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La ZLEC, un afrolibéralisme caché derrière le masque du panafricanisme

par Jean-Christophe Servant, 16 mai 2019

D 8 juillet 2019     H 11:22     A Jean-Christophe Servant     C 0 messages


Quel contraste. Le continent s’est levé contre la signature des Accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et les pays africains, décrits comme le « baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique ». Mais face à la ZLEC, la Zone de libre-échange continentale, il est pour l’heure silencieux. Exceptés le travail de décryptage d’Africa Check et les salutaires campagnes d’explications menées par le Comité d’action pour l’abolition des dettes illégitimes ou le réseau Third World Network Africa, le manque de discours critique est inquiétant. Qu’il s’agisse de la récente campagne présidentielle sénégalaise ou des élections législatives qui viennent de se mener en Afrique du Sud, la ZLEC, qui couvre tous les aspects du commerce, y compris les marchandises, les services, la concurrence, la propriété intellectuelle et les investissements, a été totalement absente des débats politiques.

[Lire aussi Jacques Berthelot, « L’agriculture africaine dans la tenaille libre-échangiste », Le Monde diplomatique, octobre 2017.]

Saluée par l’Union européenne, la Chine, les États-Unis, et le chef d’orchestre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la plus grande zone de libre-échange au monde depuis la création de l’OMC devrait entrer en vigueur à partir du 30 mai prochain, quinze mois après la signature de l’accord prévoyant sa mise en place lors d’un sommet extraordinaire de l’Union Africaine (UA) organisé à Kigali (Rwanda). La presse n’a pas manqué de saluer le « volontarisme » du chef de l’État rwandais Paul Kagame, alors président de l’UA et artisan de la mise en orbite de ce libre marché de 1,2 milliard de personnes, au produit intérieur brut combiné de 2 500 milliards de dollars. M. Kagame, qui a comme modele Lee Kuan Yew, le défunt « père » de Singapour, est un fervent partisan du libre-échange. Dans la ZLEC, exempte à 90 % de barrières douanières et tarifaires, les droits de douane intra-africains, de 6,9 % en moyenne, seront réduits à presque rien. L’ambition, en accroissant le commerce de 52,3 % par an entre les nations du continent, est de donner naissance à un « puissant instrument pour mieux s’impliquer dans le nouvel ordre économique mondial ». Le Kenyan Mukhisa Kituyi, secrétaire général de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), l’un des parrains techniques de la ZLEC, qui « a non seulement encouragé l’UA à créer une zone de libre-échange, mais a aussi formé des négociateurs pour les régions et les pays », vante le « phénoménal potentiel du commerce intra africain ».

Un libre marché de 1,2 milliard de personnes, au produit intérieur brut combiné de 2 500 milliards de dollars

Le Forum économique mondial, plus connu sous le nom de forum de Davos, où l’on n’a pas manqué en ce début d’année de discuter de la ZLEC, liste ceux qui pourraient être les perdants du « renforcement collectif de la compétitivité ouvrière et des produits africains aussi bien à l’intérieur qu’à l’international » :
• PME locales étouffées par des produits importés tirant profit de la réduction des droits de douane ;
• travailleurs soumis au dumping social ;
• vol de propriété intellectuelle ;
• mise en compétition des nations et petites exploitations agricoles qui ne pourront plus concurrencer les grandes entreprises des pays africains à revenu élevé tels que l’Afrique du Sud, le Kenya, l’Éthiopie, l’Égypte et le Nigéria…

Les conséquences de cette simple copie « africaine » d’un « classique » accord de libre-échange régional risquent pour les habitants du continent « d’être parmi les pires de la vague en cours » s’inquiète Jean Nanga, militant de la CADTM, tant les disparités sont criantes entre par exemple l’Afrique australe et l’Afrique centrale. L’agroéconomiste français Jacques Berthelot, engagé contre la « folie suicidaire de la ZLEC » avertit que « loin de favoriser l’intégration régionale du continent, [elle] ne pourra que le désintégrer fortement en ouvrant largement les portes aux firmes multinationales qui sont déjà largement présentes dans la plupart des pays et qui concentreront leurs activités dans ceux qui sont les plus compétitifs en exportant vers les autres (1) ». Qui plus est, souligne de son côté M. N’Dongo Samba Sylla, économiste sénégalais du bureau ouest-africain de la fondation Rosa Luxembourg, « les partisans de la ZLEC mettent la charrue du libre-échange avant les bœufs (industrialisation, développement des capacités productives et développement des infrastructures panafricaines dans les domaines routier, maritime, ferroviaire, aérien et informatique) ».

La ZLEC a été négociée à l’insu de l’opinion publique : au Sénégal, c’est après coup que le pays aura appris que son Parlement donnait tout pouvoir à l’État pour ratifier le traité. Le seuil minimum des 22 États signataires pour le mettre en œuvre étant franchi, tout « reste à faire ». Les médias du continent préfèrent saluer la rapidité de sa mise en place : sept fois plus vite que le CETA (l’accord économique et commercial entre l’Union européenne et le Canada), se félicite le réseau des journalistes économiques pour l’Afrique de l’Ouest, qui exhorte « les pays retardataires à la signature du protocole de ratification de le faire au plus vite avant le lancement officiel de la ZLECAF prévu en juillet 2019 à Niamey (Niger), en marge du sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine » mené sous l’égide d’un autre « champion » de la ZLEC, le président nigérien Mahamadou Issoufou.

Une machine à désintégrer

Sur le continent, une poignée de nations continuent en effet à jouer les trouble-fête. Deuxième économie du continent africain, pilier de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), le Nigeria a suspendu la signature de la ZLEC. Le pays, qui refuse également de s’engager sur les APE, s’inquiète des conséquences qu’aurait sur son fragile secteur manufacturier cette « initiative politique néolibérale renouvelée, extrêmement dangereuse et radioactive », selon la centrale syndicale du Nigerian Labour Congress. Mais le Nigeria « ne pourra rester longtemps à l’écart », estime Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur de France sur le continent et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) : « Pour des raisons de diversification et de politique extérieure (le pays espère un jour devenir membre permanent du Conseil de sécurité), le Nigeria devrait s’inscrire tôt ou tard dans la ZLEC ». L’entrepreneur nigérian Aliko Dangote, l’homme le plus riche du continent, qui a ses entrées à Aso Rock, milite en faveur de la ZLEC au sein de l’initiative Afrochampions, réunion des principales transnationales africaines du continent. Son compatriote, le banquier et philantrocapitaliste Tony Elumelu, est un autre supporter enthousiaste] : « Si nous examinons d’autres régions du monde, le commerce interrégional nous a beaucoup aidés. Pour nous développer en Afrique, nous devons accepter cette réalité ». À Abuja, la capitale fédérale du Nigeria, les appels à la « raison » prédominent d’ailleurs jusqu’aux titres les plus progressistes de l’intelligentsia nationale (2).

Si « le commerce, c’est la guerre », « La ZLEC, tout en relevant de l’idéologie afroliberale, a su en effet se parer subtilement des atours du panafricanisme pour mener sa propagande », souligne N’Dongo Samba Sylla. « Même si nous ne sommes pas capables de contrôler ce qui se passe à l’OMC ou ailleurs, ce que nous faisons de la ZLEC est entièrement entre nos mains », assurait en 2017 la Tchadienne Fatima Haram Acyl, belle-sœur du président Idriss Déby, avant de quitter son poste de commissaire de l’Union africaine au commerce et à l’industrie. Si la ZLEC vise à « libéraliser les marchandises et les services », elle serait d’abord l’aboutissement, selon ses dévots, d’un « rêve panafricain de zone de libre-échange qui remonte à des personnalités telles que George Padmore, Du Bois, Nkrumah, Patrice Lumumba, Jomo Kenyatta, Albert Lithuli, Julius Nyerere, Frantz Fanon, Amilcar Cabral, à n’en nommer que quelques-uns » souligne M. Odomaro Mubangizi, doyen du département de philosophie à l’institut de philosophie et de théologie d’Addis Abeba sur le site panafricain Pambazuka, qu’on a aussi connu beaucoup plus engagé face aux APE.

[Lire aussi Olivier Piot, « Rencontre avec les pionniers de l’« africapitalisme » », Le Monde diplomatique, novembre 2017.]

Pour cette charge symbolique de la ZLEC, les intellectuels du continent ont pour l’heure abandonné tout sens critique à son encontre, regrette N’Dongo Samba Sylla : « À cause de cet héritage panafricain, les gens se disent que pour une fois il faut que ça marche. Vous avez donc un chœur qui va des intellectuels à l’Union africaine qui chante à l’unisson les louanges de la ZLEC. Le peu de réactions vient aussi du fait que la société civile n’est pas informée, contrairement aux enjeux des luttes contre les APE ou pour la sortie du franc CFA ». La ZLEC n’est pourtant qu’un panafricanisme « élaboré avec une conscience de classe pro-capitaliste dont le cynisme n’est plus à démontrer » insiste Jean Nanga. Et tous ces combats sont convergents.

Le traité part en effet du postulat que les accords de partenariat économique que l’Union européenne a négociés séparément avec chaque communauté économique régionale sont une bonne chose pour le continent. « Ce qui risque de se passer, poursuit N’Dongo Samba Sylla, c’est de voir ces communautés économiques régionales imploser suite à la pression et au chantage de l’Union européenne pour ratifier les APE. Dans la zone Cedeao, certains pays ont signé des APE intérimaires depuis quelques années déjà — Ghana, Côte d’Ivoire — alors que le géant nigérian n’est pas satisfait par la version actuelle de l’APE. Comme les pays de la Cedeao évoluent depuis 2015 dans le cadre d’un tarif extérieur commun, il s’ensuit que ce bloc commercial risque de se fissurer en deux entre d’un côté les pays qui ont ratifié les APE et ceux qui n’ont pas accepté de le faire. Dans cette configuration, ces derniers pays vont mettre en place des tarifs contre les produits en provenance de l’Europe qui transitent vers les premiers. Il n’y aura donc plus d’union douanière, et a fortiori aucune velléité d’aller vers une ZLEC. C’est le même scénario qui se profile en Afrique de l’Est, avec la Tanzanie qui a refusé de ratifier l’APE. Il faut dire que le Brexit rend l’APE moins attractif pour les pays qui commercent beaucoup avec le Royaume-Uni. »

Les enjeux, multiples, posés par le ZLEC vont jusqu’a la pression écologique qu’entraineront transport et industrialisation au gré des pays les « mieux accommodants » pour les entreprises. Mais l’essentiel est qu’elle pourrait se révéler une machine à désintégrer, plutôt qu’a intégrer. Il est encore temps de songer à relire Kwame Nkrumah. N’est-ce pas lui qui avertissait, dans Africa Must Unite, en 1963 : « L’un des principaux objectifs de notre marché commun africain est d’éliminer la compétition qui existe entre nos nations et de continuer à la faire jusqu’à ce que plus aucune d’entre elles ne cherche à se cacher sous le parapluie du marché commun européen » ?

Jean-Christophe Servant


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