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Guinée-Bissau : Revisiter "The weapon of theory" (l’arme de la théorie) de Cabral

D 2 mai 2014     H 05:25     A     C 0 messages


INTRODUCTION

Cet article retrace la thèse de la Weapon of theory (l’arme de la théorie) exposée par le dirigeant révolutionnaire charismatique des forces de libération de la Guinée Bissau, Amilcar Cabral. Celui qui, sous la bannière du Partido Africano da Independéncia da Guiné et Cabo Verde, ou Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap Vert (Paigc), a mené une lutte armée contre la domination portugaise et l’oppression raciale. Cet article rappelle que cette théorie est non seulement pertinente à notre époque, mais résonne dans toute l’Afrique, avec ses quêtes socioéconomiques et politiques, particulièrement en ces temps de globalisation pénétrante guidée par une hégémonie idéologique occidentale dans le domaine du développement, d’une part, d’autre part avec la marée rouge ascendante de la Chine.

Dans cette équation géopolitique, il semble que les pays africains soient pris dans un tourbillon qui les empêche de déterminer leurs propres destinées, étant à la merci de ces forces dominantes que sont principalement les programmes impérialistes et néocolonialistes. Bien que certains gouvernements africains peuvent naïvement croire que la Chine a moins de visées ultérieures comparée à l’Occident, il reste que la Chine cherche néanmoins à maximiser son accès aux ressources naturelles africaines, aussi vite que possible, au détriment du développement de la population.

Malheureusement la scène actuelle continue d’être jouée en Afrique, en dépit du fait que la plupart des pays du continent ont soit déjà atteint ou sont sur le point d’atteindre le cinquantenaire de leur indépendance politique. L’analyse incisive de Cabral n’est pas seulement instructive sur son époque. Elle est en fait prophétique parce que les problèmes contre lesquels il a mis en garde semblent avérés 40 ans après que sa vie ait été brutalement abrégée par un assassin.

A cet égard, en réitérant la pensée de Cabral, articulée dans un discours fait lors de la Première Tricontinental Conference of the people of Asia, Africa and latin America en janvier 1966 à La Havane, Cuba, il est souligné que la théorie et la pratique révolutionnaire peuvent être clairement discernées. De toute évidence, ce qui nous intéresse est de savoir comment, à l’heure actuelle, la théorie révolutionnaire peut promouvoir la cause du développement national et la prospérité des gens ordinaires.

Par conséquent, cet article cherche à extrapoler sur deux points saillants du discours de Cabral ; lesquels démontrent précisément l’essence de l’arme de la théorie et reflètent la lutte actuelle de l’Afrique dans les domaines de l’émancipation économique et du développement durable. De façon poignante, Cabral nous alerte sur "la lutte contre nos propres faiblesses". Ceci est le point de départ de cette analyse. En fait, notre incapacité à accepter ou même à déclancher "cette bataille contre nous-même", sans considération pour les difficultés que l’ennemi peut créer, continue d’être le piège sur la trajectoire du développement de l’Afrique post-coloniale.

Selon Cabral, cette bataille est l’expression de nos contradictions internes dans les domaines économique, social, culturel (et par conséquent de l’histoire) de la réalité de chacun de nos pays. En effet, toute révolution nationale ou sociale, qui n’est pas fondée sur cette connaissance, court le grand risque d’être vouée à l’échec. De toute évidence, au niveau politique, notre propre réalité - peu importe à quel point peut être raffinée et attractive la réalité des autres - ne peut être transformée que par sa connaissance détaillée, par nos propres efforts, par nos propres sacrifices. (souligné par l’auteur) [1].

Ayant ces prémisses à l’esprit, il est nécessaire de noter que bien que l’Afrique ait été assaillie par une pléthore d’obstacles socioéconomiques et politiques, et que bien que de nombreuses difficultés soient le résultat direct de la traite des esclaves et de la domination coloniale, nous nous sommes infligés à nous-mêmes nombre de ces contraintes. [2]

Comment le point de vue de Cabral résonne-t-il dans les luttes quotidiennes sur le continent africain ? Il est d’abord visible dans la façon dont nos gouvernements et nos politiciens semblent trébucher à chaque virage dans le domaine du développement national. Après presque 50 ans d’indépendance, la plupart des pays ne se sont pas émancipés sur le plan économique. Même politiquement, certains continuent d’exister dans un état de semi servilité en raison de leur économie dépendante, le plus souvent de leurs anciens maîtres coloniaux. De nombreux pays doivent constamment quémander de l’aide, comme dans le cas du Malawi et font aussi de leur mieux pour ne pas irriter leurs maîtres.

Certaines de ces faiblesses se manifestent par une corruption rampante des dirigeants ainsi que par le pillage des richesses nationales. Chemin faisant, les dirigeants distribuent aussi à leurs laquais et sycophantes, de ce bien mal acquis. Cette position immorale et ce manque d’empathie de la part de l’élite au pouvoir, comme en Guinée équatoriale ou en Angola par exemple, résultent de l’ignorance de ces dirigeants et de leur incapacité à saisir leur mission historique, qui doit être basée sur la libération totale de leur peuple de la pauvreté chronique, de la misère sordide.

Une autre faiblesse qui découle directement de tout cela, et qui est directement liée à la poursuite du développement africain, est le tribalisme. Dans de nombreux pays africains, le tribalisme usurpe les objectifs de développement national, réduisant ainsi les affaires nationales aux caprices d’une tribu ou de tribus affiliées dans la région. Michael Sata de Zambie est un président qui, sans vergogne, a promu le développement de sa région en un temps record après qu’il ait gagné les élections en septembre 2011. Elu sur un ticket populiste en promettant d’améliorer les conditions de vie des Zambiens pauvres (qui constituent le 60% de la population) en 90 jours, il a choisi de promouvoir le bien-être de sa tribu ainsi que d’autres tribus affiliées dans la région du nord de la Zambie et pas non pour tout le pays. Presque toutes les nominations qu’il a faites après qu’il soit devenu président, dans les services du gouvernement, diplomatique, les organisations paraétatique, l’armée, la police et les services de renseignements ont été attribuées à des membres de sa tribu. Il est même allé jusqu’à décréter que des universités soient construites dans sa région ou que de nouvelles provinces et districts soient créés dans la même région afin de canaliser davantage de ressources pour "son peuple" et non pour la nation zambienne.

Pourquoi des situations aussi intenables se développent-elles en Afrique ? La réponse réside dans la carence de théorie révolutionnaire du leadership qui pourrait informer leur pratique de gouvernance. Cela ne fait aucun doute. De nombreux pays africains n’ont pas prêté suffisamment attention à cet important déficit dans notre lutte commune, comme Cabral l’a justement souligné.

Le deuxième domaine fondamental qui persiste à entraver le programme de développement postcolonial est la déficience idéologique. Comme l’a observé Cabral, une telle déficience idéologique, ou même son absence complète, est essentiellement due, une fois de plus, à l’ignorance des politiciens africains de la réalité historique qu’ils prétendent transformer. Ceci constitue l’une des principales faiblesses de notre lutte contre l’impérialisme, sinon la plus importante de toute. A partir de l’ascendance de la Banque mondiale et du Fond monétaire International (Fmi), des Programmes d’ajustement structurel (Pas) aux documents pour la réduction de la pauvreté, l’Afrique a continué à accepter d’être le pion des agents de l’impérialisme et du néocolonialisme en raison de la faiblesse ou même de l’absence de cadre de référence idéologique chez ses dirigeants. Aujourd’hui, la mainmise néolibérale, qui étouffe l’Afrique dans le domaine de la pensée politique et économique, peut être attribuée à l’incapacité du leadership à placer le développement du continent sur un terrain idéologique sain. Il est quasiment certain que le développement de l’Afrique ne peut avoir lieu dans un vide historique et idéologique, avec des interférences inopportunes ou même un véritable sabotage de la part des anciens oppresseurs. Ces derniers, qui sont aussi les agents de l’impérialisme, vont jusqu’à suggérer aux dirigeants africains qu’il y a un nouvel ordre inévitable du monde, et qu’ainsi l’Afrique ne peut pas choisir son chemin en dehors de celui qui a été déterminé pour elle.

A cet égard, l’indépendance reste illusoire parce que ceux qui détiennent le pouvoir politique en Afrique ne sont rien de plus que les otages des impérialistes et de leurs agents. Ainsi de nombreux dirigeants africains semblent non seulement manquer d’outils pour une analyse critique, mais aussi de la conscience révolutionnaire qui leur permettrait de conduire leur pays vers un état de bien-être matériel pour sa population. L’autre côté de la médaille montre que de nombreux pays africains remettent simplement les perspectives de développement en main chinoise. Même des activités terre à terre comme la construction de routes et de cliniques sont laissées à la Chine, laquelle exporte ses travailleurs pour entreprendre ces constructions au détriment des forces de travail locales.

Dans la même veine, les divers mouvements rebelles éparpillées dans toute l’Afrique, soit disant combattant pour les opprimés, mais en réalité combattant pour obtenir du pouvoir à la pointe du fusil et des moyens violents, sont aussi dépourvus de boussole idéologique. On peut dire que leur principal objectif est de prendre le pouvoir. Par exemple, le groupe rebelle connu sous le nom de Seleka, en République centrafricaine, après qu’il ait destitué le dictateur François Bozize en mars 2013, n’a rien fait d’autre que de se livrer à une orgie de violence, au pillage et au viol et n’a mis en place aucun programme cohérent de réconciliation nationale et de développement. Ceci a conduit au déchirement du tissu social et à une intervention militaire menée par l’ancien maître colonial, la France, afin de rétablir un semblant de paix. Pendant ce temps, les Nations Unies continuent de marchander pour des forces de maintien de la paix qui devraient être composées de forces africaines.

Le manque d’idéologie et de théorie révolutionnaire dans la plupart, sinon dans la totalité des mouvements rebelles africains, a jeté des millions d’Africains sur les routes du continent. Les millions de personnes qui endurent le pire de ces guerres civiles et insurrections armées sont des vieillards, des enfants et des femmes. De même, le déficit idéologique a permis l’émergence de régimes semi autocratiques et dictatoriaux en Afrique. A travers ce scénario, les présidents gouvernent pendant des décennies et deviennent des adeptes de la manipulation des systèmes électoraux afin de se favoriser eux-mêmes et de favoriser leur parti politique au cours des élections.

Le manque d’idéologie permet à ces dirigeants de croire qu’ils ont un droit divin de gouverner perpétuellement leur pays, même s’ils n’ont rien à offrir qui améliore la situation de leurs citoyens. Ainsi Paul Biya au Cameroun et Robert Mugabe ne trouveraient rien à redire à rester au pouvoir pour l’éternité, malmenant leurs sujets et les citoyens qui souffrent d’une abjecte pauvreté et de toutes sortes d’autres indignités, alors que le tissu social se disloque.

ENSEIGNEMENTS CRITIQUES ET PERTINENTS DE CABRAL POUR LE FUTUR DE L’AFRIQUE

La pensée et la vision de Cabral perdureront pendant longtemps sur le continent africain et au niveau global, parce que ses théories sont le résultat de ses expériences, d’abord comme étudiant à Lisbonne puis comme agronome qui a évalué les ressources agricoles de tout son pays pour le gouvernement portugais, enfin comme nationaliste et comme révolutionnaire. Il attendait de la révolution plus que la simple lutte pour l’indépendance. [3] En conclusion, il est dit que l’histoire postcoloniale africaine est inachevée parce que le leadership national a, le plus souvent, manqué de théorie révolutionnaire et d’idéologie. Ainsi les dirigeants n’ont pas réussi à promouvoir une pratique de développement soigneusement réfléchie d’une part, pas plus qu’ils n’ont réussi à la promotion de politiques nationales dynamiques et orienté le développement d’autre part.

La révolution africaine, et plus généralement la lutte pour la libération des peuples colonisés partout dans le monde, est la caractéristique fondamentale du cheminement de l’histoire en ce siècle, selon Cabral. Une telle révolution signifie la transformation de la vie dans le sens du progrès. Ce qui implique les moyens d’une indépendance nationale, éliminant la domination étrangère et la sélection soigneuse de ses amis, tout en surveillant ses ennemis, afin de garantir le progrès."La libération nationale d’un peuple est la reconquête de la personnalité historique de ce peuple, son retour à son histoire par la destruction de la domination impérialiste qui l’a subjugué". Un peuple doit libérer le processus de développement des forces productives nationales. Ainsi la lutte n’est pas seulement contre le colonialisme mais aussi contre le néocolonialisme [4]

Le scénario mentionné ci-dessus ne s’est pas matérialisé au cours du siècle dernier en raison, principalement, du manque de compréhension du leadership en ce qui concerne les contradictions internes des réalités économiques, sociales et culturelles (et donc de l’histoire) de chacun de leur pays. Même dans ce nouveau millénaire, il ne semble pas que les choses sont en train de s’améliorer. De nombreux exemples de la soi-disant transition vers l’indépendance n’étaient que des faux départs et l’Afrique attend toujours le moment où des dirigeants comme Cabral vont une fois de plus émerger pour l’occasion et conduiront un programme de libération totale de l’Afrique. Libération de tous les vestiges de l’impérialisme et du néocolonialisme et dans l’abnégation, pour élever le niveau de vie de leur peuple vers des hauteurs sans précédents, en faisant usage des nombreux minerais et autres ressources naturelles pour le bénéfice de tous les Africains, sans considération de tribus, de genre, de croyance et d’affiliation religieuse. C’est ce que Cabral aurait souhaité voir sur son continent bien aimé : l’Afrique

REFERENCES

[1] Amilcar Cabral, (1966). The Weapon of Theory. Address delivered to the first Tricontinental Conference of the Peoples of Asia, Africa and Latin America, January, Havana, Cuba.

[2] Ndangwa Noyoo, (2010). Social policy and human development in Zambia. London : Adonis and Abbey.

[3] Robert Blackey, (1974). Fanon and Cabral : a contrast in theories of revolution for Africa. The Journal of Modern African Studies, 12(2) : 191-209

[4]Ibid, p.193.

Ndangwa Noyoo est un spécialiste chevronné des politiques sociales au Département national du développement social à Pretoria, en Afrique du Sud. Les opinions exprimées ici n’engagent que lui -

Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

Source : http://pambazuka.org