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Égypte la deuxième révolution qui se cherche

D 3 juillet 2013     H 12:49     A Jacques Chastaing     C 0 messages


Rien n’est fini ni réglé en Egypte, bien au contraire. Le pouvoir des Frères musulmans reste fragile et, dans bien des secteurs de la population, leur emprise s’effrite. La faute à un mouvement ouvrier et populaire qui ne cesse de lutter et traverse un indéniable processus de radicalisation politique.

Deux ans après la révolution de janvier 2011, les événements de fin novembre et début décembre 2012 ont montré un pouvoir de Morsi et des Frères Musulmans fortement contesté par une large fraction de l’appareil judiciaire mais, aussi et surtout, par la rue qui exigeait sa chute dans des manifestations massives. Le petit peuple des villes et campagnes passait aux actes en incendiant ou mettant à sac les locaux du Parti de la liberté et de la justice des Frères musulmans, allant jusqu’à chasser des mosquées ses représentants les plus connus.

Le régime qui avait tenté de s’octroyer les pleins pouvoirs était aux abois. Le président Morsi, craignant que les troupes chargées de sa sécurité ne fraternisent avec le peuple, fuyait même son palais présidentiel assiégé le 4 décembre par 750 000 manifestants.

«  Morsilini  » sauvé par l’opposition

Morsi, rebaptisé «  Morsilini  » en référence au dictateur fasciste italien, souvent affublé d’une croix gammée sur les pancartes des manifestants de décembre, a été sauvé par l’opposition libérale, socialiste nassériste, démocrate révolutionnaire et de gauche. Celle-ci s’est unie à cette occasion dans un Front de salut national ( FSN) de 18 partis sous la direction des libéraux, non pas pour prolonger la volonté populaire de faire tomber le régime, mais au contraire pour détourner la colère de la rue dans les urnes du référendum constitutionnel proposé par Morsi comme ultime carte pour sauver son régime. Le but de ce dernier était de canaliser la révolution dans les urnes mais aussi de la diviser autour de la question religieuse, pour ou contre une constitution centrée sur la charia. Le FSN a joué le jeu, sachant pourtant qu’il ne pouvait gagner ce référendum, alors que les Frères Musulmans et ses alliés salafistes et jihadistes disposaient de tous les pouvoirs pour frauder à leur gré, ce dont ils ne se sont pas privés.

Ainsi, ce n’est pas tant le succès du «  oui  » – à 64% - à la constitution que la faible participation – 30% - qui a marqué le scrutin. Ce résultat a enlevé tout crédit à cette constitution usurpée. Mais il a surtout rendu visible le formidable fossé entre le peuple égyptien et tous les partis institutionnels. Non seulement près de 80 % des électeurs n’ont pas voté en faveur «  oui  », mais près de 70 %, en refusant de participer à cette farce électorale, ont désavoué tout à la fois le pouvoir et l’opposition officielle. L’ensemble des partis a été mis en minorité par le peuple.

Ce n’est pas une surprise. Toute l’année 2012, depuis les mouvements de fin janvier et début février jusqu’à cette tentative insurrectionnelle de décembre, en passant par les élections présidentielles de mai-juin, a montré, d’une part, le divorce entre le peuple égyptien qui continue la révolution et ses partis qui s’y opposent ou y rechignent et, d’autre part, cette recherche populaire des voies et des moyens d’une deuxième révolution. L’année 2013 ne pourra qu’approfondir ce cheminement.

Depuis les événements de décembre, un silence lourd enveloppe la population égyptienne. Une ambiance jamais vue jusqu’à présent. Certains espèrent ou craignent que cela signifie que la révolution ait commencé sa pente descendante. Mais beaucoup plus espèrent ou craignent qu’il ne s’agisse que d’une digestion politique de l’événement.

Quels partis, quels outils la révolution doit-elle désormais forger pour enfin aboutir à l’objectif qu’elle s’était donnée dès ses débuts, «  le pain, la liberté et la justice sociale  », alors que l’inflation menace et que le pouvoir s’apprête à interdire une fois de plus les grèves et les manifestations pour préparer une hausse drastique des taxes sur de multiples produits, ainsi que le passage du départ en retraite de 60 à 65 ans  ?

Force des luttes sociales, faiblesse de leur représentation politique
Si l’on veut comprendre quels objectifs peuvent se donner aujourd’hui les socialistes révolutionnaires, il faut bien voir que ce qui détermine le fond de tous les évènements en Égypte, c’est la lutte des classes menée par les exploités.

Les autorités ont recensé 2 000 grèves sur les seuls mois de septembre et octobre 2012. Ce qui est considérable. Le nombre des grèves qui ont marqué les deux ans de la révolution est le plus important de l’histoire de l’Égypte, et la vague de cet automne/hiver 2012 en est une des plus marquantes [1]. Et cela, alors que de nombreux syndicalistes sont condamnés à la prison et que les amendes qui frappent les grévistes peuvent aller jusqu’à 50 000 euros, soit 100 ans de travail pour ceux, nombreux, qui ne gagnent que 50 euros par mois  !

Par son importance et sa constance, la lutte des ouvriers et des exploités pèse considérablement sur la vie politique. Elle modifie les relations de l’islam à la laïcité, de la démocratie à la dictature et les alliances au sommet, qu’elles soient entre l’armée, les Frères Musulmans et maintenant les libéraux, les socialistes nassériens et les démocrates. Mais plus que cela, au fur et à mesure que les illusions sur les promesses de l’islam politique ou de la démocratie représentative s’usent, ces luttes qui portent sur des questions économiques mais aussi politiques menacent les autorités du spectre d’une deuxième révolution, clairement sociale celle-là.

La faiblesse du mouvement social jusqu’à présent, c’est qu’il n’avait pas de représentants politiques. C’est la menace d’une maturation politique qui est la cause de la fébrilité au sommet et des nombreux retournements de situation. C’est cette crainte qui a fait que le front mené par les libéraux a préféré se réfugier dans le giron référendaire des Frères Musulmans, plutôt que de se laisser porter au pouvoir par une insurrection populaire. C’est ce fond de luttes sociales qui rend l’Égypte si surprenante voire incompréhensible à tous ceux qui n’ont qu’une vision institutionnelle des évènements ou n’utilisent comme grille de lecture que celle des démocrates, l’opposition des religieux aux laïcs et/ou des Frères musulmans à l’armée.

Cela ne veut pas dire que ces derniers aspects ne comptent pas, ou même n’aient pas une certaine autonomie et leur logique propre, mais, tous, à un degré ou à un autre, dépendent de la profondeur de la lutte des classes et de la progression de la conscience politique des classes exploitées. L’armée et les islamistes s’opposent, mais ils s’allient dés l’instant où ils se sentent menacés par les classes exploitées. Et on vient de voir qu’il en est de même entre les libéraux laïcs [2] et les islamistes. C’est la progression de cette conscience ou, plus exactement, la peur qu’elle provoque dans les classes dominantes et leurs partis que l’on mesure à chaque événement.

Une lutte des classes omniprésente

Le «  lâchage  » de Moubarak par l’armée au cours de l’insurrection de janvier 2011, qui a provoqué la chute du régime, est né de la crainte d’une grève générale et des conséquences politiques que la chute de la dictature provoquée par une insurrection ouvrière aurait pu avoir en Égypte, dans le monde arabe mais aussi au niveau mondial. Cette crainte reposait sur le fait que c’était le mouvement social, encore plus que le mouvement démocratique, qui avait marqué l’Égypte pré-révolutionnaire de 2005 à 2011.

Les premières décisions de la junte militaire au pouvoir, dès le mois de mars 2011, ont été d’interdire les grèves. Ce qui ne les a pas empêchées, bien au contraire. C’est encore contre une menace de généralisation de la grève des enseignants, en septembre 2011, que l’armée a monté la provocation, dite de Maspéro, le 9 octobre, en opposant coptes et musulmans. C’est cette manipulation militaire des communautés religieuses qui a conduit aux violents affrontements contre l’armée de novembre 2011 et à la rupture du peuple avec l’armée.

C’est toujours la peur d’une grève générale appelée par les étudiants, début février 2012, qui a provoqué un tel déchainement haineux du patronat, des grands médias, des autorités militaires mais aussi religieuses promettant l’enfer aux grévistes, que cela a entraîné par son excès la montée d’un courant d’opinion socialisant et l’effondrement électoral et politique des Frères musulmans.

C’est encore le mouvement de grèves de mars-avril 2012 et, dans la foulée, l’effondrement en mai, au premier tour des présidentielles, du vote islamiste passé de 70 % aux législatives de l’hiver 2011 à 20 %, ainsi que le succès du vote socialiste (fût-il nassérien), véritable vainqueur politique du scrutin, qui a provoqué la tentative de coup d’État militaire de juin.

C’est ensuite la crainte d’une deuxième insurrection populaire qui a convaincu le «  sabre  » de ne pas mener son putsch à terme et de remettre le pouvoir au «  goupillon  » des Frères musulmans, seule structure institutionnelle, avec ses mosquées et ses deux millions de membres, peut-être encore à même de protéger l’ordre établi en canalisant la colère sociale.

Après un été traversé de mouvements sociaux, de barrages de routes ou voies ferrées et d’émeutes en tous genres, c’est la peur d’une jonction, annoncée le 24 août, entre ce peuple en lutte et les révolutionnaires de la place Tahrir pour renverser ensemble l’alliance Armée-Frères musulmans au pouvoir depuis juillet, qui a amené ces derniers à se séparer début août (de manière concertée) du Conseil supérieur des forces armées (CSFA), qui assurait jusque là l’autorité suprême, et à gouverner seul.

C’est la crainte de l’élargissement d’un vaste mouvement des enseignants, à la rentrée de septembre 2012, qui a provoqué la tentative de détournement de la colère sociale par la farce islamiste de septembre autour du film «  L’Innocence des musulmans  ». Puis c’est toujours ce même mouvement, prolongé en octobre par ceux des médecins, des employés des transports et de bien d’autres, qui a conduit les Frères musulmans à une tentative de coup de force ayant pour but affiché de mettre fin au désordre social. C’est de là qu’a surgi le mouvement insurrectionnel du peuple de novembre et décembre exigeant la chute du régime islamiste. Enfin, c’est la crainte que cette poussée sociale prenne un tour insurrectionnel qui a conduit le FSN conduit par les libéraux à se prêter au jeu du détournement référendaire où tous les partis ont perdu une bonne partie de leur crédit politique.

L’année écoulée a été le théâtre de toute une série de ruptures psychologiques et politiques dans le peuple, d’abord avec l’armée, ensuite avec la démocratie représentative puis les islamistes, enfin avec les libéraux et, dans une moindre mesure, probablement les démocrates, les socialistes nassériens et la gauche.

Des mouvements sociaux très politiques

Ces mouvements, ces grèves, sont économiques et portent sur des augmentations de salaire, l’embauche des précaires, parfois la nationalisation. Ces grèves s’accompagnent souvent, de la part des grévistes mais aussi de la population, de blocages de routes, voies ferrées, administrations, commissariats de police, ministères, d’occupations de lieux publics, d’attaques de bâtiments d’État au cocktail Molotov, de séquestration de responsables, de boycott du paiement des factures d’eau ou d’électricité, d’émeutes, etc. Mais depuis le début, elles ont aussi eu un caractère politique, exigeant souvent que les directeurs de sites ou de services, à tous les niveaux, soient «  dégagés  » comme Moubarak l’avait été. Ainsi les employés du métro du Caire – parmi bien d’autres - ont obtenu en novembre le limogeage de leur directeur. Ainsi les salariés des entreprises sous commandement militaire (l’armée possède de 20 à 40 % de l’économie) exigent que plus aucun officier ne participe à aucune instance de direction quelle qu’elle soit.

Les classes populaires montrent dans les faits qu’elles veulent compléter la révolution de janvier 2011 qui avait «  dégagé  » Moubarak par une révolution sociale, dégageant cette fois tous les petits Moubarak, de tous les types, tous les échelons et tous les secteurs parce qu’au fond, rien n’a changé pour elles, sinon ce droit de le dire.

Bien que les grandes dates de la révolution se soient bâties depuis deux ans autour de mouvements sociaux, et qu’une grande partie des grèves ait porté une expression politique forte, ce sont pourtant principalement les objectifs démocratiques – liberté d’expression, de la presse, élections, constitution... – qui ont pris jusque là le devant de la scène politique.

On peut résumer ce paradoxe au fait que le prolétariat n’avait aucune organisation politique qui lui soit propre et qui lui permette de défendre ses exigences politiques. Il espérait son émancipation des autres forces sociales et politiques, principalement de l’armée puis de l’islam et, avec lui, de la démocratie représentative et tous ses représentants, des libéraux aux socialistes nassériens en passant par la gauche. Il a construit ses organisations syndicales, mais celles-ci sont dirigées principalement par des socialistes nassériens, des militants des Frères musulmans ou de la gauche classique qui, tous, confinent la classe ouvrière à ses revendications économiques ou aux fausses solutions nationales d’une économie égyptienne forte bâtie autour de l’alliance des travailleurs et des patrons patriotes.

Une nouvelle génération et de nouveaux objectifs

Aujourd’hui, la dimension politique de la poussée sociale se fait plus pressante, proportionnellement au déclin des illusions démocratiques et religieuses et aux évolutions des militants du mouvement social au travers des possibilités qu’ils ont acquises de se réunir et s’exprimer.

Avec des manifestations, grèves et luttes qui n’ont jamais cessé durant deux ans, les Frères musulmans ont grandement perdu leur influence dans les associations professionnelles qu’ils dirigeaient ou dominaient (enseignants, ingénieurs, médecins, pharmaciens, avocats, magistrats, journalistes…)  ; et, de là, l’influence qu’ils pouvaient avoir sur les milieux populaires, directement ou par le biais de leur activité caritative. Chez les travailleurs, ils n’avaient jamais réellement réussi à percer, mais c’est l’influence du syndicat inféodé au pouvoir qui est remise en cause par une nouvelle confédération syndicale de trois millions de membres. Plus largement, c’est l’ensemble de l’opinion populaire qui construit peu à peu son indépendance de pensée par des collectifs multiples, des associations de quartier aux AG de grève jusqu’aux associations de cinéastes, vidéastes ou artistes qui ont modifié le paysage psychologique, médiatique, intellectuel et politique du pays.

De là, une nouvelle génération de jeunes militants est en train d’apparaître, issue des classes pauvres, des quartiers populaires, des usines, de certains cercles ouvriers syndicaux les plus avancés mais aussi des milieux étudiants et lycéens, qui cherche dans le programme socialiste les outils intellectuels d’une deuxième révolution. Cela s’est vu en février 2012 par un premier appel des étudiants aux ouvriers, puis en juin 2012 dans le succès électoral du socialiste nassérien Hamdeen Sabahi.

Ces militants, quasiment sans aucun droit sinon le rapport de forces qu’ils ont construit, risquant en permanence la prison ou la vie, n’ont guère d’illusions sur la protection de la loi et de l’État. Ils ont vite compris qu’ils ne se heurtent pas qu’à leur propre patron, leur propre chef ou directeur, mais au gouvernement et à l’État, tout en se frottant aux autres classes sociales qui, d’une manière ou d’une autre, occupent aussi l’espace de la contestation.

Un processus de radicalisation

La situation rend ces classes populaires de plus en plus disponibles pour une conscience politique radicale. Aux présidentielles de mai 2012, le mouvement ouvrier présentait deux candidats pendant que le candidat socialiste (nassérien) surprenait tout le monde en faisant le meilleur résultat dans les grandes villes et les quartiers populaires jadis acquis aux islamistes. On peut mesurer une autre expression de cette maturation à travers l’effort des supporteurs Ultra des clubs de foot, de bâtir un parti des «  Ultras de la place Tahrir  », féroces ennemis de l’armée et des Frères, fers de lance de la révolution, acclamés partout où ils se présentent et se référant clairement aux «  travailleurs  ».

Il ne fait pas de doute que cette nouvelle génération de jeunes militants et d’ouvriers révolutionnaires inquiète le pouvoir qui comprend bien que le socialisme nassérien, très institutionnel, risque bien de n’être qu’une étape vers quelque chose de plus radical. D’autant plus que si, jusqu’à présent, la question démocratique a tenu le devant de la scène révolutionnaire, aujourd’hui, pour la majorité des Egyptiens, peu importe la forme du régime, parlementaire, présidentiel, civil ou théocratique... Ils voient la corruption partout et sont d’abord et avant tout anxieux de la quête de leur gagne-pain, d’une vie digne et d’une justice sociale pour laquelle ils ont payé de leur vie.

Avec le lâchage public de la révolution sociale par la révolution démocratique en décembre 2012, il ne fait pas de doute que s’ouvre une nouvelle période. La logique de la situation, la méfiance à l’égard des «  grands  » partis, devrait encore plus mener les classes populaires à chercher à construire leurs propres outils d’un pouvoir populaire dans les quartiers, les usines ou les champs, alors que la machine de l’État commence à se gripper à tous les niveaux.

Un vote «  socialiste  », une exigence politique des grèves à «  dégager les petits Moubarak  », une avant-garde cherchant les voies d’une deuxième révolution, le chaos politique au sommet, ceux d’en bas qui ne veulent plus et ceux d’en haut qui ne peuvent plus, n’est-ce pas l’expression d’une situation dans laquelle la marche vers le pouvoir populaire devient possible  ?

L’enjeu se trouve donc dans la capacité des militants ouvriers, étudiants, intellectuels, Ultra et socialistes révolutionnaires à donner à cet objectif une politique au quotidien. On peut imaginer toutes les tactiques, fronts et alliances, mais seulement à partir de cette volonté d’une politique indépendante qui s’appuie sur l’exigence populaire à renverser les «  petits Moubarak  » et à ne pas en laisser la seule démagogie frauduleuse aux Frères Musulmans qui cherchent, eux, à détourner cette revendication vers une simple épuration de l’appareil d’Etat à leur profit. 

Jacques Chastaing

Notes

[1] On peut se référer, pour ces grèves de septembre/octobre, à l’article publié par TEAN La Revue n°38 de décembre 2012 – voir sur ESSF (article 29093), Egypte : une révolution permanente – et, pour les mouvements précédents, aux articles publiés en ligne par la revue Carré Rouge.

[2] El Baradei, un des leaders du Front du salut national, s’est empressé en ce début d’année de dénoncer les grèves, de faire l’apologie de la religion et de la fin de la révolution, tout en acceptant le dialogue avec les Frères musulmans en vue d’un éventuel gouvernement commun.

Source : http://www.npa2009.org/