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Des intérêts régionaux en jeu dans la crise au Soudan du Sud

D 30 mars 2014     H 05:19     A IRIN     C 0 messages


NAIROBI - L’intervention militaire de l’Ouganda au Soudan du Sud fait craindre que la crise qui touche l’État le plus jeune au monde s’étende à l’ensemble de la région. Quels sont les intérêts en jeu pour les voisins du Soudan du Sud ? Que font-ils pour les promouvoir ? Et comment leurs actions affectent-elles les efforts visant à mettre un terme aux affrontements ?

L’Ouganda a envoyé des troupes et des avions chez son voisin du nord après que le bras de fer politique entre le président sud-soudanais Salva Kiir et son ancien député, aujourd’hui chef de l’opposition armée, Riek Machar, a dégénéré en violences en décembre dernier.

D’après les Nations Unies, les affrontements ont fait des milliers de morts et déplacé plus de 900 000 personnes, dont plus de 250 000 se sont réfugiés dans les pays voisins. Les agriculteurs sud-soudanais n’ont donc pas pu faire de semailles, ce qui fait craindre une famine.

Le conflit a par ailleurs divisé l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS), qui a pris le contrôle du pays lors de sa sécession avec le Soudan en 2011, après des décennies de guerre civile. Cette division atteste l’échec des efforts visant à réconcilier les factions férocement opposées et à faire passer des réformes en vue de cimenter le régime civil démocratique.

À l’origine, la dernière intervention de l’Ouganda était censée être une mission humanitaire. Les troupes de Kampala ont sécurisé l’aéroport et d’autres infrastructures clés de Juba, la capitale du Soudan du Sud, permettant ainsi l’évacuation de milliers de ressortissants ougandais et étrangers. Les autorités ougandaises affirment qu’elles ont permis d’éviter un potentiel génocide similaire à celui du Rwanda. Les deux camps, pris dans l’engrenage de la violence, ont en effet été accusés de massacrer des civils sur la base de critères ethniques.

Les forces de Kampala - dont les effectifs sont estimés entre 1 500 et 4 500 soldats - se seraient pourtant introduites plus loin dans le pays pour aider les troupes soudanaises à reconquérir certaines villes clés et sécuriser les champs de pétrole se trouvant près de la frontière avec le Soudan. Cela soulève des préoccupations quant à la manière dont Khartoum, qui entretient des relations tendues avec Kampala, répondra à la situation. [ http://in.reuters.com/article/2014/01/10/southsudan-unrest-idINL6N0KK2FM20140110 ]

« Le gouvernement de Juba n’existerait pas si les Ougandais n’étaient pas intervenus », a dit à IRIN John Young, analyste indépendant chevronné de la région. « La prise de parti des Ougandais dans le conflit fait qu’il est difficile pour les Soudanais de ne pas se mêler de la situation. »

Kampala a tout intérêt à ce que le Soudan du Sud devienne un pays stable et cordial.

L’Ouganda est en effet rapidement devenu un partenaire commercial indispensable pour le Soudan du Sud indépendant en y exportant de nombreux produits allant du café aux véhicules en passant par les chaussures et l’acier pour des centaines de millions de dollars par an. En outre, des milliers d’Ougandais se sont installés au Soudan du Sud, attirés par les opportunités économiques qu’offrait ce pays après des années de guerre.

Kampala est par ailleurs depuis longtemps préoccupé par des questions de sécurité.

L’Ouganda a été un soutien clé pour l’APLS lors de sa longue lutte armée contre le gouvernement soudanais. À l’inverse, Khartoum appuyait plusieurs forces alliées contre l’APLS et l’Ouganda, notamment l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), un mouvement rebelle d’origine ougandaise tristement célèbre.

Au cours du conflit actuel, Kampala s’est inquiété de ce que la LRA, qui a plus récemment opéré en République centrafricaine et en République démocratique du Congo, puisse se regrouper au Soudan du Sud, profitant du chaos qui y règne.

Le ministre des Affaires étrangères ougandais, Sam Kuteesa, a dit en février que son pays devait « combler le vide sécuritaire créé par la crise qui risquait de faciliter les activités de la LRA, [qui pourraient alors] s’infiltrer de nouveau en Ouganda ».

L’Ouganda est également la première destination de la dernière vague de réfugiés sud-soudanais. Le pays a en effet accueilli plus de 70 000 personnes qui fuyaient son jeune voisin. Ces réfugiés constituent un fardeau indésirable et un risque potentiel d’insécurité.

L’Ouganda semble considérer M. Kiir, le président élu, comme le plus à même de protéger ses intérêts. Selon Abraham Awolich, analyste de l’Institut Sudd à Juba, les relations personnelles qu’entretient M. Kiir avec le président ougandais Yoweri Museveni sont un facteur de poids.

« Les deux hommes se sont rapprochés au cours de ces dernières années et [M.] Museveni n’allait pas laisser son ami et allié se faire destituer », a écrit M. Awolich dans un récent article politique. [ http://suddinstitute.org/assets/Publications/Ugandas-InvolvementAwolich.pdf ]

La position du Soudan

Jusqu’à présent, le Soudan soutient lui aussi M. Kiir.

Khartoum a perdu environ 75 pour cent de sa production de pétrole brut lors de la sécession du Soudan du Sud. Dans un contexte économique instable, cela n’a fait que renforcer l’importance pour le Soudan des taxes de transit et de raffinage que Juba lui reverse pour pouvoir continuer à exporter son pétrole via Port-Soudan, sur la mer Rouge.

Les deux pays ont failli entrer en guerre en 2012 à cause de leur désaccord sur les revenus du pétrole et d’échauffourées meurtrières au sujet d’une partie contestée de la frontière. Les relations se sont cependant sensiblement améliorées lorsque M. Kiir et le président soudanais Omar al-Béchir ont signé un nouvel accord sur le partage des revenus du pétrole plus tard cette année-là.

Selon M. Young, M. Kiir a encore renforcé ces liens l’année dernière en remplaçant plusieurs ministres - dont certains sont maintenant entrés dans l’opposition - par des personnalités proches de Khartoum.

M. Béchir s’est rendu à Juba en janvier pour des pourparlers et a accepté d’envoyer des centaines de techniciens pour aider à l’exploitation des champs de pétrole sud-soudanais. De nombreux employés étrangers du secteur pétrolier ont été évacués en raison des affrontements et la production aurait baissé de 29 pour cent. [ http://news.yahoo.com/south-sudan-oil-production-down-29-003832817.html ]

Les analystes jugent cependant que l’intervention ouverte de l’Ouganda pourrait pousser Khartoum à assurer ses arrières, surtout si les rebelles alliés avec M. Machar progressaient au niveau politique et territorial et en venaient à menacer les champs pétroliers des États d’Unité et du Haut-Nil.

Selon Safwat Fanous, professeur de sciences politiques à l’université de Khartoum, le Soudan soutient M. Kiir dans l’espoir qu’il parvienne à rétablir un gouvernement solide, capable d’assurer le contrôle de la frontière et de maintenir le flux de pétrole.

Khartoum s’inquiète cependant sans cesse de la porosité des sa frontière sud. Le Soudan lutte contre de multiples insurrections de son côté de la frontière, notamment dans les régions du Sud-Kordofan et du Nil bleu. Et les groupes rebelles entretiennent depuis longtemps des liens avec les dirigeants du MLPS et avec l’Ouganda.

Khartoum, qui a soutenu M. Machar dans ses luttes pour le pouvoir au sein du MLPS, pourrait bien « reconsidérer ses alliances » si ces autres mouvements rebelles venaient à renforcer leur déploiement aux côtés des forces de M. Kiir, a dit M. Fanous à IRIN.

Donald Booth, l’envoyé spécial des États-Unis pour le Soudan et le Soudan du Sud, a dit le 26 février aux parlementaires américains que le Soudan jouait un « rôle constructif » dans la crise.

« Nous nous inquiétons cependant de [l’ampleur potentielle] de l’engagement du Soudan, notamment en raison de son intérêt pour les champs pétroliers du Soudan du Sud, a dit M. Booth. Une intervention plus grande du Soudan pourrait entraîner des frictions avec d’autres acteurs de la région et des camps opposés au Soudan du Sud. »

La perspective d’un conflit par alliés interposés entre l’Ouganda et le Soudan ajoute une certaine urgence aux efforts diplomatiques régionaux.

Les intérêts de l’Éthiopie

Si les intérêts économiques que représente le Soudan du Sud pour l’Éthiopie sont moins prononcés que pour l’Ouganda et le Kenya, les analystes disent qu’en matière d’intérêts sécuritaires et stratégiques, l’Éthiopie gagnerait à voir le conflit se terminer rapidement.

« L’Éthiopie ne souhaite pas assister à une situation chaotique au Soudan du Sud, a dit M. Fanous. Le pays a suffisamment de problèmes avec un État défaillant en Somalie, à sa frontière est. Il n’en veut pas d’un autre à l’ouest. »

La majorité de la population de la région de Gambella, attenante à la frontière ouest du pays, appartient à la même ethnie nuer que de nombreux sympathisants de M. Machar. Certains d’entre eux pourraient donc vouloir apporter leur soutien aux rebelles sud-soudanais, les héberger ou même rejoindre leurs rangs. Plus de 60 000 Sud-Soudanais qui ont fui le conflit se sont déjà réfugiés en Éthiopie.

L’Érythrée, qui s’est séparée de l’Éthiopie en 1991 après des décennies de lutte armée avant de mener une guerre sanglante avec ce grand voisin du sud, a également été soupçonnée d’être tentée de fournir des armes aux forces rebelles de M. Machar. L’Érythrée est déjà sous le coup de sanctions des Nations Unies pour son soutien présumé aux rebelles en Somalie et notamment aux membres d’Al-Shabab. L’Éthiopie est quant à elle intervenue à plusieurs reprises en Somalie pour venir en aide au gouvernement soutenu par l’occident.

John Prendergast, cofondateur du projet Enough, un groupe américain faisant campagne pour mettre fin aux génocides, a dit le mois dernier que « les allégations selon lesquelles l’Érythrée et le Soudan apporteraient un soutien déguisé aux forces de l’opposition sud-soudanaise se multiplient, bien qu’aucune preuve n’ait été apportée ».

Addis Abeba est l’hôte des efforts de médiation du groupe régional d’Afrique de l’Est, l’IGAD. Il était le premier à appeler l’Ouganda à retirer ses troupes. Mais les analystes disent que ses joutes diplomatiques avec Kampala et Nairobi compliquent les efforts de négociation d’un accord de paix.

La médiation, qui a donné lieu à un accord de cessez-le-feu sans effets en janvier, devrait reprendre le 20 mars.

Selon M. Young, les hauts fonctionnaires éthiopiens considèrent les Ougandais comme des « arrivistes » s’immisçant dans leur sphère d’influence dans les deux Soudans. Cette façon de voir les choses s’explique par le poids diplomatique accumulé par l’ancien premier ministre éthiopien Menes Zenawi.

« Ils pensent que ce genre d’engagement des Ougandais est mû par une logique individualiste - il n’implique aucune institution ni organisation régionale - [et] que cela est déstabilisant et sans efficacité », a-t-il dit.

Selon Zackaria Diing Akol, un autre analyste de l’Institut Sudd, les efforts de médiation de l’Éthiopie sont également motivés par sa rivalité avec le Kenya.

Selon M. Akol, certains hauts fonctionnaires éthiopiens pensent que Nairobi a tiré trop d’avantages économiques et diplomatiques en aidant à l’adoption de l’accord de 2005 qui a ouvert la voie à la sécession du Soudan du Sud. L’ancien ministre des Affaires étrangères éthiopien, Seyoum Mesfin, et le général kényan à la retraite, Lazarus Sumbeiywo, qui ont servi de médiateurs dans les pourparlers ayant conduit à l’accord de 2005 et ont ensuite écrit un livre à ce sujet, font tous deux partie des négociateurs de l’IGAD.

Kenya

Tout comme l’Ouganda, le Kenya craint qu’une instabilité prolongée au Soudan du Sud nuise à ses relations commerciales lucratives avec Juba et alimente l’afflux de réfugiés.

Selon Paul Odhiambo et Augustus Muluvi, de l’Institut kényan de recherche et d’analyse sur les politiques publiques, les Kenyans ont investi dans la banque, les assurances, l’aviation, la construction, l’hôtellerie, les technologies de l’information et de la communication, les transports et le commerce de gros et de détail. [ http://www.brookings.edu/blogs/africa-in-focus/posts/2014/03/12-south-sudan-crsis-kenya-interests-odhiambo-muluvi ]

En ce qui concerne l’avenir, le Kenya a également cherché à offrir à Juba un autre itinéraire pour l’exportation de son pétrole. Nairobi prévoit de construire des routes, des voies ferrées et des oléoducs qui alimenteraient un nouveau port géant à Lamu sur l’océan Indien. L’Éthiopie et l’Ouganda participeraient eux aussi à ce projet ambitieux dont la faisabilité dépend en partie de la stabilité au Soudan du Sud.

Les relations entre le Kenya et l’Ouganda sont solides et Nairobi a exprimé son soutien à l’intervention initiale de Kampala au Soudan du Sud. Le président kényan, Uhuru Kenyatta, a également fait part de son « soutien et sa solidarité » envers M. Kiir lors d’une visite à Juba en février et a appelé à une résolution rapide de la crise.

L’IGAD divisée

Les rapports de force entre les différents intérêts régionaux compliquent la tâche de l’IGAD, qui envisage d’envoyer une force commune au Soudan du Sud d’ici mi-avril pour faire appliquer le cessez-le-feu.

« Il est très peu probable qu’une IGAD divisée parvienne à obtenir un accord prometteur », a dit Atieno Odour, un consultant américain qui a travaillé à des projets de gouvernance au Soudan du Sud. L’alliance du président ougandais Yoweri Museveni avec M. Kiir « renforce les rivalités régionales et les blocages politiques qui alimentent le conflit en premier lieu ». [ http://africanarguments.org/2014/02/24/south-sudans-uncertain-future-first-end-ugandan-military-support-for-kiir-by-atieno-oduor/ ]

Pourtant, d’autres affirment que l’Ouganda mérite des félicitations pour avoir évité un bain de sang encore plus grand dans la capitale et pour avoir montré aux rebelles qu’ils ne pouvaient pas l’emporter militairement, les poussant ainsi à accepter d’éventuelles négociations.

« Il est compréhensible que les membres de l’opposition considèrent l’intervention [de l’Ouganda] comme partiale, mais il n’en demeure pas moins que la relative stabilité observée à Juba et dans d’autres parties du pays est en grande partie directement due à [cette] intervention », a dit M. Awolich.

De nombreux observateurs estiment que tout accord de paix entre les factions opposées de l’APLS doit être accompagné d’un programme de réforme politique et d’une réconciliation populaire pour éviter que des risques de nouvelles violences n’entravent le développement du pays.

M. Booth, l’envoyé des États-Unis, a félicité l’IGAD pour avoir proposé « un dialogue politique significatif entre les deux camps avec une large représentation des autres membres de la société sud-soudanaise. Ils partent du principe, et je suis d’accord avec cela, qu’il ne faut pas permettre au gouvernement de revenir au statu quo, avec quelques solutions à court terme et accommodations politiques pour les principaux protagonistes, pour la simple raison que cela ne favorisera pas une paix durable. »

Ce qui pourrait notamment poser problème, c’est que ces demandes provenant de l’étranger coïncident trop étroitement avec celles des opposants de M. Kiir.

Selon Mahmood Mamdani, directeur de l’Institut Makerere de recherches sociales, une pression régionale concertée sera essentielle pour assurer un changement politique significatif au Soudan du Sud.

« La réalité interne, c’est que la réforme devra être imposée de l’étranger malgré les réticences de Salva Kiir, a dit M. Mamdani. La réalité externe, c’est que l’Ouganda risque de s’opposer à la réforme. » [ http://misr.mak.ac.ug/news/south-sudan-and-its-unending-bloody-conflict-no-power-sharing-without-political-reform-mahmood ]

Source : http://www.irinnews.org