La dette, un fardeau de plus en plus lourd à supporter pour la Tunisie
6 janvier 2024 18:46 0 messages
Ce Policy Brief portera sur la nécessité de revoir la politique économique de l’endettement extérieur et de trouver des solutions urgentes : annuler les dettes odieuses, revoir le tableau d’amortissement de paiement des dettes conclues en période de Covid-19 et aller vers une vraie politique de création des richesses.
Introduction
L’expérience de la Tunisie avec la dette extérieure remonte au 19e siècle. Cette dernière a constitué une des principales raisons de la colonisation française en 1881
L’endettement extérieur est l’un des principaux problèmes monétaires qui touchent les relations économiques internationales. Il se trouve depuis des années au premier plan des préoccupations des pouvoirs publics des pays concernés et des institutions internationales.
Nombreux pays ont eu recours à la dette extérieure, surtout les pays les plus démunis et dont la grande majorité appartient au continent africain : des prêts sont accordés à des conditions onéreuses remboursables en monnaies étrangères [1] .
Il y a trois types de dettes extérieures :
1- Une dette multilatérale, qui est la dette contractée avec des institutions internationales (FMI et banque mondiale) ou régionales (banque africaine de développement ou banque interaméricaine de développement…).
2- Une dette bilatérale qui est la dette contractée avec de gouvernements qui se répartissent en deux groupes : le club de Paris et le reste.
3- Une dette commerciale qui est contractée avec une banque commerciale internationale [2].
L’expérience de la Tunisie avec la dette extérieure remonte au 19e siècle, une expérience qui a constitué une des principales raisons de la colonisation française en 1881 [3]. Quant à l’expérience contemporaine, elle s’est liée avec la croissance de l’endettement tiers-mondiste : les années 1970 ont été des années de croissance considérable des pays de sud. En moyenne, la dette à long terme de ces pays a augmenté de près de 21% par an entre la période de 1970 à 1979 [4].
Le contexte international a eu un impact direct sur la Tunisie qui a nécessité le recours à l’endettement auprès du Fonds Monétaire international (FMI) en 1986. En 1988 et sous la gouvernance de Ben Ali, la dette a connu une hausse qui a « conduit irréversiblement le pays dans un engrenage fatal de la croissance par endettement » [5]. Des dettes qui se sont accumulées d’une année à l’autre, mais qui visiblement n’ont pas servi l’intérêt du peuple tunisien.
Après la révolution tunisienne, le gouvernement provisoire ne s’est pas penché sur la légitimité des dettes d’un régime politique déchu considéré comme tyrannique [6]. Par conséquent le gouvernement n’a pas annulé les dettes odieuses [7] comme d’autres pays tels que le Mexique, ou l’Équateur en 2007-2008 [8].
Le recours à la dette extérieure de moyen et de long terme s’est amplifié, la moyenne a grimpé à 27 862,3 Milliards de DTN en 2013 à savoir le double de celle de la période de Ben Ali. Et depuis, la Tunisie s’enfonce de plus en plus dans « le marécage de l’endettement » [9]. Ce processus continue après la pandémie du Covid-19, la moyenne a atteint 196 514 Milliards de DTN [10] en 2020. D’après le rapport du ministère de finances relatif aux résultats provisoires de l’exécution du budget à la fin de février 2022 [11], le recours à la dette publique a atteint 106,3 milliards de dinars.
Une dette de plus en plus ingérable
Depuis la révolution de 2011, la Tunisie n’a conduit et n’a engagé aucun investissement productif d’envergure ou d’avenir pour bâtir les fondations contemporaines d’une économie durable et verte
On peut d’ores et déjà constater que l’endettement de la Tunisie a largement dépassé les niveaux raisonnables de soutenabilité qui étaient encore maintenus jusqu’en 2014 à 53,6% du PIB, pour finir hors de contrôle à des niveaux équivalents à près de 100% du PIB ces deux dernières années. Ce dérapage est attribué aux gouvernements post-révolution. En effet, en voulant combler le déficit budgétaire et l’incurie financière des gouvernements successifs, la dette extérieure est devenue un moyen qui a servi au remboursement des précédentes créances. Cette manne financière, mais coûteuse a été gaspillée « sous un régime despotique qui a soumis à son pouvoir absolu et à ses propres intérêts, loin de toute transparence ou mécanisme de contrôle démocratique » [12]. En effet, depuis la révolution de 2011, la Tunisie n’a conduit et n’a engagé aucun investissement productif d’envergure ou d’avenir pour bâtir les fondations contemporaines d’une économie durable et verte : Aucune centrale électrique solaire innovante, aucune proto-industrie de pyrolyse des plastiques, aucune ingénierie propre à développer une industrie nationale, ni même dans le numérique qui pourtant est essentiellement une production intellectuelle [13].
Le recours excessif à l’endettement extérieur par les gouvernements successifs est présenté comme l’ultime solution au déficit budgétaire.
Une solution qui s’avère inefficace puisque d’après la loi de finances 2022 [14], le déficit budgétaire s’élève à 8,548 milliards de dinars. Pour les différents gouvernements successifs depuis la révolution, le recours à l’endettement s’impose, en vue de réduire le déficit budgétaire et payer le service de la dette. Des rounds de négociations se tiennent encore depuis le début de l’année 2023 avec le FMI, pour signer un éventuel accord de financement. Ces négociations ont pris fin puisque l’actuel président de la République a rejeté les conseils du FMI. D’autres acteurs économistes, notamment des ONG, estiment que l’endettement est un choix politique de facilité. De ce fait, ils suggèrent de chercher et d’appliquer d’autres alternatives pour sortir du cercle vicieux de l’endettement [15]. Surtout que la Tunisie a eu recours à la dette en devises extérieures fortes ; par conséquent, toute fluctuation de taux de
change des monnaies d’endettement induit un risque de change qui, lorsqu’il se traduit par une perte, alourdit la dette [16].
La dette extérieure est-elle un frein ou une cause de non-développement ? :
Compte tenu des réserves de change et des revenus de la Tunisie, le niveau d’endettement extérieur est désormais insoutenable
Plusieurs obstacles se dressent à l’encontre du développement puisque contrairement à ce que le gouvernement post révolution a prévu, la dette s’est révélée être un frein au développement économique de la Tunisie et une menace de perte de souveraineté. D’autant plus qu’elle empêche d’investir dans des capacités productives ou de bâtir les fondements d’une économie durable et verte. En effet, la présence d’une dette externe élevée oblige les pays concernés comme la Tunisie à financer leur déficit budgétaire sur leurs fonds propres, sur leurs propres réserves de change qui sont nourri par l’export, le tourisme, l’investissement étranger ou les virements depuis des comptes étrangers. Cependant, vu que la Tunisie n’a pas de réserves en devises suffisantes, elle sera obligée de s’endetter à nouveau pour payer les dettes extérieures précédentes [17].
La Tunisie risque de ne plus pouvoir sortir de ce cercle vicieux d’endettement surtout que la crise du covid a freiné le développement du secteur du tourisme [18].
En effet, toute dette extérieure qui n’est pas investie dans la création d’une richesse réelle et durable est vaine. Car dans le cas contraire, le paiement de la dette sera prélevé soit par des suppléments d’impôts injustes comme la TVA, soit par l’augmentation des prix des produits courants de consommation.
Compte tenu des réserves de change et des revenus de la Tunisie, le niveau d’endettement extérieur est désormais insoutenable. Il met le pays dans une situation de dépendance et de vulnérabilité extrêmes.
Les alternatives :
Les pays créanciers ou les pays de sud n’ont pas développé une stratégie commune pour lutter contre les politiques imposées par le FMI
L’histoire a montré que des allégements de la dette extérieure ont été effectués en réponse à des demandes faites par certains pays qui se sont trouvés dans des situations économiques précaires. Il y a même eu des demandes d’annulation qui ont été acceptées. En effet, en 1953, l’Allemagne a négocié le célèbre accord de Londres qui réduisait la dette qu’elle avait contractée avec le Royaume-Uni et d’autres créanciers. Outre l’annulation de 80% de la dette de guerre, cet accord prévoyait que l’Allemagne affecte uniquement 3 à 5 % de ses revenus d’exportation au remboursement de la dette [19]. Ironie du sort, l’Allemagne fait partie aujourd’hui du directoire du FMI, la même institution qui exige que 20 à 25 % des revenus d’exportations des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) [20] soient versés et affectés au paiement de la dette.
Il existe aussi des antécédents plus récents d’annulation de la dette, ils sont la plupart du temps le fruit des raisons politiques, comme l’a montré l’exemple de l’annulation d’environ 50% de la dette de Pologne à la fin des années 1980 par les pays créanciers au moment où le socialisme était sur le point de s’effondrer. Autre exemple, en 1991, les États-Unis ont accordé une réduction de 7 milliards de dollars à l’Égypte pour la remercier de son soutien dans la guerre du Golfe.
Quant à l’Équateur, il a annulé une dette considérée comme illégitime. Ceci s’est passé dans un contexte de grande mobilisation sociale, après le soulèvement populaire de 2005 et l’élection du président Rafael Correa. Le Président élu a décrété que tous les suppléments des revenus créés par la recette pétrolière devaient aller vers des dépenses sociales et non au remboursement de la dette odieuse. Pour cela il a instauré une commission d’audit, qui a annoncé de façon unilatérale la suspension de la dette, permettant ainsi de consolider la souveraineté du pays. En 2008, ce même président a chargé la banque internationale Lazard de racheter les titres sur le marché secondaire de la dette pour le compte de l’État. La banque a fait une offre aux autres détenteurs des titres. Ensuite, l’Équateur a annoncé officiellement l’achat de 91 % des titres [21].
Il est à noter que les pays créanciers ou les pays de sud n’ont pas développé une stratégie commune pour lutter contre les politiques imposées par le FMI.
Certes, le droit international donne la possibilité aux pays d’annuler les dettes odieuses et les dettes illégitimes [22] ; celles qui n’ont pas servi à la population doivent échapper à la règle du remboursement. Un audit citoyen de la dette permet d’identifier ces dettes illégitimes. Il est donc primordial d’instaurer un audit de la dette publique qui revoit tous les accords de prêts contractés par l’État tunisien depuis juillet 1986 afin de déterminer la part qui peut être qualifiée d’odieuse, illégale, illégitime ou insoutenable.
Un cadre juridique doit réglementer avec précision les tâches, l’indépendance et la durée dans laquelle l’audit doit effectuer ses missions. La nouvelle assemblée générale doit alors discuter un projet de loi qui, malgré son importance, a trainé des années et n’est point entré en vigueur : le projet de loi n°36 de l’année 2016 relative à l’audit de la dette publique tunisienne [23].
Parallèlement à ces audits, une suspension immédiate du paiement de la dette dans son intégralité pourrait dans certains cas être indispensable afin de permettre à l’État tunisien de respecter ses engagements envers sa population. Cette suspension peut même aller jusqu’à l’annulation de certaines dettes (celles conclues sous le régime politique de Ben Ali) lorsque leur remboursement met en péril les droits humains. En effet, l’obligation fondamentale pour l’État est de respecter, protéger et promouvoir les droits humains.
Cette obligation est notamment consacrée à l’article 2 alinéa 3 de la Déclaration de l’Organisation des Nations Unies sur le droit au développement : « Les États ont le droit et le devoir de formuler des politiques de développement national appropriées ayant pour but l’amélioration constante du bien-être de l’ensemble de la population et de tous les individus sur la base de leur participation active, libre et significative dans le développement et la distribution équitables des bénéfices issus de celui-ci ».
Les créanciers et les entreprises privées sont également tenus de respecter les droits humains et de ne pas tirer profit d’une crise pour imposer au débiteur des réformes structurelles qui peuvent nuire au développement des pays, comme le rappelle à juste titre l’expert des Nations Unies sur la dette dans les principes directeurs relatifs à la dette et aux droits de l’homme, élaborés en 2012 [24].
Recommandations :
– Le gouvernement actuel devrait mettre en place une véritable politique de création de richesse.
– Il faut annuler la dette odieuse contractée par le régime de Ben Ali et les dettes qui ont servi à payer cette dette et il faut annuler toutes les dettes illégitimes des créanciers qui ont soutenu ce régime. C’est pour cela qu’il faut mettre en place un audit de la dette publique, d’où la nouvelle assemblée générale issue du peuple devrait discuter le projet de loi n°36 de l’année 2016 relative à l’audit de la dette publique tunisienne au plutôt.
– Vu que la situation économique est en décadence il faut envisager par le régime politique actuel de réduire les dettes non payées et de revoir le tableau d’amortissement de paiement de ces dettes.
– Le gouvernement actuel devrait tisser des liens avec les gouvernements des pays du Sud afin de trouver une solution commune et fonder une organisation responsable de la gestion de dossier des dettes odieuses.
Rania Zaghdoudi
Notes :
[1] جمعية التجمع من أجل بديل عالمي للتنمية2012 ص7.، لنجر تحقيقا في المديونية دليل التدقيق في ديون العالم الثالث، فتحي الشامخي،
[2] Kraiem Monia, Dette extérieure des pays en développement ; spécificités de la dette en Tunisie, Mémoire, FSEGS, 1988-1989, P12.
[3] Les nouvelles dettes accumulées au cours des années 1863-1865 mettent la Tunisie à la merci de ses créanciers extérieurs ainsi que de la France. Il lui est tout simplement impossible de rembourser les échéances. L’année 1867 est une très mauvaise année agricole. Pressé de se procurer des devises, le bey privilégie l’exportation des produits agricoles au détriment du marché intérieur, avec à la clef d’abord la disette dans plusieurs provinces de la régence, puis une épidémie de choléra. En avril 1868, sous la dictée des représentants de la France, le bey établit la Commission internationale financière. Le texte du décret du 5 juillet 1869 constitue un véritable acte de soumission aux créanciers.
[4] Berthélemy Jean Claude, L’endettement du tiers monde, Presses universitaire de France, 1990, P20.
[5] Ammar abdelmajid, L’endettement extérieur Tunisien, La maghrébine pour l’impression et la publication du livre, 2014, P51.
[6] Aucun audit qui sert à examiner de manière globale et approfondie toutes les dettes publiques ainsi que la dette garantie par l’État n’a été créé, il a fallu attendre le projet de loi déposé le 14 juin 2016 au bureau d’ordre de l’Assemblée des Représentants du Peuple. Mais ce projet de loi n’est pas entré en vigueur.
[7] La dette odieuse est une dette qui a été contractée en violation des principes démocratiques (ce qui comprend l’assentiment, la participation, la transparence et la responsabilité), et a été employée contre les intérêts suprêmes du peuple tunisien, Ou dette qui a pour conséquences de dénier les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels de la population si le créancier sait, ou est en mesure de savoir, ce qui précède.
[8] Eric Toussiant, Le système dette : Histoire des dettes souveraines et leur répudiation, Ed Les liens qui libèrent, 2017, P16.
[9] Ibid, P54.
[10] D’après le site de la BCT ( https://www.bct.gov.tn/bct/siteprod/tableau_n.jsp?params=PL060010,PL060020) consulté le 18/3/2023.
[12] Proposition de loi instaurant un audit de la dette publique (https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/IEDebt/impactassessments/PropositionLoiAuditDetteTunisienne_FR.pdf?fbclid=IwAR1zmx5Kt_3LFgAVx77tabZLHloXiEKxKhpvaQWKLpKsHdULSxtXbONqy0I).
[13] Derbali Manel, Tunisie : Endettement extérieur le choix de la facilité, Nawaat, 2022.
[14] http://www.finances.gov.tn/sites/default/files/2022-01/LF2022.pdf
[15] Derbali Manel, Op. Cité.
[16] Kraiem Monia, Op Cité, P82.
[17] Tel que le déclare l’économiste fadhel kaboub dan le journal électronique Jazira (https://www.aljazeera.net/ebusiness/2021/5/24/لوموند-للهروب-من-فخ-الديون،-على-تونس?fbclid=IwAR22ZI8R4avFYuhBeI1hgkO33JqIUosmCTisRHVKdMliWqbmIylD6gF2Z9A).
[18] Ibid.
[19] Pedraza Hernandez Gladys, Raisons et déraisons de la dette ; Ed L’Harmattan, 2002, P32 :
[20] Pays Pauvres Très Endettés : une initiative a été mise en place en 1996 et renforcé en 1999 et qui est destinée à alléger la dette des pays très pauvres mais la Tunisie ne fait pas partie des PPTE.
[21] Interview de Toussaint Eric sur les leçons de l’Equateur pour la Tunisie sur la dette illégitime (https://www.youtube.com/watch?v=-Xt4Fvout-s).
[22] Dette que le débiteur ne peut être contraint de rembourser du fait que le prêt, le titre financier, la garantie ou les termes et conditions attachées au prêt sont contraires au droit (aussi bien national qu’international) ou l’intérêt général, ou parce que ces termes et conditions sont manifestement injustes, abusifs ou inacceptables, - Ou prêt dont les conditions qui y sont attachées contiennent des mesures politiques qui violent les lois nationales ou les standards en matière de droits humains, - Ou prêt ou bien sa garantie ne sont pas utilisés au profit de la population, - Ou parce que la dette est le produit d’une transformation de dette privée (ou commerciale) en une dette publique sous la pression des créanciers.
[24] D’après Rapport de l’expert indépendant chargé d’examiner les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier des droits économiques, sociaux et culturels, Cephas Lumina (https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/HRBodies/HRCouncil/RegularSession/Session20/A.HRC.20.23.FRA.pdf).
Source : https://www.cadtm.org/
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