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Niger : « Nos décideurs doivent mettre fin à la libéralisation du marché des produits agricoles »

Interview de Moussa Tchangari, coordonnateur du consortium

D 7 novembre 2010     H 04:48     A Lamine Souleymane     C 0 messages


A quelques heures de la tenue du Forum, nous nous sommes entretenus avec le coordonnateur du Consortium pour le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire, M. Moussa Tchangari. Il nous dit les objectifs du Forum, nous parle de la place et du rôle de la société civile dans la réalisation du droit à l’alimentation et la souveraineté et explique les causes profondes de l’insécurité alimentaire dans les pays du Sahel en général et au Niger en particulier.

Monsieur Moussa Tchangari, quelles sont les réelles motivations qui vous ont poussé à organiser un forum sur le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire ?

Je tiens tout d’abord à rappeler que notre Consortium, qui est constitué de cinq (5) organisations de la société civile (Alternative Espaces Citoyens, ANDDH, AREN, Mooriben et Timidria) travaille depuis 2007 à la promotion du droit à l’alimentation et de la souveraineté alimentaire. Nous nous sommes engagés dans ce travail parce que nous considérons qu’il est inadmissible que les populations nigériennes soient confrontées, de façon récurrente, aux crises alimentaires quasi structurelles. Cette année, c’est pratiquement la moitié de la population qui est affectée par la faim ; et la moitié du cheptel a pratiquement été décimée faute de pâturage et d’aliments de substitution.

Il y a cinq ans, près de 4 millions de personnes ont été durement affectées par une crise alimentaire que les autorités de l’époque ont tenté vainement de dissimuler et de minimiser. En l’espace de cinq ans, le nombre de personnes touchées par la faim a doublé, puisqu’aujourd’hui on parle d’environ 8 millions. C’est en réaction à cette situation que nous avons pris l’initiative d’organiser un forum sur le droit à l’alimentation et la souveraineté ; et ce forum est en quelque sorte une suite de celui que nous avions organisé en 2008 en marge du Forum Social Africain.

Evidemment, vous constaterez avec moi qu’entre 2008 et aujourd’hui, la situation alimentaire s’est considérablement dégradée ; et cela est dû principalement au fait que les autorités politiques de notre pays ne font pas grand-chose pour prendre ce problème à bras le corps et tenter de le résoudre. Le forum se propose justement de mobiliser les citoyens pour interpeller les décideurs quant à leur devoir de tirer les leçons des précédentes crises et de mettre en place des politiques susceptibles de contribuer à l’atteinte de l’objectif d’autosuffisance alimentaire.

En dehors des aléas climatiques qui, il est vrai, constituent les causes réelles de l’insécurité alimentaire dans les pays du Sahel, n’y a-t-il pas d’autres raisons qui expliquent encore la fragilité du système agricole au niveau de ces pays en proie à la crise alimentaire ?

Il faut dire que dans les pays sahéliens, les aléas climatiques ne suffisent pas à expliquer le problème de la faim ; car, en grande partie, le problème de la faim est lié à la démission des pouvoirs publics depuis les années 80. Avec la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel, la plupart des Etats sahéliens ont renoncé à l’option même de l’autosuffisance alimentaire. Les réformes conduites dans le cadre de l’ajustement structurel ont consisté pour l’essentiel à démonter toutes les structures d’appui au monde, à réduire les budgets consacrés au développement agricole, à supprimer les subventions, etc. Les réformes imposées par les institutions financières internationales ont non seulement fragilisé les systèmes de production, mais aussi aggravé la vulnérabilité des populations aux crises alimentaires. Les crises alimentaires sont devenues structurelles ; elles ne résultent plus seulement des pénuries de denrées alimentaires, mais surtout de l’impossibilité pour les ménages de les acheter.

Je crois franchement que la récurrence des crises alimentaires est la conséquence logique de l’absence d’une volonté politique solide chez la plupart des dirigeants des pays sahéliens. C’est vrai que ces dernières années, les dirigeants africains se sont montrés préoccupés par le problème de la faim, en tout cas si l’on en juge par leurs déclarations ; mais, force est de constater que ces déclarations ne sont généralement pas suivies d’actes concrets. L’exemple le plus emblématique c’est l’engagement pris par les Chefs d’État, lors du sommet de Maputo 2003, de consacrer 10 pour cent de leurs revenus à l’agriculture et à l élevage. La plupart des pays, y compris le Niger, peinent encore à tenir cet engagement ; ce qui dénote, de mon point de vue, d’une mauvaise volonté politique manifeste.

S’il y avait une bonne volonté politique, le Niger ne devrait pas connaitre en 2010 une crise alimentaire d’une si grande ampleur, après celle de 2005 qui avait suscité une profonde indignation au plan international. Les autorités devraient normalement prendre des dispositions idoines, par exemple constituer un important stock de sécurité pour venir en aide aux populations à temps. Elles devraient même prévoir un stock de matières sèches pour les animaux et revoir notre dispositif national de prévention et gestion de crises. La crise de cette année montre que les autorités n’ont pas véritablement tiré les leçons de 2005. Il ne faut pas oublier qu’avant le coup d’Etat du 18 février, les autorités de l’époque cherchaient même à dissimuler la gravité de la situation alimentaire. C’est partant de tous ces constats que nous avons initié le forum droit à l’alimentation et souveraineté alimentaire pour mobiliser l’opinion autour de cette question fondamentale.

Concrètement de quel pouvoir d’influence disposez-vous pour amener le plus grand nombre de citoyens à croire en cette lutte et à faire pression sur les gouvernants pour les amener à prendre des engagements concrets pour garantir la souveraineté alimentaire ?

En tant qu’acteurs de la société civile, notre force réside dans la population elle-même. L’histoire récente du pays a démontré que la société civile peut faire changer les choses. Les problèmes autour desquels nous menons nos actions, ce sont des problèmes qui touchent directement à la vie de tous les jours des populations. Avec le temps, nous avons l’espoir que les populations prendront conscience et seront de plus en plus exigeantes.

Comment est ce que, vous à votre niveau, vous concevez la question de la souveraineté alimentaire ?

D’abord il s’agit pour nous de mettre en valeur toutes les potentialités dont regorgent nos pays. Il est vrai que nos pays font face à des aléas climatiques depuis des années, mais si l’agriculture pluviale ne marche pas, on doit pouvoir développer l’agriculture irriguée. Nous avons un potentiel important de terres irrigables non encore exploitées à l’heure actuelle. C’est par exemple le cas de certains endroits de l’Aïr, où il est possible de produire énormément de denrées alimentaires ; mais, malheureusement c’est une zone dans laquelle l’Etat n’a pas développé des projets de production agricole. Cette zone est même pratiquement abandonnée à des groupes rebelles, des trafiquants de drogue, et maintenant Al-Qaida au Maghreb Islamique.

Ensuite, il faut aussi envisager la souveraineté alimentaire à l’échelle de la région ouest-africaine. Les pays de cette sous-région doivent développer des complémentarités pour réduire leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur. C’est le lieu de souligner que la CEDEAO a adopté une politique agricole commune axée clairement sur la souveraineté alimentaire. S’il existe une volonté politique solide au niveau régional, il est possible de réduire notre dépendance vis-à-vis de l’extérieur en matière de consommation de lait, en mettant en place tout un système de production laitière dans des grands pays d’élevage tels que le Niger. Dans les centres urbains, le lait qui est consommé vient presque entièrement de l’extérieur ; et même les quelques industries qui sont implantées chez nous ne reposent pas sur la production locale de lait.

Si nous voulons atteindre l’autosuffisance alimentaire, il faut aussi développer l’éducation, notamment alphabétiser les producteurs. Il faut développer l’accès à des techniques et des technologies modernes et promouvoir la recherche dans l’optique de faire face aux aléas climatiques et améliorer la productivité, etc. En résumé, il faut investir dans le développement de l’agriculture, de l’élevage et de toutes les activités qui concourent à l’alimentation humaine. L’Etat devrait à travers son budget prévoir des ressources conséquentes sans attendre une aide dans ce sens de l’extérieur. Le Niger est un pays qui a un potentiel minier important, avec l’uranium, le pétrole, l’or, etc. Les revenus tirés de l’exploitation de ces ressources, devraient être investis en grande partie dans le développement de l’agriculture et de l’élevage. C’est ainsi qu’on pourra réaliser notre souveraineté alimentaire, sinon ça ne marchera pas.

Beaucoup de citoyens estiment que la libéralisation du secteur de produits vivriers a, dans une assez large mesure, contribué à rendre plus précaire la gestion de la sécurité alimentaire dans nos Etats sahéliens. Partagez vous cette analyse ?

Je suis totalement de cet avis que même les plus ardents défenseurs du libéralisme ne cherchent plus à contester. La preuve de la grave incidence des politiques de libéralisation sur la sécurité alimentaire des populations a été faite par la crise alimentaire mondiale de 2008 ; et à cette occasion, même les institutions financières internationales ont reconnu que l’absence d’une politique de régulation du marché a contribué largement à la flambée des prix des denrées alimentaires enregistrée au cours de ces dernières. Le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation a d’ailleurs tiré encore récemment sur la sonnette d’alarme et invité les États à agir pour arrêter la flambée des prix. En plus, la crise alimentaire mondiale de 2008 a prouvé que le marché ne peut pas garantir l’accès à l’alimentation pour tous ; car, à la faveur de cette crise, plusieurs États ont pris des mesures tendant à limiter les exportations, aggravant du coup la spéculation et la flambée des prix des produits alimentaires. Je pourrai aussi m’appuyer sur l’exemple de la crise alimentaire de 2005, ou même celle de 2010 au Niger, où tout le monde a pu constater que le problème fondamental n’était pas lié à une faible disponibilité des produits alimentaires sur le marché. Bien au contraire, ces produits étaient disponibles, mais les populations n’avaient pas les moyens de se les procurer. Les prix avaient grimpé du fait de la spéculation, et personne ne peut oublier qu’en 2005 le sac de mil de 100kg avait atteint le prix record de 30 000fcfa. Cette année aussi la situation est restée la même ; simplement parce que les pouvoirs publics rechignent à réguler le marché, à fixer eux-mêmes les prix des denrées, conformément à leur devoir de protéger les populations. A mon avis, c’est là un des aspects sur lequel nous devons nous battre, en gardant à l’esprit que la libéralisation ne profite qu’à une poignée de commerçants véreux. Tout le monde sait que ce ne sont pas les producteurs qui bénéficient de la flambée des prix ; ce sont ces commerçants véreux contre lesquels l’État semble totalement désarmé et impuissant.

De mon point de vue, il est grand temps de réhabiliter l’Office des produits vivriers du Niger (OPVN) dans son rôle initial qui consistait à offrir des prix garantis aux producteurs et de gérer le stock de sécurité alimentaire. Dans l’immédiat, il faut restaurer le monopole de l’OPVN dans la commercialisation de tous les produits vivriers et restaurer le contrôle des prix des produits alimentaires. Les subventions publiques à la consommation et à la production doivent aussi être restaurées progressivement. Nos décideurs doivent se décider à mettre fin à la libéralisation du marché des produits agricoles ; car, si cette option politique n’est pas abandonnée, il est évident que les gens vont continuer à mourir de faim, alors que nous avons des potentiels réels dans notre pays pour faire face à l’insécurité alimentaire. En tout cas, pour moi, il est clair que si on ne règle pas la question de la faim, on ne sera jamais un pays souverain.

Lamine Souleymane

Source : http://www.alternativeniger.org