Le Sénégal à tâtons sur le chemin de la transformation sociale
Par Rémi Carayol
13 mai 2025 14:49 0 messages
Que sont devenus les 700 milliards de francs CFA (1 milliard d’euros) que Dakar avait débloqués pour lutter contre le Covid-19 ? Un récent rapport de la Cour des comptes relève des « fautes de gestion », cinq anciens ministres risquent la Haute Cour de justice. Ce scandale intervient alors que le gouvernement issu de l’alternance historique de mars 2024 cherche à satisfaire une forte demande sociale sous le regard sourcilleux des bailleurs de fonds internationaux.
MonsiEuR Yaya Sagna, assistant juridique de 38 ans, réside dans un petit
appartement que son épouse et lui-même partagent avec d’autres familles dans le quartier populaire des Parcelles assainies, à Dakar. Il raconte son arrestation musclée à son domicile par des hommes armés au cœur de la nuit, le 11 août 2023. Il décrit les treize jours de garde à vue, le mandat de dépôt délivré par un juge pour des motifs aussi divers qu’« association de malfaiteurs », « trouble à l’ordre public » ou encore « financement du terrorisme », et l’insalubre cellule de vingt mètres carrés à la maison d’arrêt et de correction de Rebeuss, qu’il occupait avec 83 autres militants. Puis il évoque tout aussi froidement le jour de sa libération, le 18 mars 2024, au bout de sept mois, à la faveur d’une loi d’amnistie votée à la hâte pour sortir le pays de l’impasse politique — une loi en partie revisitée le 2 avril dernier, afin d’en exclure les crimes de sang et de torture. Tout cela, dit-il, simplement pour avoir milité dans un parti, celui des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef).
Comme des milliers d’autres détenus politiques — deux mille personnes auraient été incarcérées au cours des dernières années de la présidence de M. Macky Sall (2012-2024) —, M. Sagna a payé son engagement au prix fort. Il a même perdu son neveu de 14 ans, Bounama Sylla Sagna, tué en mars 2021 lors d’une manifestation, en Casamance. Bounama est la plus jeune des soixante-cinq victimes de la répression recensées, principalement à Dakar et en Casamance, entre mars 2021 et février 2024, par CartograFreeSenegal. Ce collectif de journalistes, de
cartographes et de chercheurs répertorie cinquante et un morts par balle — et, parmi eux, 46 % d’ouvriers, 27 % d’étudiants ou de lycéens, 12 % de commerçants (1).
Recouvrer une pleine souveraineté alimentaire
Après la victoire de son candidat, M. Bassirou Diomaye Faye, à la présidentielle du
24 mars 2024, M. Sagna aurait pu attendre de la reconnaissance ou une indemnisation du fonds d’aide aux victimes de la répression. Il n’en a rien été. Pourtant, ce militant, qui a perdu son emploi, ne manifeste ni colère, ni aigreur, ni même déception. Bien sûr, il constate « quelques lenteurs ». « On savait que ça allait être difficile, qu’il faudrait se serrer la ceinture et que ça prendrait du temps, admet-il. Mais on garde espoir, car les jalons de la rupture ont été posés. Tout le monde a compris qu’il faudrait être patient, on hérite d’une situation catastrophique. »
Après des années de crise politique et une présidentielle à rebondissements, le discours de rupture du Pastef a soulevé un immense enthousiasme (2). Pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, un opposant, qui plus est issu d’un parti qualifié d’« antisystème », l’a emporté dès le premier tour avec 54,28 % des suffrages — un succès étonnamment vite reconnu par le camp du président sortant. Inconnu du grand public quelques mois avant le scrutin, M. Faye ne devait sa candidature qu’à l’inéligibilité du leader historique de son parti, M. Ousmane Sonko, condamné pour diffamation. Le 2 avril 2024, lors de son investiture, le nouveau chef de l’État a tenu à souligner : « les résultats sortis des urnes expriment un profond désir de changement systémique. » Neuf mois plus tard, M. Sonko, nommé premier ministre, évoque un régime politique,
économique et social « en panne » et réitère sa volonté de « rupture », un terme qui revient dix- sept fois dans son discours. Il affiche la volonté de s’émanciper enfin d’un « modèle économique colonial » consistant à exporter « ses matières premières avec peu de valeur ajoutée » et à importer les produits finis. De fait, l’économie sénégalaise, très dépendante de l’extérieur, produit peu de richesses en dépit d’une croissance soutenue (entre 4 % et 7 %). Si huit Sénégalais sur dix vivent de l’agriculture, elle représente à peine 17 % du produit intérieur brut (PIB). Le chômage frappe les jeunes de moins de 24 ans (35 %), dont beaucoup tentent de rejoindre illégalement l’Europe via les Canaries ou le Sahara (3). Ils fuient un coût de la vie très élevé, notamment à Dakar, dans un contexte de forte inflation (9 % en 2022, 6 % en 2023). Le pays se situe au 169e rang, sur 192, sur l’échelle de l’indice de développement humain (IDH) établi par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Le taux de pauvreté, estimé à 37 %, n’a pas baissé depuis plusieurs années. Pour le nouveau président, recouvrer une pleine souveraineté, notamment alimentaire, fait figure d’urgence.
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. « Ce n’est pas ce qu’on espérait », souffle un enseignant de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar qui a requis l’anonymat. Engagé à gauche, il reconnaît des réalisations « encourageantes », notamment sur le terrain mémoriel. Le nouveau pouvoir a commémoré les 80 ans du massacre, par l’armée française, de plusieurs centaines de tirailleurs qui réclamaient simplement leur solde, le 1er décembre 1944, à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar. Longtemps la France a concédé trente-cinq morts. Si le président François Hollande en avait évoqué au moins deux fois plus dans un discours en novembre 2014, des historiens estiment que le nombre de victimes se situerait plutôt entre trois cents et quatre cents (4). Le gouvernement a aussi appelé à renommer plusieurs rues de la capitale en l’honneur de « héros nationaux ». Le 4 avril dernier, le boulevard Charles-de-Gaulle, une artère emblématique de Dakar, a été débaptisé pour prendre le nom de Mamadou Dia, une figure de l’indépendance.
Afin de marquer, selon les mots d’un observateur ministériel, « une rupture en douceur, et parfois au ralenti », avec l’ancienne puissance coloniale, une commission mixte franco-sénégalaise organise la fermeture progressive de cinq emprises militaires françaises, avec deux premières rétrocessions début mars (5). On est loin du « grand soir » ou du fracas observé au Burkina Faso, au Mali et au Niger.
Les exemples de cette « rupture de velours » ne manquent pas. Dès son arrivée au pouvoir, le duo Faye-Sonko a érigé en priorité la « reddition des comptes », c’est-à-dire la lutte contre la délinquance financière. Mais les pastefiens, qui espéraient voir le couperet de la justice s’abattre sur les « grands voleurs », attendent toujours. Plusieurs cadres de l’ancien régime se sont vu interdire de quitter le territoire, et les contrôles fiscaux des grandes entreprises se multiplient, y compris pour des multinationales comme la française Eiffage, la turque Summa (bâtiment) ou l’australienne Woodside (secteur minier). Dans l’attente de la vérification de leur légalité, les travaux de construction sur la corniche de Dakar sont à l’arrêt : cette partie de la capitale symbolise les prévarications de l’ère Sall — du nom de l’ancien président —, avec ses hôtels de luxe rognant des espaces jadis ouverts à tous. Mais aucun grand procès à ce jour. Mi-avril, le tout nouveau Pool judiciaire financier (PJF) indiquait avoir saisi 15 milliards de francs CFA (22,8 millions d’euros), procédé à 250 arrestations et transmis des dizaines de dossiers à l’instruction. Un bon début, mais encore insuffisant, selon plusieurs spécialistes, au vu des sommes détournées sous l’ancien régime. La seule affaire d’envergure ayant fait la « une » des journaux vise M. Farba Ngom, député de l’Alliance pour la République (APR), le parti de M. Sall, accusé d’avoir détourné 125 milliards de francs CFA (190 millions d’euros).
Afin de réformer une institution judiciaire instrumentalisée par l’ancien pouvoir, le
gouvernement a organisé des assises de la justice dès le mois de mai 2024. Elles ont abouti à une trentaine de recommandations — parmi lesquelles l’instauration d’un juge des libertés et de la détention, la limitation des longues détentions, la révision du code pénal… — pour l’heure inappliquées, malgré la confortable majorité obtenue après la dissolution de l’Assemblée nationale en novembre dernier : 130 députés sur 165. Un raz de marée inédit. Le Pastef assume.
« Ce n’est pas une année de perdue, comme on peut l’entendre, c’est une année de transition, soutient M. Ayib Daffé, le secrétaire général par intérim du parti présidentiel. Nous avons mis en place une méthode. les cadres ont été posés. les priorités, définies. Nous devions faire un état des lieux et avoir une majorité à l’Assemblée avant d’engager des réformes. l’idée n’est pas de multiplier les effets d’annonce ni d’aller trop vite, sinon on n’ira pas loin. »
Menace d’appel à la grève générale
Les deux mandats du libéral Macky Sall ont considérablement modifié le visage du Sénégal : nouvel aéroport, nouveau stade, nouvelle autoroute, nouvelle ville (Diamniadio, à une trentaine de kilomètres de la capitale). Le pays a en outre intégré le club des pays producteurs de pétrole en juin (16,9 millions de barils en 2024) — en attendant le gaz dans les prochains mois. Mais à quel prix ? En plus d’une dérive autoritaire à partir de 2021, ce développement à marche forcée n’a profité qu’à quelques-uns. Une élite prédatrice a accaparé des terrains revendus à prix d’or à des investisseurs nationaux ou étrangers. D’après la Banque mondiale, les 10 % les plus riches se partagent 30 % des richesses, les 10 % les plus pauvres, 3 %. Cette politique a mis les finances publiques dans le rouge. En février, un rapport de la Cour des comptes a dénoncé les chiffres farfelus du gouvernement précédent : l’en-cours de la dette s’élevait en réalité à 18 558 milliards de francs CFA (environ 28 milliards d’euros) au 31 décembre 2023, soit l’équivalent de 99,67 % du PIB — contre 70 % annoncés —, et le déficit budgétaire en représentait 12,3 % — contre 4,9 %
annoncés. Dans la même publication, les magistrats dressent une longue liste de
« manquements », d’« anomalies » et d’« irrégularités ». Ils pointent par exemple des ventes douteuses de bâtiments appartenant à l’État. Dans la foulée, l’agence de notation Moody’s a une nouvelle fois dégradé la note souveraine du pays. Déjà abaissé au rang B1 en octobre, le Sénégal se trouve désormais au rang B3, soit celui des pays émetteurs d’« obligations considérées comme spéculatives et soumises à un risque de crédit élevé ».
Comment transformer une société quand les caisses de l’État sont vides ? À ceux qui prônent une rupture avec l’ordre établi, avec le Fonds monétaire international (FMI) notamment, ou qui réclament la sortie du franc CFA — comme le proposait naguère M. Sonko —, le nouveau gouvernement répond : « responsabilité ». « les Sénégalais veulent une rupture, mais il faut la mener sur des bases solides », martèle M. Daffé. La priorité ? Trouver de l’argent. Le programme gouvernemental en trois étapes — « redresser », « impulser », « accélérer » — baptisé Sénégal 2050 égrène une litanie de vœux plus ou moins pieux — tripler le PIB par habitant, diviser par quatre le taux de pauvreté — dont la principale originalité consiste à créer huit pôles économiques afin de décentraliser l’activité. Le gouvernement en appelle au patriotisme des Sénégalais. À ceux de l’extérieur, qui ont joué un rôle majeur dans l’élection de M. Faye, il propose d’acheter des diaspora bonds — des souscriptions participatives sous forme d’emprunts obligataires auprès de Sénégalais expatriés. En 2023, le montant des rapatriements s’élevait à 2,4 milliards d’euros, soit 10 % du PIB et près du double de l’aide publique au développement (1,2 milliard). Quant à ceux de l’intérieur, ils devront « faire des sacrifices », prévient M. Daffé.
De quel genre d’austérité parle-t-on ? L’atrophie des dépenses publiques comme au temps des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI dans les années 1980 ? Ou bien l’austérité pratiquée sous Thomas Sankara au Burkina Faso (1983-1987), c’est-à-dire des efforts collectifs, demandés en particulier aux fonctionnaires, souvent considérés en Afrique — où domine l’économie informelle — comme privilégiés parce que payés à la fin de chaque mois ? Le gouvernement Sonko a confirmé vouloir réduire les salaires dans la haute administration et annoncé des économies dans les ministères (carburant, achat de véhicules).
Pour le Pastef, qui revendique un « panafricanisme de gauche (6) », Sankara reste une référence, aux côtés de deux figures locales, Cheikh Anta Diop (1923-1986) et Mamadou Dia (1910-2009), qui n’ont pas eu la possibilité, pour le premier, le temps, pour le second, de mettre en pratique leurs idées. Diop prônait une révolution culturelle afin de sortir des schémas imposés par l’Occident. Dia, partisan d’une politique autogestionnaire et d’une planification étatique, défendait une forme de socialisme endogène avant que Léopold Sédar Senghor ne l’évince du pouvoir en 1963. Sankara, lui, avait suscité l’hostilité des syndicats en s’en prenant aux « privilèges » des fonctionnaires. Ses partisans dénonçaient alors leur « conservatisme petit- bourgeois ». Un discours que l’on entend aujourd’hui au Sénégal dans les rangs du Pastef.
Le nouveau gouvernement se heurtera-t-il à leur résistance ? En février, une intersyndicale a menacé d’appeler à une grève générale, fait rarissime. La dernière remontait à 1999. « le gouvernement nous demande une trêve de deux ans pour redresser le pays et assainir les finances publiques. Nous disons ‘‘oui’’, mais il y a des préalables. Il faut stabiliser le coût de la vie, régler des questions sectorielles et surtout arrêter les licenciements dans le service public », affirme ainsi M. Pape Birama Diallo, de l’Union nationale des syndicats autonomes du Sénégal (Unsas). Selon ce vieux militant, plus de cinq mille agents de la fonction publique — des contractuels pour la plupart — auraient d’ores et déjà été licenciés, au port de Dakar, à la Loterie nationale, à l’aéroport… Le gouvernement dénonce des emplois fictifs, créés par clientélisme. Les syndicats rejettent, quant à eux, une politique « aveugle ».
« Il existe d’autres leviers que l’impôt et les taxes »
Dans la catégorie des mesures vitales à ses yeux, mais impopulaires, le gouvernement veut élargir l’assiette fiscale — en réalité, fait remarquer une source diplomatique, la « mettre en œuvre » : seuls 10 % des Sénégalais contribuaient à l’impôt en 2020, selon une estimation officielle. À Dakar, les propriétaires ont eu la surprise de recevoir leur premier avis d’imposition. Certains l’ont acquitté de bonne grâce. D’autres trouvent le coup rude. « On me demande de payer 130 000 francs CFA pour une maison que j’ai héritée de mes parents, mais je n’ai pas cet argent », déplore Mme Aminata Ndiaye, une habitante de Yoff, un quartier situé sur le bord de mer. « Je n’ai pas voté pour Diomaye [Faye] pour qu’il vienne me prendre le peu que j’ai ! »
L’économiste Ndongo Samba Sylla — connu pour ses positions critiques du franc CFA (7) — se montre dubitatif. « les dirigeants du Pastef sont des inspecteurs des impôts et domaines, cela se voit », soupire-t-il. Le noyau dur du parti — MM. Sonko et Faye, mais aussi le président de l’Assemblée nationale Malick Ndiaye — vient en effet de cette administration. Leur aventure commune débute lorsqu’ils créent un syndicat au milieu des années 2000 — une première dans ce corps de l’État — afin de lutter contre la corruption qui y règne. Ils ne se constituent en parti politique qu’en 2014. Comme le souligne l’un de leurs conseillers, « ils sont formatés pour lever l’impôt » et ils voient souvent le monde de l’entreprise comme « un ennemi qui ne pense qu’à frauder ». Sylla estime que les membres de cette administration « réfléchissent toujours dans le cadre macroéconomique légué par la colonisation. Or, sous la colonie, le financement passait par l’impôt et par les taxes. Pourtant, il existe d’autres leviers ». L’économiste admet une réelle
volonté de changement mais reproche aux nouveaux dirigeants de « raisonner dans le même cadre ». Certaines nominations le laissent d’ailleurs perplexe. Comment mener une véritable rupture avec un ministre des finances, M. Cheikh Diba, qui fut directeur de la programmation budgétaire dans le gouvernement précédent après un passage par le FMI ; ou avec un ministre de l’économie, M. Abdourahmane Sarr, lui aussi ancien du Fonds ; ou encore avec un secrétaire général du gouvernement, M. Ahmadou Al Aminou Lô, qui a dirigé la branche nationale de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), le temple sous-régional de l’orthodoxie financière, un ardent défenseur du franc CFA ? Sylla craint un scénario « à la Syriza », ce mouvement de gauche qui, une fois arrivé au pouvoir en Grèce en 2015, a dû renier ses idéaux face à la pression des banques et de l’Union européenne.
Pour se défendre, le duo au pouvoir rappelle que l’État n’est pas le Pastef, et que tous les Sénégalais doivent y trouver leur place. Mais M. Sonko reconnaît certaines erreurs, tandis que M. Daffé admet que son parti — aux militants jeunes et inexpérimentés — n’avait pas anticipé une prise du pouvoir si rapide. Dans une organisation traversée par de nombreux courants, ajoute-t-il, la synthèse reste à faire. À vrai dire, personne ne sait quelle est la ligne politique du Pastef. Souverainiste et panafricain, le parti prône une éthique politique et la justice sociale. Mais après ? « Tout reste à inventer », concède un proche du premier ministre, qui rappelle que le chef du gouvernement a longtemps affirmé n’être ni de droite ni de gauche : « Sur certains aspects, il est très progressiste, sur d’autres, assez conservateur. » M. Sonko assume ainsi sa polygamie, tout comme le président, qui a deux épouses, et ne manque pas une occasion de rappeler que la promotion des droits des homosexuels alimente un « sentiment antioccidental » dans son pays comme « dans beaucoup de parties du monde ».
Quand le gouvernement s’inspire de Tony Blair
« Ce parti est un ovni, par son histoire, par sa composition hétéroclite, souligne le conseiller d’une personnalité de premier plan du nouveau gouvernement. On y trouve des gens d’extrême gauche, des libéraux, certains de tendance affairiste, et des islamistes, même s’ils n’ont que peu de poids. » Les premiers sont les plus visibles et les plus actifs. Les plus enthousiastes aussi, peut-être. Mais sont-ils pour autant les plus influents ? Venus du maoïsme, du trotskisme, du diaïsme (en référence à Mamadou Dia) ou adeptes de Cheikh Anta Diop, ils admettent avoir toujours échoué à convaincre la population, parfois par dogmatisme, et semblent vivre une seconde jeunesse avec le Pastef, quitte à laisser certains idéaux de côté. M. Madièye Mbodj, l’un des vice- présidents du parti (chargé de la vie politique), ancien d’And-Jëf (« agir ensemble » en wolof) — une formation révolutionnaire de tendance maoïste —, en a fait une théorie : « le Pastef nous a permis de franchir les cinq grandes montagnes sur lesquelles la gauche radicale a buté pendant des années. la première, c’est la méconnaissance de notre propre histoire. la deuxième, le manque de liaison avec la base, dans les campagnes mais aussi dans la diaspora. la troisième, le manque de moyens : le Pastef a réussi à lever des fonds auprès de ses militants. la quatrième, c’est la communication : nous ne parlions que français et en des termes trop scientifiques, les jeunes d’aujourd’hui parlent les langues nationales. Enfin, la cinquième montagne, c’est une dose de spiritualité. (…) Sonko assume son adhésion à l’islam en tant que religion. Une chose que nous avons longtemps négligée. »
Le plus irréductible de ces vieux militants d’extrême gauche reste sans doute M. Dialo Diop, le frère d’Omar Blondin Diop, une légende au Sénégal, mort en martyr dans les geôles de Senghor en 1973. Maoïste, il avait rejoint le parti de Cheikh Anta Diop, le Rassemblement national démocratique (RND). En 2021, le RND, qui n’avait plus qu’une faible audience, a fusionné avec le Pastef, et M. Diop est devenu l’un de ses vice-présidents. Aujourd’hui, il officie comme conseiller à la présidence, chargé des questions mémorielles. Selon lui, il faudrait « arrêter de penser avec les termes venus de l’extérieur » et renouer avec l’« égalitarisme africain ». Autrement dit : cesser de se définir selon les codes habituels (gauche-droite, capitaliste-anticapitaliste) et mener la révolution culturelle que prônait Cheikh Anta Diop.
Pour M. Youssou Mbargane Guissé, un anthropologue à la retraite qui a enseigné à l’Institut
fondamental d’Afrique noire (IFAN), et qui a lui aussi milité au sein d’And-Jëf, le Pastef marque l’émergence (ou la réémergence) d’une idéologie proprement africaine : un « mouvement de régénérescence » qu’il qualifie de « phénomène total ». C’est en cela qu’il serait révolutionnaire.
Pour M. Guissé, son avènement marque un changement d’ère : « On ne parle plus de conflits de classe, mais de conflit entre la société et l’État », conclut-il. Ces « anciens » font désormais preuve du « réalisme » qu’ils pourfendaient dans le passé. « On doit bien tenir compte du rapport de forces », résume M. Mbodj. Ils estiment qu’il faut provisoirement transiger avec le FMI et la Banque mondiale, que la sortie du franc CFA doit se faire en bon ordre… À l’évidence, le Pastef n’entend pas rompre avec l’ordre libéral mondialisé, encore moins avec le capitalisme, pourtant
« au fondement du sous-développement imposé par l’Europe à l’Afrique », comme le rappelle M. Diop. Au contraire, il s’agirait de s’y insérer et de faire en sorte d’en tirer des avantages, tout en prônant une plus juste répartition des richesses. Il soutient ainsi la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), lancée officiellement en janvier 2021. Présentée comme un projet panafricaniste, elle s’inscrit en réalité dans un cadre néolibéral.
Le poids des libéraux se fait toujours davantage sentir au Pastef. Le mouvement a le soutien de M. Pierre Goudiaby Atepa, architecte réputé qui a fait fortune dans l’immobilier et soutenu tous les régimes. Dans son bâtiment à l’architecture atypique situé sur la corniche, cet homme de 78 ans, qui se qualifie lui-même de « prédateur repenti », imagine des projets pharaoniques. Il voit l’exploitation des ressources naturelles comme une chance à ne surtout pas laisser passer, et il s’inscrit pleinement dans le capitalisme mondialisé. Ce qui l’a conduit à soutenir M. Sonko ?
« Son honnêteté, son ambition pour le Sénégal et son discours anticorruption », explique-t-il. Pour lui comme pour d’autres, la corruption fait obstacle aux affaires.
À quelques encablures de là, M. Birome Holo Ba défend une vision similaire, à base de grands projets et de partenariats public-privé. Âgé de 37 ans, il a vécu une partie de sa vie en France, où il a entamé sa carrière professionnelle. Comme de nombreux membres de la diaspora, il a répondu à l’appel du Pastef après la victoire électorale. Il pourrait aussi bien travailler dans un cabinet de conseil à New York, mais dirige à Dakar le Bureau opérationnel de coordination et de suivi des projets et programmes (BOCS), une structure directement rattachée au premier ministre, forte d’une cinquantaine d’agents. « On fonctionne sur le modèle des “delivery unit” de Tony Blair », ces unités inventées par l’ancien premier ministre britannique pour bousculer les administrations rétives au néolibéralisme. M. Ba égrène les nombreux projets que lui et son équipe, installés dans un immeuble moderne, entendent accompagner, dans les domaines de l’agriculture, des infrastructures ou encore de la finance. « Chaque action menée doit être mesurée, réfléchie », affirme-t-il à l’unisson de M. Daffé. Quant à la cohabitation avec les diverses composantes du parti, il n’en fait pas un problème. « la lutte nous a réunis. Ensemble, nous avons franchi beaucoup d’obstacles, cela crée des liens. Et de toute manière, on sait qu’on n’a pas le droit à l’erreur. »
Rémi CaRaYol
Journaliste, auteur du Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? , La Découverte, Paris, 2023.
(1) Cf. « CartograFreeSenegal [https://lamaisondesreporters.sn/cartografreesenegal/#] ».
(2) Lire Francis Laloupo, « Résilience du modèle sénégalais », le Monde diplomatique, avril 2024.
(3) Lire Benoît Bréville, « Cynisme à Lampedusa », le Monde diplomatique, octobre 2023.
(4) Cf. notamment Armelle Mabon, le Massacre de Thiaroye. 1er décembre 1944, histoire d’un mensonge d’État, Le Passager clandestin, Lorient, 2024.
(5) Lire « En Afrique, le gendarme est (presque) nu », le Monde diplomatique, janvier 2025.
(6) Lire « En Afrique de l’Ouest, le panafricanisme rime désormais avec « dégagisme » », le Monde diplomatique, septembre 2024.
(7) Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, l’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, La Découverte, Paris, 2018.
Mot clés : Sénégal
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