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Tunisie : « Nous avons perdu nos illusions, nos rêves sont réalistes »

D 19 février 2016     H 16:45     A Milena Rampoldi, Rim Ben Fraj     C 0 messages


Rim Ben Fraj, 31 ans, est Tunisienne, blogueuse, traductrice, éditrice, diplômée précaire, membre du réseau des traducteurs Tlaxcala. Elle travaille comme journaliste freelance. Elle a bien voulu répondre à nos questions.

Milena Rampoldi : Quels sont les problèmes principaux de la jeune génération en Tunisie ?

Rim Ben Fraj : La marginalisation économique, sociale et donc politique et culturelle. La jeunesse qui a fait la révolution n’a aucune représentation parlementaire ni gouvernementale, il y a au moins 250 mille diplômés au chômage. Le chômage frappe jusqu’à 80% des jeunes dans certaines régions. La seule alternative qui se présentait -l’immigration clandestine –a été rendue impossible par le mur électronique de Frontex en Méditerranée. Les jeunes qui refusent de se faire recruter par « Daech » n’ont plus que la révolte comme issue.

Mais même s’ils se révoltent, l’État n’est pas en mesure de satisfaire leurs revendications : une des conditions posées par la Banque mondiale pour les crédits à la Tunisie est le blocage de nouvelles embauches dans la fonction publique.

De plus le niveau de beaucoup de diplômés chômeurs est plutôt bas, à cause de la politique de Ben Ali, qui a facilité le passage du lycée à l’université pour améliorer les chiffres de la Tunisie dans l’index du développement humain. La privatisation par étapes de l’’enseignement et la corruption généralisée n’ont fait qu’aggraver la situation.

Deux secteurs profitent de cette situation : les entreprises multinationales, principalement d’origine européenne, et les fondations occidentales, principalement allemandes et US.

Les premières trouvent une main d’œuvre qualifiée bon marché pour travailler dans des usines proches du marché européen, les secondes recrutent des agents tunisiens pour mettre en œuvre leurs programmes d’influence (au nom de : droits humains, citoyenneté, womens’ empowerment, entrepreneuriat, médias citoyens etc.).

Pratiquement, cela veut dire que si tu as 25 ans, un niveau bac +3 et que tu cherches du travail, tu as le choix entre travailler dans un Call-center 6 jours sur 7 pour 300 euros par mois, ou pour une association subventionnée, sans contrat ni couverture sociale, pour 400-500 euros par mois. Daech paye à peu près les mêmes salaires. Nos députés viennent de se voter une augmentation de salaire, ils vont gagner 2 000 euros par mois.

La jeunesse marginalisée est constamment harcelée par la police, les pratiques policières de l’ère Ben Ali n’ont pratiquement pas changé : violences, détentions arbitraires, tortures et mauvais traitements, en un mot la HOGRA (mépris pour les déshérités) :

Un exemple : un jeune de Kasserine ou de Gafsa ou de Jendouba (des villes de la Tunisie profonde), se trouve sur l’avenue Bourguiba au centre-ville de Tunis, il est interpellé par la police et dès qu’on voit sur sa carte d’identité d’où il vient et qu’il n’est pas tunisois, dans le meilleur des cas on se contente de l’insulter et de lui ordonner de rentrer « chez lui » , mais bien souvent il passera une nuit en cellule. Comme dit mon père, « pour se déplacer dans ce pays on a besoin d’un visa. ».

Deuxième exemple : une femme de 30 ans rentre chez elle en taxi, seule ou accompagnée, vers minuit : elle est arrêtée par les flics qui lui demandent : « Pourquoi tu n’es pas encore chez toi à cette heure-ci ? » et la harcèlent au cas où elle rentre d’un bar, genre police des mœurs. L’interrogatoire commence : « Tes parents, ils sont au courant que tu bois de l’alcool ? C’est qui ce mec qui est avec toi ? Tu rentres avec lui ? Donne-moi le numéro de téléphone de ton père, on va lui dire que t’es saoule, tu sais que on peut te coller une affaire de prostitution ». L’un d’eux fait semblant d’écrire pour impressionner la victime. Celle-ci, si elle en a un, sort un billet de vingt dinars et ils s’en vont contents. Si elle n’a pas d’argent, elle va passer une heure à les supplier de la laisser repartir.

MR : Que serait une vraie révolution pour la Tunisie ? Comment changer ce pays ?

RBF : C’est la question à 100 000 euros !

Avant de se réaliser dans les rues, la révolution se fait dans les esprits. Et elle passe par la libération des corps. C’est un travail de longue haleine ; l’école nous a formatés pour devenir des « idiots spécialisés », des consommateurs endettés et des individus cloisonnés. La société nous enferme dans des cages.

Le projet de Bourguiba - « je transformerai cette nébuleuse d’individus en une nation moderne » - a échoué, un peuple intelligent se retrouve opprimé par une caste de salopards ignorants.

Chaque fois qu’il s’est révolté, il a été écrasé par ceux d’en haut et trahi par ceux qui prétendaient le représenter. Nous devons résoudre une contradiction : en nous coexistent un sentiment libertaire et un grand conservatisme, nous devons donc nous éduquer, nous rééduquer, encore et toujours.

MR : Quels sont les meilleures stratégies pour faire entendre la voix des opprimés dans le pays ?

RBF : Développer des projets coopératifs et horizontaux permettant de créer des alternatives économiques viables, qui permettent aux gens de vivre en autonomie. Communiquer largement sur les projets réussis et les outils nécessaires.

Beaucoup de jeunes journalistes citoyens de la nouvelle génération semblent plus préoccupés par leur survie matérielle que par la diffusion d’informations à ceux et celles qui en ont vraiment besoin.
Il faut développer des médias autonomes et alternatifs en « langue tunisienne », vu que le français et l’anglais sont difficilement compris par la majorité des Tunisiens. Et il ne faut pas rester enfermés dans Facebook, il faut retrouver les modes de communication directe.

MR : Comment est-ce qu’on peut se référer à l’égalitarisme islamique pour le combat ?

RBF : La plupart des partis se présentant comme islamistes, de la Turquie au Maroc en passant par la Tunisie, ne sont que des regroupements hétérogènes dirigés par une bourgeoisie affairiste voulant prendre la place des bourgeoisies bureaucratiques et policières au pouvoir. Leurs références à l’islam ne sont que des masques pour leurs intérêts de classe. L’islam pratiqué naturellement par les classes populaires, sans blabla idéologique, est plutôt égalitaire.

Il fait partie des réflexes naturels dont il n’est pas nécessaire de parler pour qu’ils agissent.

MR : Comment est-ce qu’on peut lier la lutte marxiste pour la justice sociale avec la lutte islamique pour la justice sociale ?

RBF : Les idéologies ont fait assez de morts comme ça.

La lutte pour la justice sociale ne doit pas s’arrêter à des frontières artificielles, elle doit se construire en partant des besoins communs à tous et à toutes, et pour la défense des biens communs.

MR : Quels sont les trois points forts de la jeunesse tunisienne que vous donnent de l’espoir pour continuer votre combat pour justice, solidarité, liberté, travail ?

RBF : Optimisme malgré tout, perte des illusions, remplacées par des rêves réalistes, et « Soumoud » (ténacité).

Rim Ben Fraj, 31 ans, est Tunisienne, blogueuse (http://othertoons.blogspot.com/)traductrice, éditrice, diplômée précaire, membre du réseau des traducteurs Tlaxcala. Elle travaille comme journaliste freelance

Milena Rampoldi Écrivaine, traductrice, éditrice et militante des droits humains, Milena Rampoldi est née en 1973 à Bolzano/Bozen, dans le Haut-Adige/Tyrol du Sud italien, dans une famille bilingue et biculturelle. Elle est la fondatrice de l’association ProMosaik pour le dialogue interculturel et interreligieux, qui s’engage pour la paix et les droits humains. Elle est membre de Tlaxcala.

Source : http://www.tlaxcala-int.org