Vous êtes ici : Accueil » Afrique de l’Ouest » Guinée-Bissau » Guinée-Bissau - Les 90 ans de Cabral : l’unité et la lutte continuent en Afrique

Guinée-Bissau - Les 90 ans de Cabral : l’unité et la lutte continuent en Afrique

D 16 avril 2014     H 05:03     A Ama Biney     C 0 messages


Amilcar Cabral aurait eu 90 ans le 12 septembre 2014, si sa vie n’avait pas été cruellement abrégée par les forces réactionnaires le 20 janvier 1973. Il avait 49 ans à l’époque et ce 20 Janvier 2014 marque les 41 ans de son assassinat brutal.

Cabral risque de devenir une figure inconnue des nouvelles et jeunes générations, en Afrique et à travers le monde. Des jeunes capables de réciter les noms de sportifs, de musiciens et de célébrités, mai qui ignorent ceux des figures révolutionnaires internationalistes tels que Cabral. C’est donc en vue de réintroduire Cabral dans la conscience des peuples africains et chez les citoyens progressistes amoureux de paix à travers le monde, que Pambazuka News célèbre la vie brève, la pensée et la contribution de cette figure presque oubliée qui était non seulement un agronome et un guérillero, mais aussi un poète et un théoricien politique engagé dans la lutte l’unité de l’Afrique et des Africains.

Quarante et un ans après l’assassinat de Cabral, beaucoup de choses ont changé dans le monde de même que beaucoup de choses sont restés en l’état.

En dehors de la dernière colonie d’Afrique qu’est le Sahara occidental, le reste de l’Afrique a brandi le drapeau de l’indépendance mais demeure sous l’asservissement économique du capitalisme néolibéral occidental, tandis que la majorité de la population africaine continue de vivre dans des conditions misérables.

Etudier la vie et les écrits de Cabral donnera plus d’inspiration à la génération actuelle qui fait face aux nouvelles conditions d’un monde globalisé dans lequel l’empire s’est reconfiguré avec les alliés africains de l’impérialisme, cet impérialisme mondialisé qui vise à dépolitiser les populations et à les déconnecter de l’histoire africaine.

En revenant sur les écrits et les discours de Cabral, nous nous reconnectons à une lutte consacrée à une véritable transformation socioéconomique et politique en Guinée Bissau, un pays où les populations ordinaires avaient été formés à être des sujets d’histoire, pour reconstruire une nouvelle société. Revisiter cette lutte de libération nationale devrait nous inciter à faire la même chose aujourd’hui.

L’IMPORTANCE DE CABRAL AUJOURD’HUI

À notre époque, la praxis de Cabral, c’est-à-dire la théorie combinée avec la pratique, demeure pertinente pour les progressistes africains, les militants des mouvements pour la justice sociale en Afrique et dans le monde. Ses pensées et ses pratiques peuvent nous éclairer dans nos luttes spécifiques et face aux situations concrètes d’aujourd’hui. En cela, Cabral, s’il était vivant aujourd’hui, nous aurait mis en garde sur le fait que « le riz est cuit à l’intérieur du pot et non en dehors". (1)

Le principe politique et la pratique qu’il a fortement soutenues est magnifiquement transmise dans ce proverbe africain. Le théoricien politique qu’il était a insisté, pour les militants de son parti, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap Vert (Paigc), sur le fait qu’il était essentiel « de partir de la réalité de notre terre - d’être réalistes". (2) Autrement dit, il a insisté pour souligner qu’il était fondamental que le positif et le négatif, les forces et les faiblesses de chaque réalité, soient soigneusement évalués sur ses mérites propres.

Aux militants du Paigc, il a dit : "Un aspect très important d’une lutte de libération nationale, c’est que ceux qui mènent la lutte ne doivent jamais confondre ce qu’ils ont dans leur tête avec la réalité." (3) Le diagnostic correct d’une réalité particulière était fondamental pour Cabral, "de manière à guider la lutte correctement". (4) En outre, il a insisté pour dire que « la réalité n’existe jamais dans l’isolement » et que la réalité en Guinée et au Cap Vert faisait partie intégrante de la réalité de l’Afrique de l’Ouest et de la réalité du monde », bien qu’il puisse exister d’autres réalités entre celles-ci". (5)

« IL FAUT TOUJOURS VOIR LA PARTIE ET LE TOUT "(6) – CABRAL

Cabral, comme Frantz Fanon, était certain que la défaillance caractéristique de l’Afrique post-indépendante a été l’absence de cette idéologie qui sous-tend les programmes politiques, les politiques et la vision des partis politiques. (7) Lors de la conférence Tricontinental, il déclarait : "Le déficit idéologique au sein des mouvements de libération nationale, pour ne pas dire l’absence totale d’idéologie - soulignant en cela l’ignorance de la réalité historique que ces mouvements prétendent transformer - constitue l’une des plus grandes faiblesses de notre lutte contre l’impérialisme, si ce n’est la plus grande faiblesse d’entre toutes ». (8)

A un groupe de militants afro-américains, il a dit, en 1972 : "Avoir une idéologie, cela ne signifie pas nécessairement devoir définir si vous êtes communiste, socialiste ou quelque chose de ce genre. Avoir une idéologie c’est savoir ce que vous voulez au regard de votre propre condition". (9)

Cabral n’avait pas la prétention d’être marxiste ou léniniste. Lorsque, en 1971, un journaliste européen lui a demandé dans quelle mesure le marxisme-léninisme comme idéologie était pertinent dans la lutte de libération nationale de la Guinée Bissau et du Cap Vert, il a répondu : « Partir des réalités de son propre pays pour aller vers la création d’une idéologie pour sa lutte ne signifie pas qu’on a la prétention d’être un Marx ou un Lénine ou tout autre grand idéologue, c’est simplement une partie nécessaire de la lutte. J’avoue que nous ne connaissions pas terriblement bien que ces grands théoriciens lorsque nous avons commencé. Nous ne les connaissions pas de moitié autant que maintenant. Nous avions besoin de les connaître, comme je l’ai dit, pour juger dans quelle mesure nous pourrions partir de leur expérience pour agir sur notre situation - mais pas nécessairement d’appliquer l’idéologie de manière aveugle, juste parce que c’est très bien. C’est là que nous en sommes sur ce point". (10)

En bref, nous devons retenir de Cabral que les individus progressistes d’aujourd’hui et leurs mouvements doivent théoriser à partir de leurs situations concrètement vécues de compréhension de soi, dans le contexte de leur histoire spécifique. Pour autant, ils doivent apprendre à partir des expériences des autres, dans la mesure où celles-ci leur sont utiles pour trouver des solutions aux problèmes socioéconomiques, politiques et écologiques. Ainsi, pour Cabral, la théorie et l’idéologie ne sont ni statiques, ni dogmatiques, mais sont dans un processus continu de réflexion ouverte par rapport à une réalité particulière et une histoire spécifique.

Lors de la première Conférence Tricontinental à La Havane en 1966 , Cabral a déclaré : " Il est utile de rappeler à l’occasion de ce rassemblement tricontinental, si riche en expériences et en exemples, que peu importe à quel point la similitude peut exister entre les cas et entre les identités de nos ennemis, la libération nationale et la révolution sociale ne sont pas destinés à l’exportation. Elles sont - et chaque jour elles le deviennent davantage - le résultat d’une élaboration locale et nationale qui est plus ou moins influencée par des facteurs externes (favorables ou non), mais essentiellement formée et conditionnée par la réalité historique de chaque peuple, et est portée à succès par les bonnes solutions aux contradictions internes qui se posent dans cette réalité ". (11)

CABRAL ET LA CULTURE

On a beaucoup écrit sur la position de Cabral sur la libération nationale et la culture, en particulier que la lutte de libération nationale a été une lutte pour récupérer la culture africaine, et encore comment cette réalité culturelle est dictée par les conditions économiques du sous-développement. (12) Alors qu’il a reconnu les points forts de "diverses cultures africaines », nous devrions noter que Cabral a reconnu une pluralité des cultures africaines. Il a également observé que « la culture se développe dans un processus inégal, au niveau d’un continent, d’une « race » ou même d’une société". (13) Il était un réaliste et un théoricien politique candide, dans le fait de pointer également les faiblesses de la culture africaine.

Du 19 au 24 novembre 1969, Cabral a organisé une série de séminaires pour les cadres du Paigc au cours desquels il déclara : « Notre lutte est basée sur notre culture, parce que la culture est le fruit de l’histoire et c’est une force. Mais notre culture est remplie de faiblesse face à la nature. Il est essentiel de savoir cela... Plusieurs camarades qui sont assis ici ont une amulette à leur taille, avec la conviction que cela va leur permettre d’échapper aux balles portugaises. Mais pas un d’entre vous ne peut me dire qu’aucun des camarades qui sont morts au combat n’avait une amulette à sa taille. Tous en avaient ! Il est juste que dans notre lutte nous respections cela ; nous devons respecter cela parce que nous partons de la réalité." (14)

Cabral a continué pour souligner que de telles pratiques sont également un "obstacle à la lutte », qui demeure complexe. (15) Dans de nombreuses régions du continent africain existent des pratiques et des notions culturelles réactionnaires qui entravent le développement socioéconomique. Par exemple, dans les guerres au Libéria et en Sierra Leone, dans les années 1990, de nombreux soldats portaient des amulettes croyant qu’ils les protégeaient contre les blessures et la mort dans les combats contre les milices opposées. De même, dans certains pays africains, les albinos sont assassinés par des gens qui croient que des parties de leur corps détiennent des pouvoirs magiques pour être utilisés dans les rituels. Aujourd’hui, seul l’avancement rapide et à grande échelle de l’éducation et de la science peut éradiquer ces idées et pratiques pernicieuses.

En outre, Cabral n’a pas considéré les cultures africaines comme fermées à d’autres influences culturelles. De ses propres mots, il dit : "Un peuple qui s’affranchit de la domination étrangère ne sera pas culturellement libre à moins que, sans sous-estimer l’importance de la contribution positive de la culture de l’oppresseur et d’autres cultures, il retourne aux sentiers qui mènent vers les sommets de sa propre culture. Celle-ci est nourrie par la réalité vivante de l’environnement et rejette les influences néfastes telles que tout type de soumission aux cultures étrangères. Nous voyons donc que si la domination impérialiste a le besoin vital de pratiquer l’oppression culturelle, la libération nationale est nécessairement un acte de culture." (16)

Par conséquent, l’un des nombreux défis auxquels sont confrontés les peuples africains, dans notre monde globalisé actuel, est d’évaluer de façon critique les aspects de la nature apparemment hégémonique de la culture occidentale qui sont positifs et négatifs. En internalisant les aspects néfastes de la culture occidentale, nous de perpétuer inconsciemment notre propre oppression.

En ce qui concerne la culture, Cabral identifie également le fait que « les dirigeants politiques - même les plus célèbres - peuvent être aliénés culturellement. (17) "Il y a des leaders africains d’aujourd’hui qui utilisent le slogan de la culture pour opprimer les autres qui sont gays ou lesbiennes en confirmant l’hétérosexisme (18) comme la norme culturelle et en définissant ce qui est culturellement acceptable et inacceptable pour les femmes africaines à porter, que ce soit des pantalons ou des mini-jupes. (19)

PRINCIPES ET ENTRE LA PRATIQUE POLITIQUE EN AFRIQUE AUJOURD’HUI

Basil Davidson, le grand historien britannique, a parlé de Cabral non seulement comme l’"inspirateur" du Paigc, mais comme "son chef, sa critique implacable : un homme de résonance morale inoubliable et de force de conviction" qu’il a rencontré en 1960. (20) Malheureusement, aujourd’hui, il manque au leadership de l’Afrique des hommes et des femmes ayant l’intégrité de la génération de l’ère de Mandela et de Cabral. (21) Dans l’adresse de Cabral intitulé « Notre parti et la lutte doivent être dirigés par les meilleurs fils et filles de notre peuple", il y a un certain nombre de principes éthiques et politiques, qu’il souligne comme pertinentes pour les partis politiques et les mouvements sociaux en Afrique aujourd’hui. Cabral a ouvertement dénoncé les militants du parti qui "ont cherché le confort, à fuir les responsabilités, une vie plus facile pour commencer à s’amuser, en pensant qu’ils ont déjà l’indépendance à leur portée ». (22).

Il poursuit avec franchise quand il dit : « Et nous devons rejeter ceux qui ne comprennent pas, bien que cela nous fasse mal. » (23) il exhorte chacun à faire preuve de vigilance "car la lutte est un processus sélectif ; la lutte nous montre à tout le monde et nous montre qui nous sommes". (24) De façon inévitable, la lutte pour le développement social et la justice politique finit par séparer le bon grain de l’ivraie, la politique sincère de la politique hypocrite, le politiquement honnête du politiquement malhonnête. C’est pourquoi il affirme que "la lutte c’est l’action quotidienne contre nous et contre l’ennemi". (25)

Cet ennemi est manifeste maintenant en Afrique sous la forme d’une petite bourgeoisie eurocentrique dans ses aspirations et son soutien aux politiques économiques néolibérales, en collusion avec des intérêts extérieurs afin de satisfaire ses propres intérêts étroits de classe et les fondements de son pouvoir. Par conséquent, à ce stade actuel de l’histoire de l’Afrique, les forces progressistes doivent être conscientes que cette classe particulière est aussi préjudiciable aux intérêts des pauvres d’Afrique que le sont les forces de l’impérialisme (26) opérant à travers le Fmi, la Banque mondiale, Africom et divers organismes d’aide multilatéraux.

Cabral identifie comme un problème les attitudes patriarcales intégrées dans les vues de certains militants masculins au sein du parti qui résistent aux femmes qui prennent leurs responsabilités. On peut le citer :

" Un cas particulier est la résistance silencieuse à la présence des femmes parmi les dirigeants. Certains camarades font tout leur possible pour empêcher que les femmes prennent des responsabilités, même quand il y a des femmes qui ont plus de capacité à diriger qu’eux. Malheureusement certaines de nos camarades femmes n’ont pas été en mesure de maintenir le respect et la dignité nécessaires pour protéger leur position en tant que personnes en situation d’autorité. Elles n’étaient pas en mesure d’échapper à certaines tentations, ou du moins à assumer certaines responsabilités sans complexes. Mais les camarades hommes, certains du moins, ne veulent pas comprendre que la liberté pour notre peuple signifie que les femmes et les hommes doivent jouer un rôle, et que la force de notre parti est plus importante si les femmes s’y joignent pour diriger avec les hommes. Beaucoup de gens disent que Cabral a une obsession de donner aux femmes des postes de direction. Ils disent : « Laissez-le faire, mais nous saboterons ensuite.’ Cela vient de gens qui n’ont pas encore rien compris. Ils peuvent saboter aujourd’hui, saboter demain, mais un jour ils seront rattrapés par le retard." (27)

Cabral fustige aussi les commissaires hommes du Paigc qui préfèrent voir une femme devenir une maîtresse au lieu de l’aider à devenir un médecin, un enseignant ou un soldat, utilisant l’autorité conférée par le parti pour satisfaire non seulement leur propre estomac, mais aussi leur désir. (28)

Aujourd’hui, malgré les progrès opérés par les pays africains en matière de représentation politique des femmes dans les Assemblées nationales comme en Afrique du Sud, au Mozambique, en Tanzanie, en Ouganda et au Rwanda où des femmes occupent plus de 30 % des sièges parlementaires, des jeunes filles et des femmes continuent d’être victimes de harcèlement sexuel dans de nombreuses universités africaines et des écoles et le sexe pour la promotion continue de prévaloir avec le phénomène des « papa gâteau ». Des hommes en position de pouvoir abusent de ces positions pour la satisfaction de leur libido et de leur ego. (30)

Cabral exhorte à démasquer les opportunistes au sein du Parti et met l’accent sur le leadership collectif en opposition à "la tendance de certains camarades [ est ] de monopoliser la direction juste pour eux-mêmes . " (31)

Aujourd’hui, cette monopolisation destructrice du leadership continue. L’Afrique post-coloniale a connu des vagues de guerres civiles avec le Libéria, le Burundi, le Rwanda, la Somalie, la Sierra Leone, la Rdc, la Rca et actuellement au Soudan du Sud, pour n’en citer que quelques-unes. Ces guerres ont été clairement guidées par autre chose que par des principes éthiques et idéologiques dans la conduite de leurs objectifs. Des civils ont été tués à la machette dans beaucoup de ces pays et les femmes violées. Aujourd’hui, en République démocratique du Congo (Rdc), en République centrafricaine (Rca) et au Sud-Soudan, les décès et les atrocités contre des populations africaines continuent en toute impunité dans ces conflits qui font des victimes parmi des civils innocents.

Les dirigeants politiques comme l’ancien vice-président du Sud-Soudan, Riek Machar, qui a été limogé par le président Salva Kiir en juillet 2013, ne respectent pas les règles du jeu politique et ont recours à la violence à des fins politiques. Le conflit en cours au Soudan du Sud est une rivalité politique sur fond d’égos masculins comme on en a vu dans de nombreux pays africains depuis l’indépendance, avec un recours, de chaque côté, de l’arme phallique comme moyen de résolution des ambitions politiques.

Machar et les chefs de guerre en Rca et en Rdc sont vides de ces idéaux politiques et éthiques nobles qui ont motivé la génération de Cabral. Il est très étonnant de voir que dans un pays né il y a un peu plus de deux ans, 2 milliards et demi de dollars de l’argent venant du pétrole ont été volés par des responsables sud-soudanais et des ministres. Quel genre d’éthique sous-tend le comportement de ces individus qui privent leurs citoyens d’une vie dans de bonnes conditions de santé, de routes et d’un avenir grâce à l’éducation ? Comment est-il possible de justifier moralement l’utilisation d’enfants comme soldats dans diverses guerres passées et en cours ?

LES MOTS D’ORDRE DE CABRAL

Il est clair que les mots d’ordre de la plupart des dirigeants africains ont été antithétiques à ceux que Cabral a préconisés. On pourrait dire que l’idéalisme a infusé la pensée politique de Cabral. Il lui était clair que certains principes sont essentiels au travail politique, tels que : "Expliquer à la population ce qui se passe dans la lutte, ce que le parti s’efforce de faire à un moment donné et ce que les intentions criminelles de l’ennemi peuvent être ." (33)

Cabral était un dialecticien en ce qu’il était sensible au caractère contradictoire de l’existence humaine. Il s’est efforcé de lui-même et a encouragé les autres à devenir de meilleurs êtres humains . C’est pourquoi il a exhorté à "nous éduquer, éduquer d’autres personnes, la population en général, à lutter contre la peur et l’ignorance pour éliminer peu à peu la domination de la nature et des forces naturelles que notre économie n’a pas encore maîtrisées. Convaincre peu à peu, en particulier les militants du Parti, que nous finirons par vaincre la peur de la nature et que l’homme est la force de la nature. Demander aux responsables du Parti qu’ils se consacrent sérieusement à l’étude, qu’ils s’intéressent aux choses et aux problèmes de notre vie et de notre lutte quotidienne dans leur aspect fondamental et essentiel, et pas seulement dans leur apparence... Apprendre de la vie , apprendre de notre peuple, apprendre dans les livres, Apprendre de l’expérience des autres . Ne jamais cesser d’apprendre ." (34)

Beaucoup de mots d’ordre généraux de Cabral révèlent son profond engagement à l’éthique. Par exemple, il dit à des membres du Paigc : « Nous devons constamment être plus conscients des erreurs et des fautes que nous faisons afin que nous puissions corriger notre travail et constamment faire mieux au service de notre Parti. Les erreurs que nous faisons ne doivent pas nous décourager, tout comme les victoires que nous marquons ne doivent pas nous faire oublier nos erreurs".

Il évoque « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté » de Gramsci quand il prononce ce qui suit : "Donc, à la lumière des perspectives favorables pour notre lutte, nous devons étudier chaque problème à fond et trouver la meilleure solution. Penser pour agir et agir afin d’être en mesure de mieux penser. Nous devons, comme toujours, affronter le présent et l’avenir avec optimisme, mais sans perdre de vue les réalités et notamment les difficultés particulières de notre lutte. Nous devons toujours garder à l’esprit et mener à bien les mots d’ordre de notre parti : avoir espoir pour le meilleur, mais être prêt pour le pire ". (35)

CABRAL : DEMOCRATIE ET PANAFRICANISME

Les mots d’ordre de Cabral ont une pertinence à notre époque car il faut « bien connaître notre propre force et la force de l’ennemi. » (35) Le plus important de tous ses mots d’ordre et qui reste d’une grande pertinence pour notre époque, est la nécessité pour les Africains de favoriser le principe et la pratique de la critique et de l’autocritique avec intégrité. Dans ses propres mots , il déclare qu’il faut :

« Développer l’esprit critique entre les militants et les travailleurs responsables. Donner à chacun à tous les niveaux la possibilité de critiquer, de donner son avis sur le travail et le comportement de l’action des autres. Accepter la critique d’où qu’elle vienne, comme une contribution à l’amélioration du travail du Parti, comme une démonstration de l’intérêt actif dans la vie interne de notre organisation ." (37)

L’échec de la destruction des institutions étatiques héritées de la colonisation est l’un des principaux échecs de partis politiques post- indépendances. (38) Mais tout aussi désastreuse a été l’incapacité à pratiquer et à cultiver les valeurs démocratiques au sein des communautés multi-ethniques, dans la fondation d’une Afrique nouvelle et tolérante. Au cours de la période post-coloniale et aujourd’hui encore, ce manque de tolérance démocratique et d’inclusion a donné lieu aux nombreux exemples de nettoyage ethnique, aux tensions communautaires, à l’extrémisme sous la forme de Boko Haram et d’Al-Shabaab, au génocide et à la xénophobie dans diverses parties de l’Afrique.

La connaissance intime que Cabral avait de la Guinée à travers son travail d’agronome l’a mis directement en contact avec un grand nombre de groupes ethniques du pays, tels que les Peuls, les Balantes, les Manjaques, les Mandingues, les Baiotes, les Beafada, les Sarakoles, les Mancanhas, les Bijagos, les Sossos. (39) Il croyait que s’il y avait des différences économiques, sociales et culturelles entre ces divers groupes, ils pouvaient toutefois s’unir autour de principes et d’intérêts. Cette croyance l’a conduit à mener une lutte pour unifier les îles du Cap Vert et la Guinée continentale.

Sa croyance dans l’unité de son pays a été étendue au reste du continent, avec la fondation de la Conférence des organisations nationalistes des territoires portugais (Concp) en 1961, incorporant l’Angola et le Mozambique . Cette organisation a travaillé pour l’indépendance de tous les anciens territoires coloniaux portugais. Ses convictions panafricaniste se sont également révélées dans sa discussion informelle avec plus de 120 Afro-Américains en 1972, où il lie les luttes des personnes d’ascendance africaine à ceux de l’Afrique.

L’honnêteté de Cabral est évidente ici, dans la manière dont il répond aux questions qui lui sont posées par son auditoire . Il leur dit aussi que s’ils "prennent conscience de leurs responsabilités dans la lutte en Afrique " cela ne signifie pas qu’ils ont tous à quitter l’Amérique pour "aller combattre en Afrique. (40) Il déclara à son auditoire :

« Cela n’est pas réaliste, à notre avis. L’histoire est une chaîne très forte. Nous devons accepter les limites de l’histoire, mais pas les limites imposées par les sociétés où nous vivons. Il y a une différence . Nous pensons que tout ce que vous pouvez faire ici pour développer vos propres conditions dans le sens du progrès, dans le sens de l’histoire et dans le sens de la réalisation totale de vos aspirations en tant qu’êtres humains est une contribution à notre endroit. C’est également une contribution de ne jamais oublier que vous êtes des Africains ". (41)

Son honnêteté brutale est manifeste aussi dans son interaction avec les Afro-Américains, quand il est interrogé sur le rôle des femmes dans la lutte pour la libération. Cabral répond en soulignant les différences dans la société peule où une femme est considérée comme un morceau de la propriété, dans la société Balantes où les femmes ne le sont pas, ainsi que dans d’autres sociétés matriarcales. Il souligne que si le Paigc a fait de grandes réalisations, il reste beaucoup à faire.

Ainsi s’exprime la vision candide de Cabral sur la question de l’oppression des femmes : « Nous sommes très loin de ce que nous voulons faire, mais ce n’est pas un problème qui peut être résolu par la signature d’un décret par Cabral. Tout cela fait partie du processus de transformation, de changement dans les conditions matérielles de l’existence de notre peuple, mais aussi dans l’esprit des femmes, parce que, parfois, la plus grande difficulté n’est pas seulement dans les hommes, mais chez les femmes aussi." (42)

En bref, Cabral a raison en soulignant que l’idéologie patriarcale a également été intériorisée par les femmes qui résistent au changement autant que beaucoup d’hommes peuvent le faire, ce qui complique gravement la refonte du statut quo dans les relations de genre.

L’INTERNATIONALISME, L’HUMANISME DE CABRAL ET L’AIDE

Le panafricanisme de Cabral avait aussi une dimension internationaliste, car il croyait que le racisme « n’est éternel sous aucune latitude du monde. Il est le résultat de conditions historiques et économiques. Et nous ne pouvons pas répondre au racisme par le racisme. Ce n’est pas possible." (43)

Dans son « Message au Peuple de Portugal" diffusé en 1969, il a précisé que la distinction devait être faite entre les populations du Portugal et le colonialisme portugais. Il a appelé à la coopération fraternelle avec le peuple portugais, l’a appelé à s’opposer au massacre de ses propres fils dans une guerre sans fin et l’a remercié pour sa participation à des manifestations contre les guerres coloniales du Portugal.

L’humanisme de Cabral envers les prisonniers de guerre se révèle quand il déclare : « Nous considérons qu’un prisonnier de guerre mérite le respect, car il donne sa vie, que la cause pour laquelle il se bat est juste ou non."

Dans son adresse aux Afro-Américains, il a salué le soutien des pays qui composent l’Organisation de l’unité africaine, ainsi que le soutien moral, politique et matérielle de l’Union soviétique et de la Chine .

En ce qui concerne l’aide, il a été très direct en déclarant : « Nous laissons chaque peuple nous donner l’aide qu’il peut, mais nous n’acceptons jamais des conditions à l’aide." (45) Si Cabral avait vécu plus, il aurait été intéressant de voir comment il aurait navigué dans l’enchevêtrement des conditionnalités des pays donateurs et des agences d’aide multilatérales auquel de nombreux pays africains n’ont pas réussi à échapper au cours des 50 dernières années de soi-disant indépendance.

À la fin des années 1960, Cabral était intransigeant sur l’aide et sur le recours aux volontaires, confiant à Basil Davidson : « Nous ne voulons pas de volontaires... Nous les renverrons s’ils se présentent. Conseillers militaires étrangers, commandants ou tout autre personnel étranger, c’est la dernière chose que nous allons accepter. Ils volent à mon peuple sa seule chance de parvenir à signifier historiquement par lui-même, à réaliser sa propre histoire, à reprendre sa propre identité". (46)

C’est peut-être le cas avec l’armée de consultants occidentaux et africains en développement évoluant dans les différentes Ong qui volent aujourd’hui aux Africains la chance de "réaffirmer leur propre histoire, de reprendre leur propre identité".

Depuis la décennie des années 1970, l’Afrique a reçu des milliards de dollars d’aide qui ont servi à entretenir, d’une manière ou d’une autre, des régimes clients en Afrique avec peu de souci de savoir si ces régimes offraient une vie décente à leurs citoyens avec les fonds prétendument destinés à « l’aide".

Les questions d’identité et de dignité que Cabral a évoqués à ce sujet (47) se reflètent dans d’autres luttes dans le monde en dehors du continent africain. Au Brésil et en Colombie, pour donner deux exemples parmi d’autres, on peut citer les luttes des peuples autochtones à rester sur leurs terres au moment où l’exploitation forestière, la construction de nouvelles routes et des barrages détruisent les moyens de subsistance des populations autochtones.

Le fait que la terre est intimement liée à l’identité d’un peuple et à la dignité a été profondément compris par Cabral. S’il était vivant aujourd’hui, il se serait certainement identifié à la lutte de Awa, un groupe de chasseurs-cueilleurs nomades qui sont menacés, dans l’Etat de Marahao au Brésil, par des bûcherons qui empiètent sur leurs terres et à la lutte des centaines de communautés africaines qui ont été dépossédés de leurs terres du fait transactions foncières avec des investisseurs étrangers menées par les gouvernements africains néocoloniales .

UNITÉ ET LUTTE CONTINUE

La grande majorité des peuples africains continue de lutter sur le continent malgré le mythe des annonces selon lesquelles « l’Afrique progresse". (50) Les peuples africains continuent de se battre contre les Ogm, les transactions foncières, les pratiques minières abusives et l’extraction de pétrole qui conduisent au pillage écologique et dans les communautés, de se battre aussi contre les conditions de travail injustes et pour les droits humains. Comme Cabral l’a souligné dans une de ses citations souvent répétées :

"Rappelez-vous toujours que les gens ne se battent pas pour des idées, pour des choses dans la tête des individus. Les gens luttent et acceptent les sacrifices exigés par la lutte, mais dans le but d’obtenir des avantages matériels, pour être en mesure de vivre une vie meilleure dans la paix, pour voir leur vie progresser et pour assurer l’avenir de leurs enfants " . (51)

La révolte en Guinée-Bissau qui s’est transformée en une révolution menée par le Paigc en 1956 a été inextricablement liée à la création de nouvelles structures socioéconomiques. « Construisez la révolution en vous battant" (52) était à la fois le slogan et la pratique concrète du Paigc. En conséquence, les masses mobilisées de la Guinée Bissau, ensemble avec le Paigc, ont construit des écoles, des cliniques et se sont engagés dans des programmes économiques dans les zones libérées comme point de départ de ce nouveau type de société dans laquelle ils souhaitent vivre.

Dans ce numéro spécial de Pambazuka News sur Cabral, nous avons un certain nombre d’articles qui examinent l’impact de l’héritage de Cabral sur les mouvements de libération du Noir, revisitent son « arme de la théorie, évaluent la position de Cabral sur l’impérialisme, le néo-colonialisme, le panafricanisme, la révolution socialiste et la politique culturelle. Ils ne sont en aucun cas une évaluation exhaustive de la pensée politique et sociale de Cabral. Il s’agit d’une petite contribution à la nécessaire célébration et d’une réflexion sur la pertinence de sa critique pour les Africains aujourd’hui .

Ama Biney ( Dr) est un universitaire - Militante et rédactrice en chef par intérim de Pambazuka News

 1. Voir ‘Unity & Struggle’ by A. Cabral, Monthly Review Press, 1979, p 65.
 2. Ibid, p. 44. 

 3. Ibid, p.45.

 4. Ibid, p. 46. 

 5. Ibid, p. 47. 

 6. Unity and Struggle, p. 47.

 7. Frantz Fanon écirt dans ‘Pour la révolution africaine’, 1967, p. 186, ce qui suit : “Pour ma part, plus j’entre dans les cultures et les cercles politiques d’Afrique, plus je deviens certain que le grand danger qui menace l’Afrique reste l’absence d’idéologie.” 

 8. Cité dans ‘The Liberation of Guiné : Aspects of an African Revolution’ by Basil Davidson, Penguin Books, 1969, p.75. See also ‘Unity and Struggle’ p. 127

 9. ‘Return to the Source : Selected Speeches of Amilcar Cabral’ edited by Africa Information Service, Monthly Review Press, 1973, p. 88.

 10. Cité dans ‘Our People are Our Mountains’, discours d’Amilcar Cabral, rassemblés par le British Committee for Freedom in Mozambique, Angola and Guinea-Bissau, 1971, p. 21. 

 11. Cité dans ‘The Liberation of Guiné : Aspects of an African Revolution’ par Basil Davidson, Penguin Books, 1969, pp.74-75.

 12. Unity and Struggle, p. 57. 

 13. Ibid, p. 149.

 14. Ibid, p. 58.

 15. Ibid, pp. 58-59.

 16. Ibid, p. 143.

 17. Ibid, p. 145. 

 18. See http://tinyurl.com/ojrnas9 accessed 21 January 2014. Voir aussi http://tinyurl.com/b6223jza ccessed 21 January 2014.
 19. Voir l’histoire de la journaliste soudanaise, du nom de Lubna Ahmed Hussein qui a été emprisonnée par le gouvernement de Khartoum pour avoir porté un pantalon en 2009, http://tinyurl.com/nqoro3d consulté le 21 Janvieer 2014. 

 20. ‘The Liberation of Guinea : Aspects of an African Revolution’ par Basil Davidson, Penguin Books, 1969, p.18.

 21. Voir le texte de William Guemede dans lequel il évoque le déclin moral de la direction de l’Anc depuis la disparition de la génération Mandela, ‘No Easy Walk to Freedom : A New Introduction’, http://tinyurl.com/obf9gje accessed 17 January 2014.

 22. Unity and Struggle, p. 67.

 23. Ibid, p. 68.

 24. Ibid, p. 68. 

 25. Ibid, p. 65. 

 26. C. Johnson, ‘Blowback’, p. 67. 

 27. Unity and Struggle, p. 71.

 28. Ibid, pp. 71-72.

 29. See ‘African Women’s Movements Changing Political Landscapes’ by Ali. M. Tripp et al, Cambridge University Press, 2009, p. 1.

 30. Voir ‘Kenya tutor on sex for grades’ by BBC, http://tinyurl.com/cz6aaad 21 January 2014. 

 31. Ibid, p. 73. 

 32. BBC Radio 4 ‘From our own correspondent’ broadcast on 18 January 2014, http://www.bbc.co.uk/programmes/b03q4mm1
 33. See ‘Revolution in Guinea Selected Texts by Amilcar Cabral’ Monthly Review Press, 1969, p. 87.

 34. Ibid, pp. 88-89.

 35. ‘Unity and Struggle’, p. 226.

 36. Ibid, p. 233. 

 37. Ibid, p. 246.

 38. ‘Return to the Source,’ p. 83-84.

 39. ‘Unity and Struggle’, pp.5-7 looks at the ethnic groups of Guinea.

 40. ‘Return to the Source’, p. 76.

 41. Ibid, p. 76.

 42. Ibid, p. 85.

-43. Ibid, p. 76.

 44. ‘Revolution in Guinea’, p. 153.

 45. ‘Return to the Source,’ p. 81.

 46. ‘The Liberation of Guiné’ pp.88-89.

 47. Voir ‘Identity and Dignity in the Context of the National Liberation Struggle’ in Return to the Source, pp. 57-69.

 48. ‘Death in the Amazon’ par T. Phillips, 28 Septembre 2011, http://tinyurl.com/qhxgqrs accessed 21 January 2014. Voir aussi, ‘Amazon roads and dams pose threat to rainforest and indigeneous peoples’ http://tinyurl.com/nzq45fh accessed 21 January 2014.

 49. ‘Loggers Strip trees from Amazonian tribes’ http://tinyurl.com/o5q9ahh accessed 21 January 2014

 50. See ‘Is Africa really rising ?’ a poem by A. Biney http://www.pambazuka.org/en/category/books/88474 consulté le 21 janvier 2014 and also ‘Is Africa really rising ?’ article by A.Biney, http://www.pambazuka.org/en/category/features/88748 consulté le 21 janvier 2014.

 51. ‘Unity and Struggle’, p. 241. 

 52. ‘The Liberation of Guiné’, p. 120.

Source : http://www.pambazuka.org