre hommes et femmes. En avril, le gouvernement soudanais a ratifié la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui protège les femmes contre les violences sexistes. Il s’est toutefois abstenu d’approuver trois de ses articles fondamentaux concernant l’égalité entre les hommes et les femmes à tous les échelons politiques et sociaux, ainsi que dans des domaines tels que le mariage, le divorce et les responsabilités parentales.

« Le gouvernement procède à des réformes juridiques au coup par coup et n’apporte que très peu de changements à la réalité quotidienne des femmes », estime Mme Akasha, du réseau SIHA.

« Chaque femme soudanaise a une voix »

Le communiqué est d’autant plus important dans le contexte de la transition démocratique du pays que les femmes ont joué un rôle central dans la destitution du président Omar al-Bashir et se battaient déjà pour l’égalité hommes-femmes bien avant ses trois décennies au pouvoir.

« Le mémorandum représente une opportunité. Depuis la révolution, les femmes peuvent s’exprimer, formuler et faire valoir leurs revendications », indique Samia El-Hashmi, cofondatrice de Mutawinat, une organisation de défense des droits des femmes basée à Khartoum, qui œuvre pour la réforme de la législation, la sensibilisation juridique et l’accès des femmes à la justice.

Pour Mme El-Hashmi, le caractère inclusif du Manifeste féministe est ce qui le distingue des autres initiatives. Chaque point a été débattu et validé d’un commun accord par un éventail de participantes issues de milieux et de contextes les plus divers, y compris des zones rurales et des zones de conflit de tout le pays.

« Chaque femme soudanaise a une voix dans le Manifeste. » Bien qu’elles ne forment pas un bloc, cela ne les a pas empêchées de se réunir pour se mettre d’accord sur un socle de droits fondamentaux », explique Mme El-Hashmi, qui a contribué à la rédaction du document.

Le Manifeste a permis d’ouvrir un débat important sur l’inégalité entre les sexes au sein de la société soudanaise, suscitant une réflexion progressiste de la part d’une large coalition de parties prenantes. « Les femmes participent au dialogue, indépendamment de leurs opinions divergentes », explique la militante féministe Ounaysa Arabi, une des organisatrices du rassemblement du 8 avril. « Il a ouvert un espace de discussion et nous permet d’aborder publiquement des sujets qui divisent l’opinion. »

Certaines femmes jugent l’initiative radicale pour ce qui a trait à certains enjeux controversés dans le domaine des affaires familiales, notamment l’héritage des femmes qui, en vertu de la loi islamique, n’ont droit qu’à la moitié de la part revenant aux hommes.

« Tout le monde ne doit pas forcément être d’accord sur chacun des points énoncés dans la déclaration », explique Mme Akasha. « Certaines femmes peuvent émettre des réserves lorsqu’elles estiment que certaines questions sensibles entrent en conflit avec les normes culturelles, sociétales ou religieuses, pour autant qu’elles respectent les droits des autres femmes qui réclament l’égalité entre les hommes et les femmes dans tous les aspects de la vie. »

Le mémorandum a été transmis au ministre de la Justice, au ministre de l’Intérieur et au procureur général, toutefois aucune réponse officielle n’a été obtenue à ce jour. Les militantes féministes restent néanmoins déterminées à poursuivre la lutte.
Selon Yousif Tia, de la Self-Help Association, la prochaine étape devra consister à accroître la sensibilisation autour de cette initiative. Elle souhaite que toutes les femmes, des villes aux villages les plus reculés, aient la possibilité de se familiariser avec le programme et de participer aux discussions sur les prochaines étapes. À ses yeux, il est essentiel que la campagne de sensibilisation se poursuive.

« Nous vivons dans un système violent représenté par l’autorité de la famille et celle de l’État », dit-elle. « Nous n’obtiendrons pas ce que nous voulons si nous ne nous mobilisons pas et ne faisons pas pression pour le changement. »

Alors que les associations féministes continuent de plaider pour l’adoption du Manifeste, et que de plus en plus de femmes participent au débat, d’autres points seront progressivement ajoutés à l’ordre du jour. « Le communiqué n’est pas final. Nous le réviserons au fur et à mesure que l’évolution de la situation politique et sociale donnera lieu à de nouvelles revendications », a précisé Mme El-Hashmi.

Les militantes des droits des femmes exercent actuellement des pressions sur divers ministères et suscitent un débat public sur l’agenda proposé. À terme, elles veulent que le manifeste serve de base aux lois et aux politiques qui garantiront une véritable égalité entre les hommes et les femmes au Soudan. Elles refusent de se taire face à l’exclusion et à l’absence de protection contre la violence qu’elles subissent dans la rue et à la maison.

À l’occasion d’un débat du Conseil de sécurité de l’ONU sur les femmes, la paix et la sécurité en 2019, l’étudiante et militante soudanaise Alaa Salah, élevée au rang d’icône mondiale de la révolution, a déclaré : « Après des décennies de lutte et tout ce que nous avons risqué pour mettre fin pacifiquement à la dictature d’al-Bashir, l’inégalité entre les hommes et les femmes n’est pas, et ne sera jamais, acceptable pour les femmes et les filles du Soudan. » Ses propos font écho à ceux de centaines d’autres militantes soudanaises qui restent déterminées dans leur engagement et ne cesseront de se battre jusqu’à ce que leurs droits soient garantis.

Par Alessandra Bajec

Cet article a été traduit de l’anglais par Salman Yunus

Source : https://www.equaltimes.org/