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20 ans après la dévaluation : Quel avenir pour le franc Cfa ?

Par Demba Moussa Dembélé

D 14 mars 2014     H 20:09     A Demba Moussa Dembélé     C 0 messages


Le franc Cfa est parmi les symboles de cette absence de souveraineté pour les pays africains. Donc, une rupture avec ce système est nécessaire, avec la création d’une monnaie souveraine, qui est une des conditions majeures à la mise en œuvre de politiques industrielles destinées à créer de la valeur et des emplois ajoutée au niveau national et sous-régional.

« La monnaie n’est pas un sujet technique, mais politique, qui touche à la souveraineté et à l’indépendance des nations » - Edouard Balladur (ancien Premier ministre français, Le Monde, 9 février 1990).

« La France est le seul pays au monde à avoir réussi l’extraordinaire exploit de faire circuler sa monnaie – rien que sa monnaie – dans des pays politiquement libres » (Joseph Tchundjang Pouémi, économiste camerounais, auteur de Monnaie, servitude et liberté : la répression monétaire de l’Afrique).

INTRODUCTION

Il y a 20 ans, le 12 janvier 1994, la France et le Fonds monétaire international (Fmi) imposaient aux pays africains membres de la Zone Franc la dévaluation du franc Cfa. Dans la foulée, fut créée L’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa). Cet évènement avait montré de façon éloquente que les pays africains n’avaient aucune souveraineté sur leurs politiques monétaires, largement dictées par les intérêts de la France et le credo monétariste du Fmi, de la Banque de France et de la Banque centrale européenne.

Les « avantages » qui étaient attendus de l’utilisation du franc Cfa n’étaient qu’un mirage. En effet, il n’a ni favorisé l’intégration sous-régionale ni la croissance économique, encore moins le développement. C’est pourquoi l’argument central de ce papier est que tant que la question de la souveraineté monétaire ne sera pas résolue, conformément aux besoins et priorités de développement des pays africains, il serait illusoire de prétendre au développement réel de ces pays. La monnaie est un maillon essentiel de la souveraineté d’un pays et un instrument-clé d’un Etat qui entend contrôler son processus de développement. (1) Une monnaie souveraine est une des conditions primordiales pour la formation d’un véritable marché sous-régional, sans lequel il ne peut y avoir de politiques d’industrialisation viables. (2)

On sait par exemple, comment les Etats développementistes, en Asie du Sud Est et en Corée du Sud, ont utilisé la politique monétaire et fiscale pour promouvoir les secteurs stratégiques de leurs économies, les transformant ainsi en « Tigres » et autres « Dragons » de l’économie mondiale.

La question de l’industrialisation avait été soulignée avec force lors de la réunion conjointe Cea-Union africaine, tenue à Abidjan (Côte d’Ivoire) fin mars 2013

BREVE PRESENTATION DE LA ZONE FRANC

Le franc Cfa a été créé par le Général de Gaulle le 25 décembre 1945, après la Libération de la France de l’occupation nazie, grâce en partie à l’immense sacrifice des soldats africains. A l’origine, le sigle Cfa signifiait « colonies françaises d’Afrique ». De nos jours, il signifie « coopération financière africaine ». A part les Comores, il y a 14 pays africains qui utilisent le franc Cfa, dont huit (8) en Afrique de l’Ouest (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo) et six (6) en Afrique centrale (Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée-Equatoriale et Tchad).

LES INSTITUTIONS DE LA ZONE FRANC

Au niveau des pays africains, le fonctionnement de la Zone Franc repose sur les institutions que sont la Conférence des chefs d’État, le Conseil des ministres, les Banques centrales et les Comités nationaux de crédit.

LA CONFERENCE DES CHEFS D’ETAT
La Conférence des chefs d’État est l’organe suprême de la Zone Franc. Les décisions des chefs d’État sont prises à l’unanimité. La Conférence des chefs d’État décide de l’adhésion de nouveaux membres, prend acte du retrait et de l’exclusion des membres de l Union.

LE CONSEIL DES MINISTRES
Pour ce qui concerne l’Uemoa, le Conseil des ministres « assure la direction de l’Union, définit la politique monétaire et de crédit, pourvoit au financement de l’activité et du développement économique des États de l’Union et décide de la modification de la parité de l’unité monétaire de l’Union », selon les Statuts de la Bceao.

Dans la réalité, l’expérience a montré que les pouvoirs reconnus statutairement à la Conférence des chefs d’État et au Conseil des ministres sont fictifs. Par exemple, la dévaluation de 1994 avait été décidée unilatéralement par la France, comme le confirme cette déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre français à l’époque, « Le franc Cfa a été dévalué en 1994 à l’instigation de la France, parce qu’il nous a semblé que c’était la meilleure formule pour aider ces pays dans leur développement. » (3)

LES BANQUES CENTRALES
En Afrique de l’Ouest, il y a la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao), basée à Dakar, et qui est l’Institut d’émission des 8 pays membres de l’Uemoa. Son homologue en Afrique centrale est la Banque des Etats de l’Afrique centrale (Beac), basée à Yaoundé (Cameroun), qui représente les 6 pays membres de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). Les deux Banques ont des Comptes d’Opérations au niveau du Trésor français. C’est un des mécanismes de fonctionnement de la Zone Franc

LES MECANISMES DE FONCTIONNEMENT DE LA ZONE FRANC

Les accords qui fondent la Zone Franc reposent sur quatre piliers essentiels :

 La parité fixe des taux de change entre les monnaies qui la composent, sans limitation de montant. Les francs Cfa des deux sous-régions africaines (Afrique centrale et Afrique de l’Ouest) ont une parité fixe entre elles et convertibles entre elles.

 La garantie de convertibilité illimitée du Trésor français pour les monnaies émises par les différents instituts d’émission africains de la Zone Franc.

 La liberté de transfert à l’intérieur de la Zone, c’est-à-dire à l’intérieur de chaque sous-région, entre les sous-régions et enfin entre chacune d’elles et la France. Donc, pas de contrôle des changes à l’intérieur de la Zone Franc.

 La centralisation des réserves de change, qui se fait à deux niveaux. Les États centralisent une partie de leurs réserves au niveau de leurs Banques centrales. L’autre partie des réserves est centralisées au niveau du Trésor français. En effet, en contrepartie de la « garantie » de convertibilité illimitée du franc Cfa par la France, les Banques centrales africaines sont tenues de déposer, auprès du Trésor français sur des Compte d’Opérations 50 % de leurs avoirs extérieurs nets.

LES AVANTAGES ILLUSOIRES DU FRANC CFA

Si l’on en croit ses partisans, les quatre principes de fonctionnement indiqués ci-dessus et le rattachement à une monnaie forte, comme l’euro, comporteraient plusieurs « avantages » pour les pays africains utilisant le franc Cfa. Parmi ces hypothétiques « avantages », on cite la « stabilité macroéconomique » qui favoriserait une croissance durable ; l’absence de risque de change qui créerait un environnement favorable pour attirer les investissements étrangers et la promotion de l’intégration des pays membres. Mais l’expérience de plus d’un demi-siècle a prouvé que ces « avantages » et d’autres « atouts » sont illusoires.

ZONE FRANC ET CROISSANCE ECONOMIQUE
Par exemple, on affirme le taux de change fixe avec une monnaie forte comme l’euro et le faible taux d’inflation qui en découle confèrent la « stabilité » macroéconomique aux pays africains, ce qui constituerait un « atout » pour stimuler la croissance économique. Mais l’expérience a encore démenti une telle affirmation. Comme on le montrera plus loin, les pays africains de la Zone Franc font partie des plus « pauvres » d’Afrique.

LA ZONE FRANC ET LES FLUX DE CAPITAUX
Les quatre principes sur lesquels repose le fonctionnement de la Zone Franc, notamment la libre circulation des capitaux entre les pays africains et la France, ôtent tout contrôle à la Banque centrale sur les mouvements de capitaux à l’intérieur de la Zone et affaiblissent son action au niveau des mouvements de capitaux entre celle-ci et les pays tiers. Ce double handicap explique les fuites massives de capitaux hors Zone Franc, que l’on observe notamment pendant les périodes de crise politique ou économique.

Par exemple, la liberté de transfert des capitaux au sein de la Zone entre les pays africains et la France a permis un rapatriement colossal des bénéfices des investisseurs français et autres vers leurs maisons-mères et un exode des revenus des ménages expatriés vers leur pays d’origine. Ainsi, entre 1970 et 1993, les investissements étrangers dans les pays africains de la Zone Franc étaient estimés à 1,7 milliard de dollars tandis que le rapatriement des bénéfices et des revenus d’expatriés se serait élevé à 6,3 milliards de dollars au cours de la même période, soit près de quatre fois le niveau des investissements étrangers, selon Nicolas Agbohou. Ces chiffres infirment le point de vue selon lequel la « stabilité » de la Zone Franc favoriserait les investissements directs étrangers (Ide). Les pays africains qui reçoivent le plus d’Ide sont ceux qui sont riches en pétrole et en ressources minières, pas nécessairement ceux ayant des monnaies « stables ».

LA ZONE FRANC ET L’INTEGRATION SOUS-REGIONALE
Contrairement aux affirmations de ses partisans, le franc Cfa n’a pas non plus contribué à l’intégration des pays membres.

IMPORTATIONS : Par exemple, le graphique 3 montre qu’entre 2007 et 2011 le niveau des importations à l’intérieur de l’Uemoa était de moins de 12% de leurs importations totales, tandis que ce niveau était inférieur à 4% au sein de la CEMAC. En outre, les échanges intra-Uemoa sont concentrés entre trois pays : la Côte d’Ivoire, le Mali et le Sénégal. Par ailleurs, le graphique montre que le niveau des importations entre l’Uemoa et la Cemac sont négligeables, durant la même période.

EXPORTATIONS : Au niveau des exportations, les échanges intra-Uemoa ont dépassé 14% en 2007, 2008 et 2010. Par contre, au sein de la Cemac, les échanges sont négligeables, avec un niveau inférieur à 2%, tandis que les échanges entre les deux communautés tournent autour d’une moyenne de 2% entre 2007 et 2011.

En conclusion, les pourcentages des importations et des exportations indiqués ci-dessus sont des moyennes concernant les pays membres de chaque Communauté. Ils peuvent toutefois masquer des niveaux d’échanges plus significatifs entre deux pays de la même Communauté, comme entre le Sénégal et le Mali ou entre la Côte d’Ivoire et le Mali. Mais il reste constant que l’existence d’une monnaie commune n’a en rien favorisé l’intégration économique des pays africains. Au contraire, le franc Cfa a été un instrument visant à perpétuer les relations horizontales entre la France et ses anciennes colonies.

ZONE FRANC ET DEVELOPPEMENT DES PAYS AFRICAINS

Au vu de ce qui précède, la Zone Franc ressemble fort à un piège dans lequel la France a enfermé ses ex-colonies, qui utilisent une monnaie sur laquelle ils n’exercent aucune souveraineté, aucun contrôle. Si bien qu’ils n’ont aucune possibilité de l’utiliser comme instrument de politique économique en cas de chocs exogènes ou internes. Ensuite, les principes de fonctionnement de la Zone Franc constituent une hypothèque sur les possibilités de développement de ces pays en permettant une fuite massive des capitaux du fait du libre transfert entre la France et les pays africains, comme indiqué plus haut.

Enfin, le franc Cfa ne reflète pas les fondamentaux des économies africaines, comme l’illustre la structure des prix qui a peu de rapport avec le niveau de vie de ces pays. Par exemple, on a remarqué que les capitales des pays africains utilisant le franc Cfa sont celles où le coût de la vie est parmi les plus élevés en Afrique. En outre, les mécanismes évoqués ci-dessus et les contraintes institutionnelles liées à la « garantie » de convertibilité du franc Cfa par la France obligent les Banques centrales africaines à suivre des politiques monétaires qui condamnent les pays membres au sous-développement et à l’extraversion de leurs économies.

LE BILAN ECONOMIQUE ET SOCIAL PEU ENVIABLE DES PAYS CFA
Sur le plan économique et social, le bilan des pays africains membres de la Zone Franc au cours des 50 dernières années est tout simplement accablant. Par exemple, sur les huit pays membres de l’Uemoa, sept sont classés comme « pays moins avancés » (Pma) par les Nations-Unies et l’autre, la Côte d’Ivoire, comme « pays pauvre très endetté » (Ppte) par le FMI. Selon la Cnuced, dans les Pma africains, près de 6 habitants sur 10 vivent avec l’équivalent de 1,25 dollar par jour, tandis que près de 9 habitants sur 10 vivent avec l’équivalent de 2 dollars par jours (Cnuced, 2010).

Il y a certes plusieurs facteurs qui expliquent cette situation, mais incontestablement, la question monétaire est parmi les facteurs les plus importants. Une illustration est donnée par la problématique du financement des économies des pays africains.

DES POLITIQUES MONETAIRES QUI PENALISENT LES ECONOMIES DES PAYS MEMBRES

Pour rappel, les pays africains doivent déposer la moitié de leurs réserves de change en France, en échange de la « garantie » de la convertibilité du franc Cfa. Cela donne à celle-ci le droit de contrôler étroitement la politique monétaire et même les politiques économiques des pays africains, grâce, entre autres, à la présence de deux Administrateurs français ayant les mêmes pouvoirs et prérogatives que les autres membres. En effet, les liens institutionnels avec la France contraignent les Banques centrales africaines à adopter des politiques monétaires contraires aux intérêts des économies des pays membres.

PRIORITE A LA LUTTE CONTRE L’INFLATION
En Afrique de l’Ouest, la Bceao donne la priorité à la lutte contre l’inflation, tout comme la Bce, alors que les pays africains ont des problèmes d’expansion de leurs capacités de production et de création d’emplois pour des millions de citoyennes et de citoyens, notamment les jeunes. Cette politique de la Bceao est d’autant plus absurde que même dans les grands pays en crise, les Banques centrales ont pris leur distance à l’égard de l’orthodoxie monétariste. Aux Etats-Unis, la Réserve fédérale suit une politique monétaire agressive depuis l’éclatement de la crise en septembre 2008, dans le but de faire face à la récession et de faire redémarrer l’économie. C’est ainsi que le taux directeur de la Fed oscille entre 0 et 0,25%, sans doute le plus bas depuis peut-être la Grande Dépression des années 1930. Dans le même temps, la Fed a injecté des dizaines de milliards de dollars de liquidités chaque mois. A ce jour, on estime qu’elle a mis dans le circuit économique plus de deux mille milliards de dollars depuis août 2008.

La Banque centrale européenne (Bce) n’est pas en reste. En dépit de l’aversion de l’Allemagne à l’intervention de la Bce, celle-ci a décidé de racheter les dettes des pays européens en difficulté dans le but de prévenir l’effondrement de leurs économies et les risques d’éclatement de la zone euro. Au Japon, troisième économie mondiale, depuis l’arrivée au pouvoir de l’actuel Premier ministre, Shinzo Abe, la Banque du Japon (la Banque centrale) a emboîté le pas à la Fed en menant une politique monétaire très agressive, et cela malgré les critiques des pays européens et du FMI. Pour lui, la priorité est la lutte contre la déflation due à une économie anémiée depuis bientôt une dizaine d’années.

REDUCTION DES CONCOURS AUX TRESORS PUBLICS
Toujours au nom de la croisade anti-inflationniste, la Bceao a décidé de supprimer l’article 16 de ses Statuts, qui autorisait les concours aux Trésors des Etats à hauteur de 20% des recettes fiscales de l’année écoulée. Cela condamne les Etats membres, parmi les plus « pauvres » du monde (des Pma) à dépendre de sources de financement extérieur public ou privé (émission de bons du Trésor ou d’obligations sur les marchés financiers) ou encore des prêts octroyés par les institutions financières internationales avec les conditionnalités draconiennes que l’on sait. Pire encore, une telle politique rend les pays membres de plus en plus dépendants « d’aides budgétaires » des pays occidentaux, ce qui réduit encore un peu plus leurs marges d’action et les rend plus vulnérables aux pressions extérieures.

FAIBLE CONTRIBUTION AU FINANCEMENT DE L’ECONOMIE
La dépendance à l’égard du financement extérieur est aggravée par le fait que le système bancaire national contribution très peu au financement des économies des pays africains, surtout pour les petites et moyennes entreprises (Pme), qui constituent l’essentiel du tissu industriel de ces pays. Par exemple, au Sénégal, la deuxième économie de l’Uemoa, le système bancaire ne participe qu’à hauteur de 19% du Pib au financement de l’économie, selon un membre du patronat sénégalais. (4)

Le président de la Commission de l’Uemoa a d’ailleurs publiquement déploré et même dénoncé la faiblesse du financement bancaire pour les économies de l’Union. Cela est surtout dû au fait que les banques chargent des taux d’intérêt très élevés de l’ordre de 12% sur leurs prêts aux Pme alors que les taux obligataires pour les Etats sont d’environ 6%. Fustigeant le comportement des banques commerciales au sein de l’Uemoa, un représentant du secteur privé sénégalais affirme qu’au Sénégal « les banques sont frileuses et ne font que récupérer l’épargne des clients ». (5)

Cette situation fait que les banques commerciales disposent d’énormes liquidités. Cela contribue à affaiblir le rôle de la Banque centrale, qui n’exerce pas de véritable contrôle sur les taux d’intérêt et a peu d’influencer sur les politiques de prêt des banques commerciales. D’ailleurs, le gouverneur de la Bceao a implicitement reconnu cela quand le président du Sénégal, Macky Sall, avait évoqué le coût élevé des taux d’intérêt au sein de l’Uemoa, lors de la célébration du 50e anniversaire de la Bceao. Le gouverneur avait avoué l’impuissance de son institution face aux banques primaires, en soulignant que la seule chose envisageable était d’engager des négociations avec ces dernières pour qu’elles acceptent de baisser leurs taux d’intérêt. Lorsque le Comité de politique monétaire de la Bceao avait baissé ses taux directeurs de 25 points de base, le Gouverneur s’était contenté de dire « logiquement, les banques doivent suivre » ! (6)

LA ZONE FRANC VIOLE LA SOUVERAINETE MONETAIRE DES PAYS AFRICAINS

La souveraineté monétaire, c’est le pouvoir de décider de l’émission de monnaie et de la mise en œuvre de la politique monétaire dans un pays en vue d’atteindre les objectifs économiques et sociaux définis souverainement par ce pays. Dans tous les pays africains membres de la Zone Franc, les Constitutions contiennent des articles qui stipulent que la « souveraineté appartient au peuple » et que le peuple souverain décide de la politique monétaire par « l’intermédiaire de ses représentants ». Dans les pays de l’Uemoa, toutes les Constitutions disent que l’émission et la politique monétaire sont des « actes souverains ». Mais la réalité montre autre chose, car encore faudrait-il avoir sa propre monnaie !

Théoriquement, dans cette Union, la responsabilité de la politique monétaire revient au Conseil des ministres des pays membres, la conduite de la politique monétaire est confiée au Conseil d’Administration de la Bceao et son exécution est confiée au gouverneur de celle-ci, avec le concours des Comités nationaux de crédit.

Mais les engagements de la France à « garantir la convertibilité illimitée du franc Cfa » ont pour contrepartie l’abandon de la souveraineté des pays africains sur leur politique monétaire. En fait, les accords signés avec la France assurent à celle-ci la tutelle sur les politiques monétaires des pays de l’Uemoa, comme l’illustrent les mécanismes de fonctionnement de la Zone et les politiques monétaires de la Bceao et de la Beac, rappelés plus haut.

Depuis la dévaluation de 1994, on a continué d’ôter aux pays africains la petite illusion de « souveraineté » monétaire qu’ils avaient encore. En effet, après la réforme de 2010, la Bceao, suivant en cela la mode dans les pays occidentaux, est devenue « indépendante » par rapport aux Etats membres et supprimé son concours à ces derniers. Et elle a mis sur pied un Comité de politique monétaire (Cpm), chargé de la définition et de la conduite de la politique monétaire, dans lequel siège un représentant du Trésor français avec voix délibérative. Le Président de la Commission de l’Uemoa n’a qu’une voix consultative !

L’épisode de la dévaluation de 1994 fut sans doute l’illustration la plus éloquente de la perte de souveraineté des pays africains sur leur « monnaie », le franc Cfa. En effet, les chefs d’Etat et de gouvernement présents à Dakar furent enfermés pendant des heures dans un grand hôtel de la capitale sénégalaise, en compagnie du ministre français de la Coopération et le directeur du Trésor français, (8) accompagnés du directeur général du Fonds monétaire international (Fmi), venus les informer de la dévaluation, décidée par la France, avec le soutien du Fmi.

On remarquera que ni le président de la République française de l’époque, François Mitterrand, ni son Premier ministre, Edouard Balladur, n’avaient daigné faire le déplacement à Dakar. Cela montre le degré de « considération » qu’ils avaient pour les chefs d’Etat et de gouvernement africains !

Les péripéties de cette humiliation ont été relatées par un journal de la manière suivante : « A Dakar, 14 chefs d’Etat et de gouvernement africains se sont retrouvés, trente heures durant, en situation d’otages, obligés de signer afin de recouvrer la liberté. » Ont-ils tiré la leçon de cette terrible humiliation ? Apparemment non, puisqu’on ne remarque aucune velléité de rupture, de remise en cause du system actuel.

PLAIDOYER POUR UNE MONNAIE SOUVERAINE

Pour mieux comprendre à quel point les pays africains ont hypothéqué toute possibilité de développement en acceptant d’utiliser une monnaie émise par la France pour préserver ses intérêts et perpétuer sa domination, arrêtons-nous brièvement sur la nature de la monnaie.

NATURE DE LA MONNAIE
La monnaie est au cœur de l’économie moderne. C’est l’une des pièces essentielles du fonctionnement des économies. L’évocation de la « guerre des monnaies » entre la Chine et les Etats-Unis est une illustration éloquente du rôle-clé que joue la monnaie dans l’économie d’un pays et dans les relations économiques et financières internationales.

LA DIMENSION SOCIALE DE LA MONNAIE
Dans les manuels d’économie, on attribue généralement trois fonctions à la monnaie, comme unité de compte ; intermédiaire des échanges et réserve de valeur. La fonction d’unité de compte permet de comparer entre elles les grandeurs économiques, en donnant à chacune une valeur monétaire. La fonction d’intermédiaire des échanges permet des transactions entre biens et services et élimine le troc, échange direct de quantités physiques de biens, qui est un procédé compliqué dont les limites sont évidentes. Enfin, la fonction de réserve de valeur confère à la monnaie un caractère de temporalité et en fait un lien entre le présent et l’avenir.

Mais la monnaie ne se réduit nullement à ces trois fonctions. Elle a une dimension sociale et politique, parce qu’elle influence les actes quotidiens des individus. Donc, la monnaie joue le rôle de lien social, c’est-à-dire est l’expression de relations sociales. Karl Marx a démontré que derrière la production et la circulation de biens, ce sont des relations sociales, des rapports entre des êtres humains concrets qui s’expriment. Mais la monnaie n’est pas une simple marchandise comme les autres. Elle est « l’équivalent général », l’étalon par lequel se mesurent toutes les autres marchandises. Par conséquent, elle est l’expression la plus achevée des rapports sociaux.

Donc, la monnaie possède une dimension sociale très importante dont ne peuvent rendre compte les trois fonctions indiquées plus haut. C’est pourquoi certains économistes soutiennent que la monnaie est un instrument de socialisation des individus. Elle est classée comme une institution dont la mission première est de servir le bien public. Comme telle, la monnaie est un bien collectif appartenant à toute la société. Elle ne peut donc être privatisée. Voilà pourquoi l’émission de monnaie est du ressort exclusif de l’Etat, comme symbole d’unification et de représentation de la volonté collective d’un pays.

LA MONNAIE EST UN DES SYMBOLES DE SOUVERAINETE D’UN PAYS
Cette exclusivité de l’émission de monnaie par l’Etat est aussi liée au fait que la monnaie est un symbole de souveraineté, un symbole renforcé par sa dimension sociale et politique. Le pouvoir de battre monnaie a toujours été reconnu comme attribut de la souveraineté nationale. Ceci explique que la création d’une monnaie nationale soit parmi les premiers actes d’affirmation de cette souveraineté pour un pays qui conquiert sa liberté, son indépendance. C’est pourquoi c’est l’Etat en tant que symbole de la puissance publique qui a seul le droit d’émettre la monnaie utilisée dans l’ensemble de l’espace sous sa juridiction (Ruffini, 1996).

Donc, la monnaie, tout comme le drapeau ou l’hymne national, fait partie des symboles qui expriment la souveraineté d’un pays. Et cette souveraineté ne peut être octroyée : elle se conquiert de haute lutte. Dans la crise mondiale actuelle, on voit la marge de manœuvre dont disposent les pays qui exercent une pleine souveraineté sur leur monnaie en ayant recours à des ajustements dans leurs politiques monétaires (taux de change ; taux d’intérêt ; octroi de liquidités au système bancaire) pour mieux faire face à la crise.

Au vu de tout ce qui précède, le franc Cfa est le symbole d’une souveraineté confisquée, un instrument de domination et de frein au développement des pays africains.

SANS MONNAIE SOUVERAINE, PAS DE DEVELOPPEMENT
Est-il possible pour le Sénégal de se développer seul en dehors des pays de la sous-région, c’est-à-dire en dehors de l’intégration sous-régionale ? Une autre question fondamentale : est-il possible pour ces pays « d’émerger » dans le cadre du système capitaliste actuel et en respectant les règles définies par les pays les plus puissants pour maintenir leur domination ? N’est-il pas indispensable de rompre d’avec le paradigme actuel, en amorçant une certaine déconnexion ? Un des principaux éléments de cette déconnexion est la fin du franc Cfa et la naissance d’une monnaie souveraine. En effet, il ne peut y avoir d’émergence sans ruptures et remises en cause de la présente situation et la construction de nouvelles institutions adaptées aux besoins des pays africains. On ne peut émerger si l’on n’a pas de souveraineté sur ses politiques.

Le franc Cfa est parmi les symboles de cette absence de souveraineté pour les pays africains. Donc, une rupture avec ce système est nécessaire, avec la création d’une monnaie souveraine, qui est une des conditions majeures à la mise en œuvre de politiques industrielles destinées à créer de la valeur et des emplois ajoutée au niveau national et sous-régional.

CONCLUSION & RECOMMANDATIONS

Cette contribution a développé des arguments et évoqué des faits qui tous concourent à la même conclusion : le franc Cfa n’est pas un instrument de développement pour les pays africains. Au contraire, il est l’un des principaux obstacles à ce développement. Par conséquent, il est impératif de mettre fin à son utilisation et d’adopter une monnaie souveraine. Dans cette perspective, il faut soutenir le processus en cours au niveau de la Cedeao, visant à créer une monnaie commune à tous les pays membres, à l’horizon 2020. Mais pour atteindre cet objectif, la pression sur les dirigeants, notamment ceux de l’espace Uemoa, doit être maintenue et même intensifiée.

Par ailleurs, la création d’une monnaie souveraine exige des changements profonds, voire des sacrifices, pour assurer la réussite de la rupture. Ces changements sont d’ordre économique, social, politique et même psychologique. Il faudrait même des sacrifices que les leaders et les populations doivent être prêts à supporter s’ils tiennent à recouvrer leur souveraineté, leur indépendance et leur dignité. En effet, le chemin vers l’émancipation et la liberté de décider pour soi-même exige nécessairement des sacrifices.

L’une des conditions de succès de la rupture est l’instauration d’une discipline rigoureuse dans la gestion des finances publiques, avec notamment des déficits budgétaires contenus dans des limites raisonnables. Autrement dit, il faudra retenir que la réussite d’une telle entreprise dépendra dans une très large mesure d’une gestion rigoureuse non seulement de la monnaie mais également de l’économie et surtout du secteur public pour limiter ses déficits et leur impact sur les finances publiques.

Une deuxième condition essentielle de réussite est l’institution d’un contrôle des changes et la surveillance des mouvements de capitaux dans la zone considérée. En effet, la création d’une monnaie africaine autonome est incompatible avec une politique de liberté des changes, du moins durant une certaine période. Ce contrôle des mouvements de capitaux est essentiel pour une gestion rigoureuse des réserves de change. Une condition étroitement liée à celle-ci est la réorganisation en profondeur du système bancaire et la redéfinition de son rôle dans la nouvelle configuration monétaire et financière.

Au plan macroéconomique, social et politique, la réussite de la nouvelle monnaie dépendra de l’observation d’un certain nombre de comportements.

La modification des habitudes de consommation des citoyens et des Etats qui devront privilégier la consommation et l’utilisation de biens et services produits localement. Cela est surtout important pour les produits agricoles, dans le but de développer l’agriculture qui peut être à la fois une grande source d’emplois et de demande pour le secteur industriel et les services.

Dans la même optique, l’Etat et le secteur privé devraient donner la priorité à l’utilisation des ressources locales et de l’expertise nationale. Par exemple, L’Etat devra privilégier les entreprises nationales – artisanales et industrielles - dans la commande publique et donner la priorité à l’expertise nationale ou sous-régionale, dans l’exécution de ses projets.

Pour réduire davantage la sortie inutile de devises, il faudra adopter de nouvelles politiques fiscales qui taxeraient lourdement les produits de luxe dont les importations contribuent fortement à la sortie de devises et au déficit de la balance des paiements. Une telle mesure
renforcerait la politique visant à changer les habitudes de consommation des citoyens, comme indiqué plus haut. Dans le même ordre d’idées, il faudra envisager de taxer plus lourdement les hauts revenus qui sont les plus grands consommateurs de produits de luxe importés.

Par ailleurs, l’Etat doit diminuer de manière drastique son train de vie (réduction du nombre de ministères et des privilèges liés à leurs fonctions ; élimination de dépenses de prestige inutiles, réduction des représentations à l’étranger, etc.). Pour renforcer cette politique, des corps de contrôle indépendants de l’Exécutif veilleront à faire respecter une stricte discipline budgétaire à tous les démembrements de l’Etat, y compris la Présidence.

La réussite de la rupture dépendra enfin de la réduction de la dépendance à l’égard des pays étrangers, en s’efforcer de mobiliser davantage des ressources internes par des politiques fiscales et monétaires novatrices, pilotées par un véritable Etat développementiste, comme le recommandent la CEA (2011) et la Cnuced (2007).

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** Demba Moussa Dembélé Demba Moussa Dembélé, président de l’Africaine de recherche et de coopération pour l’appui au développement endogène (Arcade)

*** Ce texte est une version abrégée d’une communication préparée pour les « Journées de l’économie sénégalaise », organisées les 27 et 28 septembre 2013, par le Ministère de l’Economie et des Finances, le Centre de Recherches Economiques Appliquées (CREA) et la FASEG, sur le thème « intégration régionale et émergence économique dans les pays de l’UEMOA, enjeux et perspectives »

**** Les opinions exprimées dans les textes reflètent les points de vue des auteurs et ne sont pas nécessairement celles de la rédaction de Pambazuka News

QUELQUES REFERENCES & LECTURES UTILES

 Agbohou, Nicolas. Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique. Editions Solidarité Mondiale, 2008. Nouvelle Préface du Professeur François Ndengwe, Préface du Professeur Grégoire Biyogo et Postface du Professeur Jean Ziegler

 Ben Hammouda, Hakim et Kassé, Moustapha (éd), L’avenir de la zone franc. Perspectives africaines. Collection Bibliothèque du CODESRIA, Codesria-Karthala, 2001

 Cea et Ua, Rapport économique sur l’Afrique 2011. Gérer le développement : le rôle de l’Etat dans la transformation économique. Addis Abéba (Ethiopie), 2011

 Cnuced, Rapport sur les pays les moins avancés, 2010. New York & Genève : Nations-Unies

 Le développement économique en Afrique. Retrouver une marge d’action : la mobilisation des ressources intérieures et l’Etat développementiste. New York & Genève : Nations-Unies, 2007

 Dembélé, Demba Moussa, « Le franc Cda en sursis » Paris, Le Monde Diplomatique, juillet 2010

 « Monnaie, souveraineté et développement économique en Afrique : préparer la levée de l’hypothèque du franc CFA », Perspective Africaine, revue panafricaine de projection stratégique, No. 002/2008, pp. 172-183

 Dufrénot, Gilles, « Le franc Cfa face aux turbulences de la zone euro », Géopolitique Africaine, No. 43- Deuxième trimestre 2012, pp.187-197

 Enda Syspro, Politique monétaire et développement du marché régional en Afrique de l’Ouest. Les défis du franc CFA et les enjeux d’une monnaie unique dans l’espace CEDEAO, Dakar : Enda, Séries Analytiques No. 002, juin 2011

 Politique industrielle régionale et développement du secteur privé en Afrique de l’Ouest, Dakar : Enda, Séries Analytiques No. 001, juin 2011

 Tchundjang Pouémi, Joseph, Monnaie, servitude et liberté : la répression monétaire de l’Afrique », Editions Ménaibuc, Yaoundé, 1981 ; deuxième édition, Paris, 2000.

NOTES

1 - On sait par exemple, comment les Etats développementistes, en Asie du Sud Est et en Corée du Sud, ont utilisé la politique monétaire et fiscale pour promouvoir les secteurs stratégiques de leurs économies, les transformant ainsi en « Tigres » et autres « Dragons » de l’économie mondiale

2 - La question de l’industrialisation avait été soulignée avec force lors de la réunion conjointe CEA-Union africaine, tenue à Abidjan (Côte d’Ivoire) fin mars 2013

3 - Déclaration dans Jeune Afrique Economie, no. 178, du mois d’avril 1994

4 - Voir Le Quotidien, 21 août 2013, p. 6. L’ancien Gouverneur de la BCEAO, Charles Konan-Banny, a reconnu la faiblesse du financement bancaire dans les pays de l’UEMOA mais en essayant d’en faire porter la responsabilité plus aux entreprises qu’aux banques elles-mêmes. Voir son interview au journal Le Quotidien du 12 octobre 2012, p. 9

5 - Voir Le Quotidien du 8 juin 2012, p.13

6 - Voir EnQuête, du 7 mars 2013, p.4 et Le Soleil, du 9 avril 2013, p.6


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