OMAR BLONDIN DIOP, REVOLUTIONNAIRE ET DANDY...
24 mai 2023 05:00 0 messages
Paris. Mai 2023. Cinquante-cinquième anniversaire de Mai 68. Autre
anniversaire tragique. Le 11 mai 1973, Omar Blondin Diop, normalien,
figure emblématique du film La Chinoise de Jean-Luc Godard, animateur
du Mouvement du 22 Mars, agitateur inspiré de Mai 68, est assassiné à
l’âge de vingt-six ans par des gardiens de la prison de l’Île de Gorée au
Sénégal.
Omar Blondin Diop est aussi un dandy. Par goût de l’élégance. Par
finesse rhétorique. J’en témoigne. Débatteur énergique. Argumenteur
pédagogue. Parfois chicaneur quand la mauvaise foi de l’interlocuteur le
pousse à bout. Il associe, avec ingéniosité, la bienséance et
l’excentricité, l’irrévérence et la civilité, l’ascétisme et la festivité, le
mutisme et la prolixité. Dans une période de repli sur soi, je l’ai vu
s’imposer un régime de dattes et de lait. Je le vanne. Il me dit : « C’est
une vieille recette maraboutique. Très efficace ». Les bancs des Lycées
Louis Le Grand et Montaigne laissent des empreintes durables. Il
affectionne le panachage des teintes sobres et des couleurs vives. Il
porte des vestes flamboyantes sur pantalons noirs, des chaussures
Weston. Sa passion pour le jazz, le rock, la musique pop, le pop’art, ne
doit rien au hasard. Il répète une sentence, pour épater la galerie sans
doute. « La beauté se reconnaît dans la concordance de la substance et
de l’apparence ». Je ne sais s’il en est l’auteur. Je participe avec Omar
Blondin Diop à la manifestation internationale contre la guerre du
Vietnam du 28 octobre 1968. Des bobbies à cheval barrent le passage à
proximité de l’ambassade américaine. L’équidé fait une embardée et
chute à nos pieds. Le service d’ordre étudiant aménage aussitôt un
cercle de sécurité pour protéger le policier et sa monture en attendant
les secours. Omar Blondin Diop se retourne vers moi : « Ce n’est pas à
Dakar ou à Paris qu’on verrait cette scène ». Nous revenons de la
capitale anglaise avec des costumes de velours lisse, deux vert et bleu
pour lui, un rouge pour moi, dénichés dans une vitrine de Regent Street.
Nous testons leur effet à la Coupole. Quelques mois plus tard, nos
complets font la mode parisienne.
Après le meurtre d’Omar Blondin Diop, je recherche des témoignages
auprès de ses anciens condisciples. J’apprends ses fréquentations des
milieux bourgeois. Peut-être un défi contre l’exclusion. Au début des
années soixante, il fait partie de la bande du Drugstore sur les Champs
Elysées avec, ironie du sort, le fils du président Léopold Sédar Senghor,
Guy-Wali Senghor, né en 1948, futur professeur de philosophie, qui se
suicide en 1983 en se jetant du cinquième étage de son appartement
parisien. La bande du Drugstore est constituée de fils-à-papa, résidant
dans les quartiers riches, Seizième, Etoile, La Muette, Chaillot, Porte
Dauphine… Des fastueux de quinze à vingt ans. Unique programme de
la journée, préparer la soirée. Ils apportent des tissus à un tailleur du
Sentier, Marina. Ils sont d’abord surnommés marinettes à cause de cette
filiation couturière. Marinette, marin au féminin. Ils portent des cheveux
mi-longs. Ils campent pendant des heures dans le drugstore, lisent des
magazines en dégustant un banana split. Ils s’attardent sur le trottoir
comme des mannequins en démonstration avant de s’inviter dans les
surprises parties. Ils manient avec maestria les ficelles de la séduction,
l’élégance et l’insolence, l’audace et le charme, la classe et le panache.
Le placard du minet rivalise avec le vestiaire d’un milord : vestes
cintrées, gilets assortis, chemises Oxford, cravates club, pulls shetlands,
gabardines croisées, trench-coats, Levi’s Corduroy, Clarks, Boots Carvil,
lunettes Ray Ban, briquets Zippo. Le concept de drugstore, à la fois
magasin de disques, pharmacie, parfumerie, kiosque à journaux,
brasserie, est importé en 1958 des Etats-Unis par Marcel Bleustein
Blanchet, patron de Publicis. Les murs sont tapissés de décors Far
West. Les minets jouent aussi du coup de poing, pour une fille, pour un
gadget. Lucky Luke se dévore à chaque parution. Cet héritage, Omar
Blondin Diop le garde jusqu’au bout.
Style androgyne. Look casual. Les minets dansent le rock, le Be-Bop. Ils
écoutent les pionniers du rock’n’roll Chuck Berry et Fats Domino, les
Everly Brothers, Elvis Presley. Leur argent de poche ne suffit pas à
couvrir leur bar et leur night-club préférés, le Silène et le Mars Club.
Quand ils quittent la sauterie, ils pillent les sacs et les tiroirs, vandalisent
la maison. Pour payer Renoma, devenu leur couturier attitré, les faux
capucins, rejetons sans scrupules d’ambassadeurs, de ministres, de
banquiers s’adonnent aux larcins, au trafic de tabac. Sur le juke-box,
Jacques Duroc chante : « Je n’ai pas peur des petits minets. Qui
mangent leur ronron au Drugstore. Ils travaillent tout comme des castors.
Ni avec leurs mains, ni avec leurs pieds ». Les minets règnent jusqu’en
Mai 68. Omar Blondin Diop les entraînent sur les barricades.
Le disquaire importateur Lido Musique existe toujours, comme le
drugstore des Champs des Elysées. Les autres drugstores de Saint-
Germain-des-Prés, de Saint-Lazare, de l’Opéra ont disparu.
L’américano-mania d’après-guerre a vécu. Les mocassins Weston valent
aujourd’hui entre 650 et 700 euros. Le séculaire Club Renault, son bar,
son restaurant, ses voitures mythiques, n’est qu’une survivance d’un
passé révolu.
A partir de 1966, la boutique O’Kennedy, rue du Colisée,
met en vente, pendant une dizaine d’années, le costume Mao. La
tendance chinoise contamine les milieux universaitaires, artistiques,
intellectuels. L’austère tenue accroche l’attention par sa simplicité. Elle
représente la sobriété prolétarienne. Rusticité du tissu de coton.
Austérité de la coupe. Fatuité du message idéologique. L’intention
purificatrice est évidente. La haute couture s’en empare. Pierre Cardin et
Thierry Mugler effacent la référence marxiste. L‘uniforme bleu indigo
devient le symbole du parisian smart, de la récupération mercantile de la
contestation soixante-huitarde. La réification dans toute sa splendeur. La
révolution se chosifie pour s’écouler comme marchandise. Salvador Dali
voit dans la veste mao une esthétique incomparable. Andy Warhol
féminise la panoplie. Gilbert Feruch la recycle dans le smoking de mime
pour Marcel Marceau. La contrefaçon atteint son comble. S’inaugure une
culture mao-pop que le glamour hollywoodien s’empresse de capturer.
En 1967, la radio publique française déclare la maoite comme « une
nouvelle mode dont la seule violence est de faire fureur. Un
divertissement de jeunes snobs ». Le couturier Charles Glenn révèle la
clientèle : « Les plus jolies filles du seizième, beaucoup de vedettes,
beaucoup de starlettes, beaucoup de mannequins ». La veste Mao
s’arrache à son histoire prolétarienne. Elle devient un habit élitiste, un
signe de mazarinade bourgeoise. La Révolution culturelle chinoise est
fantasmée comme une révolution spontanéiste, pacifique, libertaire,
autogestionnaire. En 1985, le ministre de la Culture Jack Lang s’exhibe
en col Mao à l’Assemblée nationale. « Cette veste merveilleuse qui
suscita tant de polémiques chez les zélés conservateurs » (Jack Lang).
Le costume Mao repose désormais dans musée de la mode.
Simon Leys, démystificateur de la Révolution culturelle, éteint du jour au
lendemain l’emballement idolâtre. Beaucoup de petits livres rouges
finissent dans les poubelles de Saint-Germain-des-Prés. « La révolution
culturelle n’a de révolutionnaire que le nom et de culturel que le prétexte
tactique initial. Elle n’est qu’une lutte pour le pouvoir, menée au sommet
entre une poignée d’individus, derrière le rideau d’un fictif mouvement de
masse » (Simon Leys, Les Habits neufs de Mao, éditions Champ Libre,
1971). Quand Omar Blondin campe son rôle de leader maoïste dans le
film La Chinoise, en pullover rouge comme il se doit, il reçoit, ainsi que
les autres acteurs, une directive quotidienne de Jean-Luc Godard se
terminant par une citation de Mao. Il me raconte que le cinéaste, se
voyant gratifié d’une avant-première dans la Cité interdite et d’une
audience accordée par le président Mao, réfléchit par avance à l’habit
qu’il doit porter à cette occasion. L’ambassade chinoise de Paris n’a
jamais répondu à ses démarches.
Au moment où je rédige ce passage, j’apprends la mort du plus fervent
des écrivains maoïstes, Philippe Sollers. Je ne le voyais plus ces
derniers temps à La Closerie des Lilas, où il s’attablait régulièrement
avec sa complice, Josiane Savigneau. Philippe Forest, qui lui a consacré
une thèse à la Sorbonne, écrit dans le journal Le Monde daté du 6 mai
2023 : « Dans l’euphorie et la confusion qui entourent les événements de
Mai-68, Philippe Sollers et ses amis s’enflamment pour la cause
exotique et douteuse de la Révolution culturelle. Au printemps 1974, la
revue Tel Quel dépêche une délégation au pays de Mao. Sur cet
engagement, Philippe Sollers s’est toujours refusé à la franche
autocritique. Il explique avoir alors choisi le camp chinois pour mieux
rompre avec le néo-stalinisme et par goût d’une civilisation dont tous ses
livres témoignent ».
Guillaume Erner est sociologue, journaliste, chroniqueur sur France-
Culture. Il est né en février 1968. Il pose sur notre génération le regard
d’une classe d’âge qui n’a pas vécu Mai 68, mais qui la juge sans
concessions. Je me rassure d’être resté du même côté de la barricade.
Je repense aux dérives des camarades, certains morts, d’autres
survivants, taraudés par la mauvaise conscience ou lénifiés par
l’indifférence, révolutionnaires un jour, bourgeois toujours, qui ont servi
avec enthousiasme et talent le pouvoir établi après l’avoir voué aux
géhennes.
L’appréciation de Guillaume Erner vaut la peine d’être citée en entier. Le
regard éclairé d’une descendance intellectuelle sur un lignage consacré
peut revêtir valeur bilancielle. « Aucun être ne se résume, y compris au
seuil sévère du tombeau. Philippe Sollers était charmant, séducteur,
virevoltant, paradoxal, inattendu. Il était, tout à la fois, patron de revue
d’avant-garde, Tel Quel, intellectuel d’avant-garde, disons structuro-
maoïste, romancier d’avant-garde, dans Paradis notamment, composé
d’une seule phrase, sans paragraphes ni ponctuation. Philippe Sollers
épousait le destin des avant-gardes. Il n’est pas facile d’être d’avant-
garde, d’incarner pour toute une génération le renouveau intellectuel,
ses codes et ses tocades. Et Philippe Sollers les avait toutes épousées,
Mao en chef. Il n’hésitait pas à déclarer : « Les œuvres du grand
timonier sont un bond en avant considérable et complètement original ».
Comment peut-on être maoïste ? se demandent les jeunes aujourd’hui.
Ils sont toujours cruels, les jeunes. Ils ne voient que les travers des
aînés, les jeunes. Ils ne voient que les erreurs des vieux, les jeunes.
Mais, quand on lui rappelait ses égarements de jeunesse, Philippe
Sollers n’était nullement embarrassé. Il renvoyait jeunes et vieux dos à
dos : « Serge July a-t-il eu raison de quitter Mao pour Rothschild ? Pour
toute une génération fiévreuse, la sortie du délire Mao était
problématique. Peu d’individus sont revenus à la bonne vieille maison de
gauche. Certains ont cru se délivrer en allant de Mao à Moïse (Benny
Lévy, sic). D’autres de Mao à Bush. Je crois être le seul à avoir basculé
de Mao au Pape ». De Mao au Pape, la destinée des avant-gardes est
de devenir arrière-gardes. Pierre Bourdieu, dans un texte de 1995 :
« Philippe Sollers s’est cru libre, mais il a toujours flotté comme limaille
au gré des forces du champ pour accomplir un double demi-tour, une
double demi-révolution ». Nous avons enterré Pierre Bourdieu. Nous
enterrons Philippe Sollers. Une avant-garde, puis l’autre. C’est peut-être
cela que nous perdons avec eux, la notion même d’avant-garde »
(Guillaume Erner, France Culture, 8 mai 2023).
Décidément. Les pertes se succèdent et se ressemblent. Ce mardi 9 mai
2023, l’avocat Georges Kiejman, ténor du barreau, défenseur des
opprimés, disparaît à l’âge de quatre-vingt-dix ans. En 1973, apprenant
la mort d’Omar Blondin Diop, Georges Kiejman publie une réaction à
chaud dans Le Nouvel Observateur sous le titre Mort d’un militant
africain, d’une justesse implacable. « Omar Blondin Diop meurt dans un
cul-de-basse-fosse de la prison, au large de Dakar. Il se serait
« suicidé » dans sa cellule. On n’a guère plus d’imagination au Sénégal
que partout ailleurs dans le monde. Partout où les tenants du pouvoir
croient qu’un jeune homme porteur de vérité les gênera moins mort que
vivant. Omar Blondin Diop, beaucoup d’étudiants parisiens le
connaissaient. Il a été animateur du Mouvement du 22 Mars. Beaucoup
d’autres le connaissaient qui ne le savaient pas. Dans le film de Jean-
Luc Godard, La Chinoise, le jeune noir qui tenait un discours enflammé,
c’était lui. Etudiant des plus brillants, élève de l’Ecole Normale de Saint-
Cloud, il s’est vu notifier par notre gouvernement un arrêté d’expulsion.
Parti de France contre son gré, il est retourné volontairement au Sénégal
où l’air, si favorable aux touristes, lui paraissait irrespirable. Le régime ne
demandait qu’à l’intégrer. N’était-il pas un remarquable sujet formé par la
culture française ? Omar Blondin Diop pensait qu’il y avait mieux à faire
que singer les meurs de la bourgeoisie française en continuant à
partager avec elle les profits du néocolonialisme. De passage au
Sénégal, il n’y a à peine plus d’un mois, je ne me suis guère alarmé
lorsque le ministre de l‘Intérieur, malgré mon instance quotidienne, laissa
sans réponse ma demande de visiter Omar Blondin Diop, mis au secret,
que sa famille n’avait pas vu depuis plusieurs semaines. J’avais tort.
Tous les régimes qui bâillonnent une jeunesse dont la seule arme est la
parole doivent être dénoncés. Sans nos excès de pudeur, Omar Blondin
Diop ne serait peut-être pas mort, à vingt six ans, dans cette Île de
Gorée où ses ancêtres faisaient leur première halte vers l’esclavage »
(Georges Kiejman).
Rentrée d’octobre 1968 à Nanterre. Discussions informelles avec René
Lourau, Georges Lapassade, François Lyotard, Félix Guattari sur la
sociologie d’intervention, la psychopathologie sociale, l’analyse
institutionnelle, la recherche-action, le sociodrame, les vertus de la
transe, des danses de possession. Je parle des gnaouas marocains. Je
prépare plus tard une thèse avec Henri Lefebvre, Psychopathologie
sociale en milieu urbain désintégré. Contradictions insurmontables entre
pratique et théorie que seules les cultures orales surmontent. Le
problème, l’écriture, sarcophage de la pensée. Fascination des vivants,
obsédés par leur mortalité, pour les alphabets figés, les significations
gisantes sur papier. « La praxis n’est pas la pratique. La praxis est
l’investissement dialectique de la théorie dans la pratique et de la
pratique dans la théorie, des mots dans l’action et des actions dans les
mots » dit Omar Blondin Diop.
Malgré son courage physique, Omar Blondin Diop n’aime pas voir le
sang couler. Il se promène avec une trousse de secours pour porter les
premiers soins à un éventuel camarade blessé. Il est contre
l’amateurisme mercenaire. Je me souviens de ses tirades pendant les
réunions clandestines dans l’église protestante de la rue d’Alesia contre
des apprentis révolutionnaires qui s’imaginent des guérilleros. Il est
vigilant vis-à-vis des katangais, qui se portent volontaires pour assurer le
service d’ordre. Ils ornent un local que nous leur octroyons d’un poster
de Fidel Castro. Nous finissons par les expulser de la Sorbonne. Ils se
réfugient dans le théâtre de l’Odéon occupé.
Omar Blondin Diop se vit, avant tout, comme un penseur, un artiste,
stimulé par la nécessité révolutionnaire, il dirait par l’impératif historique.
Il passe son temps à prendre des notes. Nous fréquentons beaucoup les
cinémas d’art et d’essai et les terrasses de Saint-Germain-des-Prés. Il
n’y a pas de temps mort. Nous prenons part aux palabres de rue. La rue
devenue par bonheur un forum où des inconnus s’abordent et
sympathisent. Nous faisons le bilan des événements au fur et à mesure.
Nous recensons les réussites, les erreurs, les échos médiatiques. Nous
établissons des parallèles avec d’autres pays. Les films, les livres
soulèvent nos commentaires, nos interprétations, nos confrontations.
Nous affectionnions les westerns hollywoodiens et les westerns-
spaghettis. Références incontournables, les films de Sergio Léone, les
musiques lancinantes d’Ennio Morricone. Des antihéros crasseux,
graveleux, dévergondés. Des femmes, souvent des prostituées,
buveuses de whisky, fumeuses de havanes, bagarreuses. Des
personnages finalement plus humains, plus proches. Esthétique
parabolique, paysages panoramiques, travellings avant, travellings
arrière, contre-plongées, gros plans, flashbacks, rythmes lents, intenses.
Nous transposons allégrement les trames narratives dans des situations
révolutionnaires.
1967-1968, millésimes formidables, Dieu pardonne, moi pas avec
Terrence Hill de Giuseppe Colizzi avec Terrence Hill. Le Dernier Jour de
la colère de Tonino Valerii avec Lee Van Cleef. Le Dernier Face à face
de Sergio Sollima avec Gian Maria Volontè. Le temps des vautours de
Romolo Guerrieri avec Gianni Garko. Des réalisateurs déjantés. Des
acteurs mythiques. Le Grand silence de Sergio Corbucci, avec le tandem
invraisemblable Jean-Louis Trintignant-Klaus Kinski, tourné dans les
neiges profondes. L’histoire se déroule dans les montagnes de l’Utah.
Des paysans, des bûcherons deviennent hors la loi pour survivre. Des
chasseurs de primes sont enrôlés pour les abattre comme des bêtes
sauvages. Pauline, dont le mari a été tué, engage Silence, un pistolero
muet pour le venger. Des images haletantes du début à la fin. Des salles
programment le même long métrage pendant plusieurs mois. Nous
allons voir certains films plusieurs fois. 1966–1968, c’est aussi Blow-Up
de Michelangelo Antonioni. Bernardo Bertolucci tourne Partner avec mon
ami Pierre Clémenti et Stefania Sandrelli, adaptation du roman Le
Double de Fiodor Dostoïevski. Pierre Clémenti fait des allers-retours
Rome-Paris pour filmer les barricades et les volcans sous les pavés,
comme il dit. Le slogan le plus célèbre de Mai 68 est sans nul doute
Sous les pavés, la plage. Je garde en mémoire des films projetés à la
Faculté de Nanterre, Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, La Dolce vita,
Huit et demi de Federico Fellini, L’aventura, L’Eclipse de Michelangelo
Antonioni, Rocco et ses frères de Luchino Visconti, Le Voleur de
bicyclette de Vittorio de Sica, Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini,
l’Evangile selon Saint-Matthieu de Pier Paolo Pasolini, Le Dieu noir et le
diable blond de Glauber Rocha, Viridiana, l’Ange exterminateur de Luis
Bunuel. J’en oublie. Des films vus et revus, comme des poèmes
insatiablement revisités.
Nous nous promenons en permanence avec des livres sous le bras. Les
Mots de Jean-Paul Sartre. La Part maudite de Georges Bataille. Aden
Arabie et Les Chiens de garde de Paul Nizan. Les Damnés de la terre de
Franz Fanon. Omar Blondin Diop ponctue ses paroles de citations
connues par cœur. Des lectures philosophiques. L’Âne de Lucien de
Samosate. L’Eloge de la folie et L’Essai sur le libre arbitre d’Erasme de
Rotterdam. La Désobéissance civile d’Henry David Thoreau. Société et
solitude de Ralph Waldo Emerson. Le Droit à la paresse de Paul
Lafargue.
Je maintiens qu’Omar Blondin Diop est un libertaire pur et dur, un
anarchiste héritier spirituel des communards, un incurable insurgé. Il lit
Jules Vallès avec enchantement. Il ne se voit jamais en homme de
pouvoir. Il ne serait jamais devenu président de la République. Il n’aurait
pas supporté le costume. Nous revenons sans cesse aux fondamentaux,
La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Critique de la raison pratique
d’Emmanuel Kant. L’Ethique de Baruch Spinoza. Omar Blondin Diop me
parle de son projet de thèse sur Baruch Spinoza avec Jean-François
Lyotard. La philosophe Corinne Enaudeau, fille de Jean-François
Lyotard, pourrait peut-être retrouver des manuscrits d’Omar Blondin Diop
dans les archives de son père. Nous annotons les Manuscrits de 1844,
la Critique du programme de Gotha de Karl Marx quand il est théoricien
du dépérissement de l’Etat et de la démocratie directe. « Chacun selon
ses capacités, chacun selon ses besoins ». Il fallait entendre Omar
Blondin Diop commenter Philosophie de la misère de Proudhon et
Misère de la philosophie de Marx. Une rupture aux conséquences
historiques irréparables. Influences décisives d’ouvrages quasiment
oubliés, Marx penseur de la technique de Kostas Axelos, Histoire et
conscience de classe de Georg Lukacs, Marxisme et philosophie de Karl
Korsch. Une autre pensée marxiste émerge dans nos têtes, épurée des
corruptions léninistes, éclairée des concepts d’aliénation, de réification.
Karl Marx toujours : « Est prolétaire l’homme qui n’a aucun pouvoir sur
sa vie ». Je critique le slogan « l’imagination au pouvoir », l’imagination
est antithétique de tous les pouvoirs. Omar Blondin Diop m’approuve.
Nous démontons tous les deux le concept surévalué de Négritude, qui
relève de l’autoculpabilisation rédemptrice. Deux ouvertures
émancipatrices. Eros et civilisation, « seule la poésie, l'imagination dans
la société industrielle, incarnent encore un refus total » et L’Homme
unidimensionnel d’Herbert Marcuse, traduit en pleine effervescence
soixante-huitarde. Herbert Marcuse dévoile la complicité objective entre
le libéralisme et le soviétisme, tous deux actionnés par une bureaucratie
étatique au service du capitalisme ou de l’oligarchisme. Racisme et
puritanisme d’un côté, endoctrinement et terreur idéologique de l’autre
côté, répression féroce de l’insubordination dans les deux cas.
L’uniformisation des pensées, la standardisation des comportements
excluent l’esprit critique. Nous remplaçons notion simpliste de synthèse
par le concept plus ample de constellation. De nouvelles visions du
monde, de la vie, de la nature éclosent. Le principe de réalité n’est que
le refoulement entretenu par la soumission. Consentement. Frustration
consommée. Le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de la
Boétie, opus du seizième siècle, nous parait d’une époustouflante
pertinence, d’une terrible actualité.
A la Faculté de Nanterre, nous créons un club de poésie, qui se révèle
d’une réelle utilité dans l’invention des slogans soixante-huitards. « Le
transformer le monde » marxien et « le changer la vie » rimbaldien ne
sont qu’une seule et même chose. J’écris sur un mur de la Faculté :
« Connais l’autre pour te connaître ». Dans La Chinoise, Omar Blondin
Diop préconise « de reconnaître ceux qui ont existé et existent en dehors
de nous et, voyant ce dehors, de commencer de nous voir nous-mêmes
du dehors ». Dépassement du « Connais-toi toi-même » socratique, du
« Tu deviens ce que tu es » nietzschéen. Deux livres situationnistes,
emblématiques, nous accompagnent au tournant de juin 1968, quand la
flamme qui nous a enfiévrés n’est plus que braise expirante, Traité de
savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem et La
Société du spectacle de Guy Debord. Je pense, avec le temps, qu’Omar
Blondin Diop aurait surpassé le situationnisme en le purgeant de son
agressivité maladive, en le mettant à l’épreuve de praxis diversitaires.
En 1967, Henri Lefebvre donne un cours magistral sur Sexualité et
société, suivi l’année suivante d’une critique de La Société
bureaucratique de consommation dirigée. Deux livres de référence du
médecin et psychiatre autrichien Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle
et La Fonction de l’Orgasme. Le 21 mars 1968, nous organisons dans la
Cité universitaire de Nanterre une conférence sur Wilhelm Reich. Nous
diffusons sous forme de tract un manifeste inspiré par le penseur
freudo-marxiste. « Qu’est-ce que le chaos sexuel ? C’est exciter les
jeunes par des films érotiques, en retirer des bénéfices, mais leur
refuser l’amour naturel et la satisfaction sexuelle en faisant appel, par-
dessus le marché, à la culture. Qu’est-ce que le contraire du chaos
sexuel ? C’est de ne pas faire l’amour sous des portes cochères
comme les jeunes dans notre société, mais le faire dans des chambres
propres et sans être dérangés ». Le lendemain, vingt-neuf étudiants,
dont je suis, sont expulsés de la Cité universitaire. Peu importe. Nous
trouvons accueil dans les chambres des filles. Le doyen Jean Grappin
nous traite d’envahisseurs. Des graffitis lui répondent : « Prenez vos
désirs pour la réalité » « Jouissez sans entraves ». La police est requise
pour nous déloger. Nous récidivons le lendemain. Jusque-là, les portes
des bâtiments de filles sont verrouillées et électrifiées à partir 21 heures,
et toujours interdites aux garçons. Pierre Viansson-Ponté publie, dans le
journal Le Monde du 15 mars 1968, un article titré « Quand la France
s’ennuie… » : « Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni
de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. La guerre du
Vietnam les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. Les
guérillas d’Amérique latine et l’effervescence cubaine ont été, un temps,
à la mode. Elles ne sont plus guère qu’un sujet de travaux pratiques pour
sociologues de gauche et l’objet de motions pour intellectuels. Cinq cent
mille morts peut-être en Indonésie, cinquante mille tués au Biafra, un
coup d’Etat en Grèce, les expulsions du Kenya, l’apartheid sud-africain,
les tensions en Inde, ce n’est guère que la monnaie quotidienne de
l’information. La crise des partis communistes et la révolution culturelle
chinoise semblent équilibrer le malaise noir aux Etats-Unis. De toute
façon, ce sont leurs affaires, pas les nôtres. Rien de tout cela ne nous
atteint directement. D’ailleurs la télévision nous répète au moins trois fois
chaque soir que la France est en paix pour la première fois depuis
bientôt trente ans et qu’elle n’est ni impliquée ni concernée nulle part
dans le monde. La jeunesse s’ennuie. Les étudiants manifestent,
bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au
Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils
ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une
protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde
à opposer à l’absurdité. Les étudiants français se préoccupent
de savoir si les filles de Nanterre pourront accéder librement aux
chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de
l’homme ». L’honorable quotidien Le Monde ne voit dans la révolte
nanterroise qu’une broutille estudiantine. La presse institutionnelle, à
deux semaines de l’embrasement des villes, ne voit rien venir, ni Mai 68,
ni son extension planétaire. La jeunesse n’est pas encore perçue comme
une classe dangereuse. Quand le ministre de la jeunesse et des sports,
François Missoffe, inaugurant la piscine du campus nanterrois le 8
janvier 1968, est interpellé sur la misère sexuelle des étudiants, il
répond : « Si vous avez un problème sexuel, faites un plongeon dans
l’eau ». Nous avons un siècle d’avance. Nous sommes nourris de la
contre-culture américaine, du summer of love californien. Nous sommes
épanouis envers et contre la pudibonderie gouvernante.
Mustapha Saha
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre,
cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68.
Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres :
« Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions
Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables »,
(éditions Orion, Casablanca, 2021).
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