Vous êtes ici : Accueil » Afrique du Nord » Tunisie » Quand la France de Sarkozy et de Hollande soutenait les islamistes tunisiens

Quand la France de Sarkozy et de Hollande soutenait les islamistes tunisiens

D 18 août 2021     H 14:43     A Nicolas Beau     C 0 messages


Comme les temps changent ! Alors que la France d’Emmanuel Macron et de Jean Yves Le Drian, alliée des Émiratis et des Égyptiens, soutient le coup de force de Kaïs Saied qui vise à écarter les islamistes de la vie politique tunisienne, la diplomatie française sous Sarkozy, puis sous Hollande, avat déroulé le tapis rouge devant le patron d’Ennahdha, Rached Ghannouchi. Récit

« Un trou noir ». Voici l’expression brutale utilisée au Quai d’Orsay pour décrire l’anéantissement des autorités françaises lors de la fuite de « notre ami Ben Ali » en Arabie saoudite le 14 janvier 2011. Après vingt-trois années de complaisance avec le régime ultra-autoritaire qui régna à Tunis, la diplomatie française est condamnée à tourner la page. Ce qui fut fait à la hussarde, alors que Nicolas Sarkozy était encore au pouvoir. Après le choc du printemps arabe, la diplomatie française tente de ne pas renouveler les erreurs du passé et s’ouvre à toutes les tendances de la classe politique tunisienne, y compris au mouvement Ennahdha.

« Les islamistes, c’est un peu comme les rhumatismes lorsqu’on vieillit, il faut apprendre à vivre avec. » Cette confidence de l’actuel président tunisien, Béji Caïd Essebsi, à l’ancien ambassadeur de France Boris Boillon s’applique parfaitement au cours de la diplomatie française qui a vraiment accompagné les islamsites au pouvoir en 2012 et 2013.

Nos amis qataris

L’alliance privilégiée de Nicolas Sarkozy avec l’émir du Qatar, Hamad ben Khalifa al-Thani, avec lequel le président français avait déclaré la guerre à la Libye de Mouammar Kadhafi en juillet 2011, conforte encore le revirement des autorités françaises. Après tout, l’émirat du Qatar est le protecteur officiel des Frères musulmans dans le monde entier et notamment en Tunisie. Pourquoi combattre les amis de nos amis qataris ?

Le 20 avril 2011, le ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, en voyage officiel à Tunis, rend publique cette approche radicalement nouvelle du monde arabe et méditerranéen. « Nous, Français, pensions très bien connaître les pays arabes, déclare le ministre, nous en ignorions des pans entiers. » Et d’ajouter : « Trop longtemps, nous avons brandi la menace islamiste pour justifier une certaine complaisance à l’égard des gouvernements qui bafouaient la liberté. » Beaucoup de hauts fonctionnaires français, naturellement, vont traîner des pieds à l’idée d’aider les « intégristes » tunisiens. « Certains, durant les réunions ministérielles sur la Tunisie, explique un conseiller socialiste du ministère français des Finances, semblent penser que la France est trop appauvrie pour se payer le luxe d’aider les barbus tunisiens. »
Des néoconservateurs aux Frères Musulmans
Nouvel ambassadeur de France en Tunisie après le départ de Ben Ali et proche de l’ex-chef de l’État français dont il fut le conseiller à l’Élysée, Boris Boillon défendra la cause des islamistes tunisiens avec la même vigueur qu’il avait pour soutenir la cause des néoconservateurs américains en Irak où il avait été nommé précédemment.

L’heure est à l’apaisement avec le nouveau régime. Une noria de personnalités politiques qui avaient leur rond de serviette au palais de Carthage font le voyage de Tunis pour chanter les louanges de la révolution. Parmi ces nouveaux convertis, on découvre Éric Besson, le ministre de l’Industrie de Sarkozy, Frédéric Mitterrand, chargé du ministère de la Culture dans le même gouvernement, ou Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, qui fut longtemps proche du régime de Ben Ali. « C’est l’époque où l’ambassadeur Boris Boillon, explique un diplomate français, se vantait de recevoir un ministre français par jour, même si ces huiles ne connaissaient rien aux dossiers tunisiens. »

Après l’élection de l’Assemblée constituante en octobre 2011, la nomination d’un gouvernement dominé par le mouvement Ennahdha ne change rien au nouveau cours de la politique française. À peine nommé le 24 décembre 2011, l’ancien Premier ministre islamiste Hamadi Jebali demande même à la France de l’aider à former une équipe de communicants pour améliorer son image. Après son départ du pouvoir en juin 2012, Nicolas Sarkozy maintient des liens étroits avec la mouvance des Frères musulmans, qu’il s’agisse du Qatar ou de la Tunisie.

Lorsque, le 28 juin 2012, le Premier ministre tunisien, Hamadi Jebali, rend une visite éclair en France pour rencontrer Jean-Marc Ayrault, qui vient d’être nommé à Matignon, le dirigeant historique d’Ennahdha trouve le temps d’avoir un entretien privé avec l’ancien chef de l’État français dans un discret appartement de l’ouest parisien. Quelques jours auparavant, un ancien Premier ministre kadhafiste, Baghdadi al-Mahmoudi, dont les avocats accusaient Nicolas Sarkozy des pires frasques financières, avait été extradé vers Tripoli par le gouvernement Jebali.

De Sarkozy à Fabius, le soutien à Ennahdha
L’élection de François Hollande en mai 2012 ne change pas radicalement les relations de la France avec la troïka qui est désormais au pouvoir en Tunisie. D’autant plus qu’aux côtés du Cheikh islamiste, Rached Ghannouchi, et de Moncef Marzouki, le chef de l’État inféodé à Ennahdha, se trouve Mustapha Ben Jaâfar, le président de l’Assemblée constituante, qui a côtoyé François Hollande au sein de l’Internationale socialiste. Dans une note confidentielle adressée le 6 septembre 2012 au président de la Commission du livre blanc sur la défense, chargée de dessiner les grands axes de la diplomatie et de la défense françaises pour les années à venir, l’ancien diplomate et universitaire Jean-Pierre Filiu exprime la position officielle de l’administration française face au « printemps arabe » : « Les révolutions politiques et sociales dans le monde arabe ne font que commencer et elles vont profondément transformer l’environnement de sécurité de la France. D’autres pays peuvent se permettre de contempler passivement ce processus, voire d’essayer d’en saper la dynamique révolutionnaire. Le seul choix d’avenir est pourtant d’accompagner ce mouvement historique, sans complaisance, mais avec sérénité. Le monde arabe qui en émergera sera plus juste, donc plus stable et plus prospère. » À contempler aujourd’hui l’état de régression qui règne en Libye, en Syrie et en Égypte, l’expertise française du moment paraît bien optimiste.

Mais peu importe, tout continue à être fait pour aplanir les relations entre la France et la Tunisie. Pour peu qu’un groupe de salafistes donne l’assaut à l’ambassade américaine en octobre 2012, les diplomates français, dirigés désormais par cet autre ami du Qatar qu’est Laurent Fabiusn demandent quelques explications au chef d’Ennahdha, sans agressivité cependant, contrairement aux États-Unis rendus fous furieux par cette violente attaque. « Les salafistes sont des brebis égarées, explique alors Rached Ghannouchi aux chancelleries occidentales, nous étions absents de la vie politique sous Ben Ali, exilés ou en prison, lorsque ces jeunes se sont convertis à un islam radical. Nous faisons en sorte désormais qu’ils apprennent à boire le lait des valeurs démocratiques et nous les réprimerons s’ils franchissent des lignes jaunes. » De tels propos traduisent-ils un dangereux double discours, comme les adversaires de Ghannouchi le prétendent ? Ou est-ce la preuve d’un art consommé de la dialectique chez le fin politique qu’est le leader d’Ennahdha ? Du côté français, il n’est en tout cas pas question de faire le moindre procès d’intention aux islamistes.

Consensus toute !
La neutralité de la France est incarnée avec doigté par un diplomate arabisant et l’un des plus expérimentés du Quai d’Orsay, François Gouyette. Cet ambassadeur consensuel et prudent est fort capable de prendre un petit déjeuner avec Rached Ghannouchi, de s’autoriser une rapide escapade, rue de Palestine, au local du Parti des travailleurs tunisiens qui représente la gauche tunisienne, puis de dîner, le soir, à une bonne table de Gammarth ou de La Marsa avec des hommes d’affaires plus ou moins nostalgiques de l’ère Ben Ali. Lorsque les islamistes décident de quitter le gouvernement en janvier 2014, l’ambassadeur de France ne manque pas une occasion de faire remarquer à ses interlocuteurs : « Tout de même, il n’est pas si fréquent qu’un parti démocratiquement élu lâche le pouvoir de sa propre initiative. » Ce qui n’est pas totalement faux !

Lorsqu’il se déplace à Tunis, le 7 février 2014, pour saluer l’adoption de la Constitution tunisienne par l’Assemblée constituante, François Hollande chante les louanges de la transition en cours devant les députés. Le discours est convenu, sans la moindre aspérité ! François Hollande renouvelle le soutien de la France au peuple tunisien, rend hommage aux martyrs de la révolution et salue l’aboutissement d’un processus semé d’embûches. « Ce texte de progrès à vocation universelle est un exemple pour les autres pays. Il consacre la démocratie participative, la nature civile de l’État, les droits des jeunes, des enfants et des femmes. » Plus approximatif, François Hollande ajoute que « l’islam est compatible avec la démocratie ». Certes, mais de quel islam s’agit-il ? Dans quel cadre, avec quelles lignes jaunes ? En fonction de quelles données historiques, géographiques, assistera-t-on à ce nouvel alliage entre l’islamisme et la démocratie ?

L’Assemblée constituante élue, le retour sur investissement ne se fait guère attendre. On ne compte pas les voyages à Doha de Ghannouchi et du président de la République, Moncef Marzouki, qui menace de poursuites judiciaires quiconque oserait s’en prendre à l’émirat. Le ministre tunisien des Affaires étrangères et gendre du Cheikh, Rafik Abdessalem Bouchlaka, un ancien employé de la chaîne qatarie Al-Jazeera, adopte les yeux fermés la feuille de route du Qatar.

Le Qatar est trop heureux de faire ses courses dans ce pays économiquement dévasté. L’émirat rachète le groupe de téléphonie Tunisiana, les palaces, les banques, les réserves de gaz de schiste… À chaque transaction, les dignitaires et ministres d’Ennahdha sont à la manœuvre. Ainsi les Qataris rachètent-ils un superbe hôtel à Tabarka, non loin de la frontière algérienne, là où Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense de Nicolas Sarkozy, avait passé de reposantes vacances de Noël en 2010, alors que des soulèvements populaires avaient éclaté dans tout le pays. Ce palace était la propriété de l’industriel Aziz Milez, aujourd’hui décédé, qui avait emmené « MAM » dans son avion pour passer quelques jours au calme et rencontrer quelques sécuritaires tunisiens. Ce grand industriel hôtelier s’était rapproché des islamistes, au point d’obtenir la libération d’un de ses amis, un ex-ministre de Ben Ali, dix jours avant sa disparition. La vente de l’hôtel de Tabarka, qui avait précédé cette faveur, a-t-elle permis de fluidifier un peu les relations entre l’industriel et le gouvernement d’Ennahdha ?

L’activisme allemand
Enfin, le relatif effacement français laisse le champ libre à l’Allemagne. Ancien porte-parole du ministère allemand des Affaires étrangères et diplomate expérimenté, l’ambassadeur allemand Jens Plötner, nommé en juillet 2012, se montre omniprésent, comparant la révolution tunisienne à l’écroulement du mur de Berlin. Autant de « victoires de la liberté, qui réunissent les deux pays, déclare-t-il publiquement. […] Dans ces moments magiques en 1989 au sein de l’ancienne RDA et en janvier 2011 en Tunisie, les citoyens, tout d’un coup, étaient dans la rue et ils ont senti que la peur avait changé de camp. » Et de poursuivre : « Le moment difficile que la Tunisie traverse fait partie intégrante d’une révolution. Ce sont des lendemains qui désenchantent peut-être un peu. Mais l’exemple de l’Allemagne montre qu’en persévérant, en restant concentré sur l’essentiel, on peut y arriver. » Les crédits suivent : dès 2012, un quart de milliard d’euros est octroyé par l’Allemagne à la Tunisie.

Durant la crise de l’automne 2013, où l’on vit les Occidentaux intervenir dans le processus démocratique, la France aura été infiniment moins active que les États-Unis et l’Allemagne pour écarter les islamistes du pouvoir.

Lorsque les Frères musulmans égyptiens sont évincés brutalement, le chef du mouvement islamiste Ghannouchi est sermonné par les Américains : « Si vous n’allez pas rapidement vers des élections et si vous n’adoptez pas une Constitution ouverte à la liberté de conscience et aux droits de la femme, lui disent-ils en substance,vous risquez de finir comme l’ex-président égyptien Morsi aujourd’hui emprisonné. » Dans la foulée, le Fonds monétaire international a conditionné un nouveau prêt de 500 millions de dollars à l’adoption rapide du texte constitutionnel. On voit l’ambassadeur d’Allemagne opérer un forcing considérable en faveur de la nomination du nouveau Premier ministre, Mehdi Jomaâ, dont il est fort proche.

Depuis le départ de l’ex président Ben Ali, la diplomatie française est restée constamment bienveillante à l’égard du mouvement islamiste et de son chef, Rached Ghannouchi. On verra la France applaudir des deux mains lorsque le nouveau président Beji Caïd Essebsi décide, après son élection en 2014, de gouverner avec le mouvement Ennahdha.


Voir en ligne : Mondafrique