Putsch au Niger et impérialisme français : qui est « l’otage » de qui en Afrique ?
20 septembre 2023 19:00 0 messages
Dette, Franc CFA, privatisations et « thérapies de choc », présence militaire. Les mécanismes de soumission des ex-colonies françaises mis en place par Paris depuis la décolonisation contrastent avec le récit victimaire qu’Emmanuel Macron tente d’imposer au milieu de la crise avec la junte au Niger.
« Quant au Niger, au moment où je vous parle nous avons un ambassadeur et des membres diplomatiques qui sont pris en otage littéralement dans l’ambassade de France ». Ce sont les mots que le président français a choisi pour décrire la situation de son ambassadeur au Niger. Une situation que lui-même a créé en défiant, avec son arrogance jupitérienne, les militaires nigériens ayant pris le pouvoir dans le pays le 26 juillet dernier. Bien que ceux-ci aient exigé le départ du représentant français, et des contingents militaires, Emmanuel Macron et son gouvernement affirment qu’ils ne répondraient qu’à une sollicitude du président déchu, Mohamed Bazoum, qui aux yeux de Paris représente le pouvoir « légitime » au Niger. Dans ce contexte, l’ambassadeur français et une partie du personnel n’ont d’autre choix que de rester enfermés dans l’ambassade afin de jouir de l’immunité diplomatique. Une situation qui jour après jour semble de plus en plus intenable.
Mais la rhétorique victimaire adoptée par le gouvernement français interpelle. Car dans toute cette histoire, la France impérialiste et ses représentants diplomatiques, ses agents économiques et ses militaires sont très loin d’être les « victimes ». En effet, dans ce coin de l’Afrique anciennement colonisée par la France, il y a eu une grande prise en otage collective par l’impérialisme français. La vie de millions de personnes à travers la région a été dictée par les différents mécanismes de soumission et de dépendance économique, politique et militaire mis en place par l’ancienne puissance colonisatrice au moment de la décolonisation à partir des années 1960.
Si des nations africaines se sont battues les armes à la main pour leur indépendance contre les armées colonisatrices, d’autre ont obtenu une indépendance formelle à travers des pactes de coopération avec l’impérialisme français. Dans ces pactes, la France s’est assurée de son hégémonie politique, militaire et économique auprès des anciennes colonies. En effet, les puissances impérialistes possèdent plusieurs façons de coloniser des peuples entiers ; la domination coloniale directe n’est qu’une de ces formes. Elles peuvent aussi mettre en place des formes de dépendance financière qui lui garantissent de grands privilèges de spoliation, d’exploitation et d’oppression.
L’un de ces mécanismes a été le transfert illégal des dettes contractées par les puissances colonisatrices vers les nouveaux Etats indépendants. Ainsi, les nouveaux Etats africains sont nés endettés, sur des prêts qui n’ont servi qu’à développer des infrastructures utiles à l’exploitation des ressources par des multinationales impérialistes ; des travaux souvent réalisés par d’autres entreprises de la puissance colonisatrice. Ce mécanisme a été utilisé par la France bien entendu mais aussi par toutes les autres puissances impérialistes européennes comme la Belgique et la Grande-Bretagne au moment des « décolonisations pactisées ».
Les « accords de coopération » sont un autre exemple de comment l’impérialisme français a pris en otage l’avenir de ces nations africaines. A ce sujet, le chercheur Thomas Noirot explique dans un article de 2012 :
«
les accords de coopération économique signés par la France avec ses anciennes colonies subsahariennes lui assureront pendant des décennies une préférence voire un monopole d’accès à certaines matières premières stratégiques : pétrole, uranium, minerais... Et, malgré la décolonisation officielle, les entreprises métropolitaines issues de l’ère coloniale conservent leur position dominante, voire monopolistique dans certains pays africains : Compagnie française de développement des fibres textiles (CFDT) sur le coton, Rougier sur le bois, CFAO sur le commerce et la distribution, plantations de bananes, de café, de cacao, etc.
».
Comme si ces éléments n’étaient pas suffisants pour empêcher toute indépendance réelle des Etas africains, les dirigeants français ont pactisé avec leurs alliés locaux la continuité d’un mécanisme économique colonial destiné à contrôler les nouveaux Etats indépendants : le Franc CFA. Cette monnaie coloniale, qui existe toujours dans 15 pays africains, soumet la souveraineté monétaire de ces pays à la Banque centrale française. Il s’agit d’une monnaie unique dont le taux de change est fixe et a été arrimé au franc français d’abord puis à l’euro ensuite. Autrement dit, cette monnaie suit et répond aux évolutions de la monnaie française sans tenir compte des réalités économiques locales.
Les avantage pour l’impérialisme français sont multiples. A commencer par les profits des multinationales hexagonales qui jouissent d’une certaine stabilité de leurs investissements et d’un grand avantage pour exporter vers les pays africains. Les Etats africains soumis au Franc CFA sont de leur côté obligés à déposer 50% de leurs devises sur un compte dit d’opérations spéciales de la Banque de France, ce qui donne à Paris un levier énorme de contrôle non seulement financier mais aussi politique sur les Etats de la zone Franc CFA. Comme l’expliquait Fanny Pigeaud, co-auteure de L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, il y a quelques années :
« On imagine bien que cela donne un pouvoir important au gouvernement français. Quand il a besoin de faire pression sur un Etat, il peut passer par ce compte d’opérations pour bloquer les opérations financières avec l’extérieur de ce pays ».
Pour les Etats africains soumis au Franc CFA cependant cette monnaie n’est autre chose que synonyme de sous-développement et de dépendance financière. Ils n’ont aucun contrôle sur « leur » monnaie, pas même sur l’impression de celle-ci (le Franc CFA est imprimé par la Banque de France à Chamalières, en banlieue de Clermont-Ferrand), et cette monnaie trop valorisée par rapport à la réalité de la productivité africaine constitue un poids pour leurs exportations. Le résultat : des pays dépendants et totalement plongés dans la pauvreté, la dette et le sous-développement. « Les PAZF [Pays Africains de la Zone Franc] figurent parmi les pays les plus pauvres au monde. Selon le FMI, sur les 35 PPTE (pays pauvres très endettés), 14 sont issus de la zone Franc, à l’exception de la Côte- d’Ivoire. Ils sont, aussi, parmi les moins compétitifs au monde. Aucun pays de la zone ne figure dans les « Top 10 africain » de la compétitivité 2014-2015 », peut-on lire dans La Vie Eco.
Parmi ces méthodes de domination nous trouvons également la corruption et collusion avec des « élites » africaines. L’exemple de l’uranium nigérien est à cet égard très parlant justement. Comme nous pouvons le lire dans un article récent de Reporterre : « si le Niger a largement contribué au développement de la puissance nucléaire de la France, on ne peut pas dire que cela soit réciproque. 15 % de l’uranium nécessaire aux centrales françaises provient encore du Niger mais 85 % des Nigériens n’ont toujours pas accès à l’électricité. Selon Raphaël Grandvaud, seulement 12 % de la valeur de l’uranium exporté est revenu à l’État nigérien. Pour Gabrielle Hecht, cette distorsion incarne « la perpétuation du privilège colonial » ». Et comme si cela n’était pas assez, l’exploitation de l’uranium au Niger a provoqué des désastres écologiques importants pour les populations locales exposées à des taux de radiation plus importants qu’à Tchernobyl.
Tous ces mécanismes mis en place depuis -au moins- les années 1960 n’ont donc eu aucun effet bénéfique pour les Etats africains anciennement colonisés par la France. Il s’agit de mécanismes qui n’ont favorisé que les multinationales françaises et les intérêts en général de l’impérialisme français. Mais à ces mécanismes économiques et politiques il faut ajouter les moyens militaires légaux et illégaux utilisés par la France. Et cela va du soutien direct ou indirect à des coups d’Etat, à des régimes dictatoriaux jusqu’aux interventions directes de l’armée française, l’élimination d’opposants de l’impérialisme français ou de ses alliés locaux.
Voilà juste quelques exemples de comment l’impérialisme français a véritablement pris en otage l’avenir et les vies de millions de personnes à travers l’Afrique. C’est là qu’il faut trouver les explications à la montée d’un sentiment anti-impérialiste, dit « anti-français » dans les médias hexagonaux, parmi les populations de la région. Parfois cette opposition à la domination française se traduit par la recherche d’un « moindre mal » parmi des partenaires internationaux alternatifs comme la Russie ou la Chine. Cependant, ces puissances n’ont pas une approche plus « amicale » à l’égard de l’Afrique. Au contraire, ils appliquent souvent des politiques commerciales équivalentes à celles employées par les anciennes puissances impérialistes occidentales. De leur côté, les militaires arrivés au pouvoir tentent d’utiliser les rivalités entre les puissances internationales afin d’avoir de meilleures possibilités de négociation. Mais ils ne sont même pas dans une perspective de nationalisation des ressources ou de rupture avec des mécanismes coloniaux comme le Franc CFA. En tout cas pour le moment, car nous ne pouvons pas exclure la possibilité que l’évolution de la situation pousse les militaires à rompre avec certains mécanismes de la domination impérialiste.
Si ces « nouveaux » amis de l’Afrique (Chine, Russie, Turquie, etc.) ne représentent aucune alternative progressiste et de libération nationale pour les travailleurs et les classes populaires du continent, la détestation des anciennes puissances coloniales européennes est totalement compréhensible. Le récit victimaire du président français ne trompe personne. Ainsi l’une des tâches qui s’imposent aux travailleurs en France est la lutte contre les agissements de l’impérialisme français en Afrique en totale solidarité avec la classe ouvrière et les classes populaires d’Afrique, spécialement ceux des ex-colonies françaises ; cette lutte fait partie aussi de son combat contre les capitalistes en France.
Philippe Alcoy
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