Sahel : Sortir de l’impasse militariste
12 août 2025 05:30 0 messages
Vendredi 13 juin. A peine arrivés au Mali, des mercenaires de la nouvelle structure militaire russe Africa Corps remplaçant Wagner, la milice d’Evgueni Prigojine décédé, sont tombés dans une embuscade entre Anefis et Aguelhoc dans la région de Kidal. Le bilan est lourd. Plusieurs dizaines de morts sont évoqués [1]. L’opération est revendiquée par le Front de libération de l’Azawad (FLA) regroupant majoritairement les indépendantistes touarègues.
Ce traquenard met à mal le narratif présentant les mercenaires russes, qu’ils soient de Wagner ou d’Africa corps et bien souvent appartenant successivement aux deux entités, comme des redoutables militaires qui sur le terrain militaire étaient censés faire la différence. Il relativise aussi le seul succès dont peut se prévaloir Wagner, à savoir la récupération de Kidal place forte des mouvements indépendantistes touarègues et présentée par les autorités maliennes comme la reconquête de la souveraineté nationale qui se révèle pour le moins précaire.
Le remplacement de Wagner par Africa Corps ne va pas modifier en profondeur la relation entre les autorités maliennes et les supplétifs russes. L’essentiel des combattants de Wagner a été intégré à Africa Corps. Ce qui pourrait évoluer est une plus grande mainmise des autorités russes sur la politique malienne car la nouvelle entité dépend du ministère de la défense, ce qui n’était pas le cas pour Wagner. D’autres changements pourraient apparaître notamment sur le volet économique. Le gouvernement malien payait mensuellement 10 millions de dollars à l’officine de mercenaires [2]. Avec Africa Corps on assiste plus à une formalisation de l’intervention russe considérée plus comme une relation d’Etat à Etat ouvrant éventuellement la voie à une exonération de ce paiement pour le gouvernement malien. Pour l’essentiel, rien ne devrait changer y compris sur le terrain militaire tant au Mali que pour les deux autres pays, le Niger et le Burkina Faso qui forment l’Alliance des Etats du Sahel (AES) confrontés eux aussi aux attaques des djihadistes.
La situation humanitaire dégradée
Depuis la prise du pouvoir par les juntes militaires des pays de l’AES, les djihadistes du JNIM, l’acronyme de Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) affilié à Al-Qaïda et les troupes de l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS) ne cessent de progresser. Sur les 135 entités administratives que comptent ces trois pays sahéliens, la plupart des experts considère que les deux tiers sont sous le contrôle plus ou moins lâche des groupes islamistes. Cette progression s’accompagne d’une augmentation importante des décès, près de 11 200 comptabilisés fin juin 2024. Soit un triplement par rapport à 2021. Et encore il faut apprécier cette évolution avec prudence, car le contrôle des juntes sur l’information avec une répression contre les journalistes laisse à penser que cette évolution reste sous-estimée.
Sur le versant humanitaire, la situation elle aussi a empiré, près de cinq millions et demi de personnes sont déplacées. Dans la plupart des zones où la guerre fait rage entre forces islamistes et armées, les écoles et centres de santé sont fermés laissant les populations sans éducation et soins. A titre d’exemple au Burkina Faso, 20% des établissements sanitaires et environ 5 300 structures scolaires sont laissés à l’abandon. Le résultat est que 40% des enfants n’ont pas accès à l’école.
L’insécurité alimentaire est considérée comme un risque majeur. Au Mali 12% de la population est victime de malnutrition, au Niger la moitié des enfants souffre de carences nutritives modérées ou sévères et au Burkina Faso plus de 2,3 millions de personnes souffrent de la faim.
L’avancée djihadiste
Les groupes islamistes gagnent du terrain en tirant profit de l’affaiblissement des armées nationales lié à l’incurie et la corruption de la plupart des officiers supérieurs. Ils détournent les soldes, utilisent une partie des financements conséquents que consacrent les pays à leur défense pour construire des villas ou acheter des sociétés. A cela s’ajoute le trafic des armes parfois vendues aux groupes armés.
Les experts du Conflict Armament Research estiment que l’essentiel de l’armement et des munitions des assaillants proviennent des armées nationales dont une grande partie est récupérée à la suite d’attaques contre les convois militaires ou les casernes. [3]
De plus les djihadistes ont largement investi dans les technologies notamment dans les communications grâce aux réseaux Starlink permettant une circulation de l’information entre les combattants donnant un avantage décisif lors des batailles. Ce renforcement des capacités opérationnelles s’accompagne, avec le réseau satellitaire de Musk, d’une présence sur les principaux réseaux sociaux où des courtes vidéos mettent en avant les succès de leurs opérations militaires démentant les communications officielles des autorités. [4] De plus l’avantage qu’avaient les forces armées des pays sahéliens dans les airs tend à s’estomper avec l’utilisation des drones par les groupes armés. Ils s’en servent pour la collecte de renseignements, pour des bombardements mais aussi pour la conduite des batailles. La première utilisation de drone a eu lieu au Mali en avril 2024 où les combattants ont utilisé un quadrirotor, équipé de grenades et d’obus de mortier pour attaquer une milice Dozo alliée à l’armée nationale. Au Burkina Faso l’attaque du camp militaire de Diapaga qui a causé la mort d’une cinquantaine de personnes et permis la prise d’un important arsenal, notamment des automitrailleuses, a été dirigée avec l’aide de drones. Cela permettait aux dirigeants des insurgés d’avoir une vision globale du champ de bataille. Il est probable que l’utilisation des drones par les groupes armés va s’intensifier, augmentant leur force de frappe.
Dans ce contexte, les armées nationales sont dans l’incapacité de tenir les territoires, les casernes deviennent des cibles et chaque attaque accroît le nombre de soldats tués ou fait prisonniers, provoquant la démoralisation parmi les troupes. L’exemple du camp de Boulikessi considéré comme hautement stratégique pour son contrôle des routes dans le centre du Mali est tout à fait révélateur. Attaqué deux fois en un mois, l’armée malienne n’a eu d’autres solution que l’abandon de cette emprise sous l’euphémisme d’un retrait stratégique.
Les juntes au pouvoir
Tant au niveau social que sécuritaire la situation est des plus préoccupante et ne cesse de se dégrader. C’était pourtant pour mettre fin au déficit sécuritaire que les militaires dans les trois pays, avaient décidé de renverser le régime civil, comme si l’armée n’avait pas de responsabilité dans cet état de fait. La prise du pouvoir par les militaires s’est déroulée dans un contexte de forte combativité populaire bien que différenciée dans les trois pays. Au Mali, des mobilisation importantes notamment conduites par le Mouvement du 5 Juin - Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) se sont déroulées contre le gouvernement du président Ibrahim Boubacar Keïta qui ne s’est pas contenté de cumuler les échecs économiques et militaires mais a aussi été éclaboussé par les différents scandales de corruption. Particulièrement dans le viseur les frasques « bling bling » du fils du président, Karim. Sur les réseaux sociaux, on le voit se prenant en selfie en croisière sur un yacht de luxe où le champagne coule à flot en train de danser avec des jeunes filles.
Les militaires ont dévoyé la mobilisation populaire en usurpant le pouvoir avec la complicité d’une minorité du M5-RFP conduite par Choguel Maïga qui deviendra premier ministre sans avoir de réel pouvoir.
Au Burkina Faso en 2014 une révolution renverse la dictature de Blaise Compaoré qui débouchera sur des élections dont les deux principaux candidats étaient des libéraux proches de la France. Le bilan du gouvernement de Roch Marc Christian Kaboré comme leur coreligionnaire civil malien a été incapable de redresser un tant soit peu la barre. L’attaque de la caserne de gendarmerie d’Inata va déclencher une indignation de la population car malgré plusieurs appels, ces gendarmes resteront isolés réduits à chasser pour se nourrir. Lors de l’attaque conduite par les djihadistes, une soixantaine de militaires périront. Si la responsabilité de cet évènement est largement partagée entre le gouvernement Kaboré et l’armée, cela n’empêchera nullement les militaires de prendre le pouvoir par un premier coup d’Etat mené par le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba suivi par un second. L’armée burkinabé avait le champ totalement libre, contrairement au Mali, avec l’absence d’une quelconque opposition politique. La volonté du mouvement du Balai Citoyen bien implanté parmi la jeunesse à se cantonner uniquement dans un rôle de vigie de la scène politique, à enlever la possibilité d’apparaitre comme une alternative aux politiciens dont l’allégeance à la France était évidente. Une autre voie aurait pu être empruntée à l’image des Comités de Résistance au Soudan. Ils apparaissent au début comme un mouvement civil d’aide et de solidarité, puis ensuite comme un outil de mobilisation, pour à la fin juste avant la guerre des généraux, être capable de proposer une « charte révolutionnaire du pouvoir populaire » présentée comme une alternative aux militaires mais aussi aux partis politiques intégrés au système.
Le Niger présente une différence notable, Le président Mohamed Bazoum a été élu lors d’un processus électoral globalement satisfaisant. Il avait commencé à suivre une voie intéressante pour tenter de mettre fin à la guerre menée par les djihadistes en tentant à la fois une réponse militaire et une politique d’ouverture pour des pourparlers de paix. Cependant il est apparu comme l’homme des Français en acceptant d’héberger les troupes françaises dans son pays qui avaient été précédemment expulsées du Mali puis du Burkina. De plus avant de briguer la présidence Bazoum était ministre de l’intérieur et de la sécurité et avait laissé de forts mauvais souvenir aux activistes du pays. [5] Un incident qui est relativement passé sous silence mais qui reflète les tensions et les mobilisations contre l’impérialisme de la France est la manifestation à Téra dans la région de Tillabéri contre le convoi de l’opération Barkhane dont la répression a fait deux morts, certainement provoqués par les tirs des soldats français.
On le voit peu ou prou, l’accession au pouvoir des militaires dans les pays de l’AES reste une conséquence des mobilisations populaires contre les gouvernements civils corrompus. Elle s’est également nourrie de l’incompréhension des populations sur l’absence tangible de résultats contre les djihadistes par l’armée française se targuant de connaître le terrain, incapable de juguler les attaques ennemies. Pour nombre de jeunes, cette incompréhension s’est transformée en doute, puis en conviction celle d’une complicité de la France avec les groupes armés. Une opinion qui a été en vogue sur les réseaux sociaux. Elle doit aussi son succès à la politique de l’armée française tissant une alliance bien qu’informelle mais réelle avec les indépendantistes touarègues, regroupés à l’époque dans le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Le travail en commun entre le MNLA et l’armée française contre les djihadistes a été vu comme une atteinte à la souveraineté nationale parce qu’elle impliquait une sanctuarisation de la région de Kidal pour les touarègues indépendantistes.
Au niveau économique la junte malienne a engagé un bras de fer avec des sociétés minières occidentales pour un partage des profits plus équitables. Si cet objectif a conduit à des mesures coercitives pour les dirigeants des filiales des multinationales, elle n’est pas en soi une rupture avec l’ordre économique. Beaucoup de gouvernements africains ont revu leur droit minier, les ont amendés afin d’obtenir une meilleure répartition des richesses. Dans le passé des gouvernements parfaitement réactionnaires et totalement alignés sur les gouvernements occidentaux ont parfois pris des mesures bien plus radicales, c’est le cas par exemple de la politique de la zaïrianisation au Congo, comportant un versant économique lancé par Mobutu. Cela a débouché sur le changement de monnaie, sur la nationalisation du foncier et des biens commerciaux appartenant aux étrangers. Cette campagne s’est déroulée avec une volonté affichée de rompre avec tout ce qui pouvait représenter l’occident dans le pays, ainsi les prénoms, les noms des villes et des rues ont été changés y compris celui du pays. Le Congo deviendra la république du Zaïre. Cette politique violente, bureaucratique et imposée par le haut a été un moyen d’affermir une politique clientéliste pour la pérennité du pouvoir. C’est ce qui se passe avec les juntes de l’AES qui profitent largement de la rente sécuritaire avec l’explosion des budgets de défense [6]. Les méthodes de corruption restent classiques, des contrats opaques sans appel d’offre, des attributions de marchés publics à des membres de la famille ou des proches de la junte et la répression contre les journalistes et les ONG pour éviter que les informations sur ces détournements circulent. Mais cependant, il est difficile de cacher les villas luxueuses récemment construites par les membres des juntes. [7]
Concernant les narratifs souverainistes abondamment utilisés par les putschistes, elles font difficilement illusion. Rappelons que les caciques de la Françafrique n’hésitent pas eux aussi à utiliser le vocabulaire anti colonialiste ou des organisations « panafricaines » pour vilipender les ONG qui pointent la corruption de ces satrapes. Ainsi « l’ONG » Dignité et conscience africaine organisait une conférence de presse pour faire « face aux attaques des ONG occidentales contre les dirigeants africains » avec la question « Comment accepter que des chefs d’Etat de pays indépendants soient l’objet de telles intrusions dans les affaires intérieures de leurs pays respectifs ? » [8]
Les dirigeants maliens ont bien compris que la question de la reconquête de Kidal pourrait renforcer leur popularité et donner un peu de crédit à leurs déclarations souverainistes même si à moyen terme cette politique s’est révélée catastrophique comme nous le verrons un peu plus tard. Certes les déclarations contre la politique de la France sont toujours accueillies avec enthousiasme, que cela soit celle du premier ministre Choguel Maïga à la tribune des Nations-Unis déclarant que la France avait abandonné le Mali en plein vol ou celle du dirigeant Burkinabé Ibrahim Traoré critiquant les politiques néo-colonialistes de l’occident, sous l’œil bienveillant de son hôte Poutine, rejouant ainsi une pâle copie frelatée de Thomas Sankara. D’autant que le comportement des autorités françaises ne fait qu’alimenter cette rhétorique. Avec Barkhane, la hiérarchie militaire française dirige les opérations et s’affranchit des avis des pays sahéliens concernés. Les soldats français ont travaillé en collaboration avec des milices qui se sont rendues coupables de crimes de guerre comme le GATIA Le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés [9]. Les forces tricolores ont été responsables de bombardement sur des civils notamment à Bounti tuant 19 personnes tout en refusant systématiquement la création d’une commission d’enquête indépendante. Les autorités françaises voulaient intervenir militairement pour rétablir Bazoum suite au coup d’Etat. Sans parler évidemment de l’arrogance continue du Président Macron qui indispose autant les Africains que les Français.
Les juntes contre la population
La question centrale pour les trois juntes pourrait se résumer à comment rester au pouvoir avec un bilan bien éloigné des promesses faites pour justifier leur coup de force. Pendant de longs mois, les discours sur la souveraineté et la seconde indépendance des pays de l’AES ont rencontré une approbation. Elle tend maintenant à se déliter au vu des attaques quasi quotidiennes des groupes armés avec leur lot de morts, de prisonniers, de témoignages de soldats attaqués ne recevant aucune aide en dépit de leurs appels désespérés, des villages encerclés et abandonnés à leur triste sort par les autorités. Les politiques adoptées par juntes restent d’abord de limiter les informations au profit d’une propagande basée, comme dirait Trump, sur la vérité alternative. Ainsi, les radios et chaines de télévision indépendantes sont fermées, les journaux menacés et les journalistes sont bâillonnées. Les voix dissidentes doivent être aussi étouffées même les partisans de la première heure des coups d’Etat qui se montrent critiques sont emprisonnés au Mali ou envoyés au front au Burkina Faso. Au Niger des militants anti-impérialistes comme Moussa Tchangari sont emprisonnés sur ordre du président Abdourahamane Tiani ancien chef de la garde présidentielle. Il se veut désormais le héraut de la souveraineté du pays, pourtant lors de sa longue carrière il ne s’est pas particulièrement distingué dans la lutte contre le néocolonialisme de la France. Au Burkina Faso Les syndicalistes, comme Moussa Diallo Secrétaire général de la CGT-B, sont obligés de rentrer dans la clandestinité. Au Mali, les partis sont désormais interdits et les militants comme Oumar Mariko dirigeant du parti de la gauche radicale Solidarité Africaine pour la Démocratie et l’indépendance (SADI) sont contraints à l’exile. Dans le même temps les structures ad hoc créées et assujetties aux juntes adoubent les présidents ainsi Asimi Goita qui est passé directement de colonel à général cinq étoiles pourra rester à la présidence du Mali aussi longtemps que le pays encoure des risques terroristes.
Leur gestion de la guerre a véritablement fait empirer la situation. Au Mali la junte a dénoncé unilatéralement les accords d’Alger signés par une série de groupes armés, pour la plupart indépendantistes. Puis elle les a considérés comme des terroristes et lancé l’opération de reconquête de Kidal. Non seulement la junte malienne s’est mise à dos l’Algérie, la principale force régionale l’accusant de déstabiliser le Mali, mais elle a ouvert un nouveau front en interne avec le risque qui tend à se concrétiser d’une alliance entre JNIM et FLA. Au Burkina Faso la fuite en avant est de mise avec la mise en place des Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP). Ces civils qui sont recrutés reçoivent pendant une ou deux semaines une formation militaire des plus sommaires. Ils sont censés être une aide dans le renseignement pour l’armée. Eparpillés dans les villages, ils deviennent rapidement des cibles pour les djihadistes. La plupart des VDP sont issus des Koglweogo qui dans les campagnes jouaient le rôle à la fois de police et de juge. Ils ont été souvent épinglés par les organisations de défense des droits humains pour des actes de torture contres des personnes soupçonnées d’être des bandits. Actuellement les VDP sont accusés de massacres contre la communauté peule soupçonnée de soutenir le JNIM. Les forces armées nigériennes dans une moindre mesure s’appuient aussi sur des milices communautaires, notamment les Zankaï issues de la communauté zarma qui visent les Peuls accusés de soutenir l’Etat Islamique en particulier dans la région de Tillabéri.
Les armées de l’AES accompagnées de leurs mercenaires russes ou communautaires ont tué plus de civils que de djihadistes. Les dernières révélations du journal « Le Monde » et de l’hebdomadaire « Jeune Afrique » sur les actes de tortures des mercenaires de Wagner, le tout accompagné d’insultes racistes, en sont une illustration glaçante de ce que peuvent subir les populations de ces trois pays. L’isolement et les violations à grande échelle des droits humains ne font que renforcer les positions des groupes armés islamistes ou indépendantistes.
L’ironie est que la stratégie de la fuite en avant militariste adoptée par les forces armées nationales est la même que celle suivie par les militaires français avec à la clef, le même résultat, un échec cuisant s’expliquant par la nature de la crise au Sahel.
La stratégie des djihadistes
Au Sahel, les raisons de l’engagement dans le combat djihadiste sont multiples. Elles sont souvent liées au souci de protection de soi, de sa famille ou de sa communauté. Il peut s’agir aussi de vengeance contre les exactions des autorités ou de milices se réclamant d’une autre communauté. La question économique c’est-à-dire la possibilité d’avoir une activité lucrative est aussi évoquée par les prisonniers djihadistes ou les repentis interrogés par des universitaires. Un constat se dégage, très peu mettent en avant la religion.
Certes il existe des débats sur l’importance que prend la religion dans cette radicalisation. Il semble illusoire d’écarter complètement cette donnée. D’autant que la plupart des dirigeants ont une approche différente et plus religieuse qu’ils transmettent quotidiennement aux combattants. Cela permet de donner un cadre à l’action mais aussi une justification à la guerre menée avec son cortège de souffrance et de mort.
La force des groupes djihadiste est de s’insérer dans les communautés par différentes façons, et d’être partie prenante dans des conflits très locaux. Autrement dit les combats politiques et parfois armés sont le plus souvent bien antérieurs à l’apparition des groupes djihadistes. Si on prend le cas des rebellions touarègues, elles datent depuis le début de l’indépendance du Mali. Le Niger également a connu des révoltes armées de ces communautés. A cet égard le parcours de Iyad Ag Ghali, le dirigeant du JNIM, est tout à fait édifiant et caractéristique de l’histoire de la lutte des touarègues dans les régions du Mali. A la fin des 1980 il fonde le Mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA) qui n’a rien de religieux et défend les revendications de Touarègues. Ce n’est qu’au début des années 2000 que la question religieuse deviendra centrale.
Dans le centre du Mali la katiba de Macina du prédicateur Amadou Koufa s’est construite en défendant les populations les plus pauvres, il dénonce les abus, l’obligation de verser de l’argent pour accéder aux pâturages, critique les grands propriétaires de troupeaux, les religieux corrompus. On retrouve cette même rhétorique dans le groupe Ansarul Islam du Burkina Faso qui a intégré le JNIM, son dirigeant Ibrahim Malam Dicko défend l’égalité entre les classes sociales, défends les personnes d’origine serviles et critique les chefferies traditionnelles. Ces discours ont un grand retentissement parmi les nombreux jeunes déclassés et sans avenir.
Les djihadistes assurent au moins à la population une justice qui apparait juste et rapide. Cette dimension est souvent sous-estimée mais importante voire même vitale quand il s’agit de régler des questions foncières ou liées au cheptel.
Cette lutte armée est mue par les profondes inégalités sociales, la violence des forces armées et l’absence de justice et n’est pas surdéterminée par les questions religieuses même si globalement les populations ont une forte attache à l’islam. Gagner cette guerre implique des profondes réformes sociales.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’armée française avait intégré cette dimension et a tenté d’y répondre en lançant le projet « Alliance Sahel » puis « Coalition pour le Sahel » en sollicitant la participation de l’Union Européenne, et des institutions financières internationales. Cette action est restée vaine car elle rentrait en contradiction avec la trajectoire affichée de l’intervention, à savoir l’éradication des terroristes et non la mise en place d’une politique de développement et d’amélioration de la gouvernance. Une telle politique se serait heurtée aux élites en place et in fine aurait donné du crédit aux combattants islamistes critiquant la corruption et l’inefficience des autorités.
Les milliards dépensés et qui continuent à l’être le sont en pure perte et auraient pu être investis dans des programmes améliorant réellement le sort des populations.
Quel avenir ?
Indépendamment des spécificités de chaque pays composant l’AES, certains éléments communs peuvent être soulignés car susceptibles de jouer un rôle dans l’avenir.
En premier lieu, il y a d’abord une volonté manifestée depuis des années des populations d’ouvrir un dialogue avec les djihadistes et plus généralement les groupes armés pour aller vers la paix. Si on prend le cas du Mali cette demande a été réitérée à plusieurs reprises. En 2017 lors de la Conférence d’entente nationale, la société civile a lancé des appels à la discussion. En 2019 à nouveau, lors du dialogue national inclusif, sur les 3 000 délégués un bon nombre s’est prononcé pour l’ouverture des pourparlers avec Amadou Koufa et Iyad Ag Ghali pour instaurer la paix. Au Niger des négociations ont été initiées dès 2022 par le gouvernement Bazoum avant qu’il ne soit renversé. Au Burkina Faso sous la présidence de Kaboré puis ensuite lors du premier coup d’Etat mené par le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, la volonté de négociation de paix s’est heurtée à l’intransigeance des autorités françaises qui s’étaient tracé comme ligne rouge le refus de discuter et à fortiori de négocier avec ce qu’elles appelaient les terroristes. Une règle systématiquement bafouée quand il s’est agi de négocier la libération des otages occidentaux.
Cette recherche de dialogue, on la retrouve au plus profond des trois pays. Des villages ou des villes négocient avec les djihadistes la fin du blocus ou la fin des attaques et souvent il s’agit de notables et religieux qui mènent ces discussions. Ces accords passés entre villageois et groupes armés sont considérés comme un soutien aux djihadistes et entrainent des massacres de nombreux civils par les militaires.
La junte au Burkina Faso considère les partisans du dialogue comme des traitres. [10] Récemment encore Traoré déclarait : « Le Burkinabè ne négociera pas avec son ennemi. On va se battre et nous allons vaincre. Nous ne lâcherons rien, absolument rien. » [11]
Deuxièmement la situation internationale a des répercussions sur les groupes armés ou du moins certains. L’évolution du groupe Hayat Tahrir al-Cham dirigé par Ahmed al-Charaa en Syrie pourrait être une voie empruntée par le JNIM. A savoir une désaffiliation d’Al-Qaeda, des exigences religieuses moindres qui permettraient des alliances avec d’autres groupes comme les indépendantistes de l’Azawad. Les discussions existent déjà entre ces deux forces avec deux points de divergence, la question religieuse et la question de l’indépendance. Si chaque entité, on n’ose pas dire « met de l’eau dans son vin », alors une alliance pourait se former. Si des escarmouches entre FLA et JNIM se sont produites au moment de la fin de l’accord de paix, rapidement un modus vivendi a été trouvé ouvrant la voie à des coopérations militaires ponctuelles contre les forces armées maliennes et les mercenaires de Wagner. Ce fut le cas à Tin-Zouatin près de la frontière algérienne où 82 russes ont trouvé la mort.
Troisième donnée, l’isolement grandissant des juntes à l’extérieur. Le Niger refuse de coopérer avec son voisin le Bénin, facilitant les attaques de plus en plus nombreuses des djihadistes dans ce pays. Le Burkina Faso a des relations exécrables avec la Côte d’Ivoire, l’accusant de vouloir déstabiliser le pays sans que des preuves formelles puissent étayer cette accusation. Le Mali s’est brouillé avec l’Algérie qui a joué un rôle décisif dans les accords de paix dénoncés depuis par la junte. Ces pays frontaliers à ceux de l’AES sont de plus en plus inquiets de la dégradation sécuritaire qui fragilise leur régime et qui voient peu à peu des incidents violents se produire sur leurs sols. C’est le cas par exemple du parc naturel W-Arly-Pendjari (WAP) se situant sur les trois frontières du Bénin du Burkina et du Niger, véritable base arrière pour les islamistes armés.
Quatrième point, la fragilité des juntes. En effet on ne peut exclure des mouvements à l’intérieur de l’armée. Au Burkina Faso Traoré dénonce des tentatives de coups d’Etat réelles ou imaginaires déjouées. Cela montre qu’il ne peut compter sur la totalité des forces armées. Récemment, le Niger en l’espace de deux jours, a connu deux mutineries l’une à Filingué l’autre à Téra. Les troupes ont refusé de monter au front ce qui en dit long sur l’état des forces nigériennes. Au Mali à l’intérieur de l’armée des voix dissidentes se font entendre.
Pour l’avenir de nombreuses options existent, on peut en citer trois qui se sont produites dans d’autres pays. Un scénario à la somalienne où les groupes islamistes parviennent à contrôler la plupart des territoires encerclant des capitales, restant sous la domination des juntes, en tentant d’imposer un blocus et continuant leurs guerres vers les pays côtiers. Un second scénario qui ressemblerait à ce qui s’est produit en Syrie. La rupture du JNIM avec Al-Qaeda et une relative déconfessionnalisation permettant des alliances avec des fractions de l’armée dans un des trois pays de l’AES autour de l’expulsion des troupes russes, et d’une gouvernance sans corruption. Enfin on ne peut écarter un écroulement, sous les coups de boutoir des djihadistes, d’un des trois régimes qui aurait un effet de domino sur les deux autres pays. Un épisode qui rappellerait celui de l’Afghanistan avec toutes les conséquences catastrophiques particulièrement pour les femmes.
Paul Martial
[1] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20250613-mali-embuscade-des-rebelles-du-fla-contre-un-convoi-de-l-arm%C3%A9e-et-de-l-africa-corps-dans-la-r%C3%A9gion-de-kidal
[2] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/12/21/au-mali-les-operateurs-miniers-sous-la-pression-fiscale-de-bamako-pour-payer-les-mercenaires-de-wagner_6207137_3212.html
[3] https://www.conflictarm.com/
[4] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2025/06/12/starlink-le-nouvel-atout-des-groupes-rebelles-et-djihadistes-au-sahel_6612513_3212.html
[5] https://tournonslapage.org/fr/actualites/quand-mohamed-bazoum-consolide-la-repression-civique
[6] https://www.ifri.org/fr/presse-contenus-repris-sur-le-site/niger-le-putsch-de-trop
[7] https://afriquexxi.info/La-junte-militaire-a-instaure-la-terreur-partout
[8] https://news.abidjan.net/articles/341644/lancement-officiel-des-activites-de-long-dignite-et-conscience-africaine-les-dirigeants-occidentaux-cloues-au-pilori
[9] https://www.atalayar.com/fr/articulo/politique/lonu-accuse-larmee-malienne-crimes-guerre/20201223162422149027.html
[10] https://www.thenewhumanitarian.org/news-feature/2024/11/18/how-burkina-faso-military-junta-outlawed-local-peace-talks-jihadists
[11] Burkina Faso : première déclaration de Ibrahim Traoré aux troupes depuis les attaques de mai
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