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7 Questions / Réponses sur la dette des pays africains et leur financement

D 1er décembre 2021     H 05:00     A César Chantraine, Milan Rivié     C 0 messages


Nous accueillons Milan Rivié, membre du CADTM travaillant sur la dette des pays d’Afrique subsaharienne. Dans le contexte actuel, nous souhaitions lui poser une série de questions concernant la dette des pays de la région et leur financement.

1. En avril 2020, FMI, Banque mondiale et G20 ont lancé l’initiative de suspension du service de la dette (ISSD) pour répondre à l’endettement des pays du Sud dans un contexte de pandémie mondiale. Plus d’un an après son lancement, que penses-tu de celle-ci ?

Nous portons un regard très critique sur l’ISSD. Bien entendu, l’ISSD est bienvenue dans la mesure où les pays du Sud sont grandement impactés financièrement, économiquement, socialement et sanitairement par la pandémie. Il est donc nécessaire d’agir. Mais cette initiative, de l’aveu même du FMI, de la Banque mondiale et du G20, est extrêmement insuffisante.

De l’aveu même du FMI, de la Banque mondiale et du G20, l’ISSD est extrêmement insuffisante

Selon moi, on peut lister au moins cinq problèmes.

Premièrement, trop peu de pays sont concernés. En effet, seuls les pays financés par l’AID (Association internationale de développement) de la Banque mondiale, soit 77 pays, sont concernés. Et finalement cette liste a été réduite à 73 pays car 4 pays ont des arriérés de paiement envers la Banque mondiale et le FMI. Parmi ces pays on retrouve le Zimbabwe, mais aussi le Soudan, pays sous le feu des projecteurs il y a quelques semaines dans le cadre du Sommet sur le financement des économies africaines organisé à Paris en France. Mais je reviendrai plus tard sur cette opération de communication présentée comme une annulation totale de la dette soudanaise, ce qui est mensonger.

Au final, concernant l’ISSD, quasiment la moitié des pays en développement, dont certains sont en grande difficulté voire en défaut de paiement, comme le Liban, l’Argentine ou encore le Zimbabwe, s’en retrouvent purement et simplement exclus.

Deuxièmement, trop peu de créanciers sont concernés. L’ISSD ne s’applique qu’aux créanciers bilatéraux c’est-à-dire des États, qui sont aujourd’hui bien souvent minoritaires dans l’endettement des PED (Pays en développement). En effet, par ses caractéristiques, l’ISSD s’applique avant tout aux créanciers bilatéraux membres du Club de Paris, et également d’autres créanciers bilatéraux non-membres du Club sur une base volontaire. Mais dans les faits, la Chine, qui n’est pas membre du Club, première créancière du continent africain, et dans le top 3 au niveau mondial, n’est pas véritablement concernée.

De leur côté, la Banque mondiale et le FMI n’ont cessé de mener un double discours, en appelant les pays du G20 à annuler leurs créances, tout en refusant de s’appliquer la même discipline. La première s’est rangée derrière l’argument fallacieux de protéger sa note sur les marchés financiers, alors même qu’elle est une banque de développement et qu’elle dispose d’une garantie de 189 États membres. La seconde a avancé l’argument d’une disposition contraire à ses statuts, argument tout aussi fallacieux puisque le FMI a déjà procédé à des annulations dans le cadre de l’IADM (Initiative d’annulation de la dette multilatérale) en 2006.

Les intérêts des différentes catégories de créanciers - bilatéraux, multilatéraux et privés - ne sont pas nécessairement distincts. Quand un pays fait un geste sur ses créances bilatérales, mais qu’il ne fait rien pour engager les créanciers privés, c’est aussi une manière pour lui de protéger ses propres intérêts

Enfin, les créanciers privés, créanciers très largement majoritaires ne sont aucunement contraints d’annuler leurs créances, ils sont simplement invités à le faire. Mais plus d’un an après son lancement, aucun créancier privé n’a concédé quelconque restructuration, encore moins une annulation.

Il me semble par ailleurs important de s’arrêter quelques instants sur cette distinction des créanciers par catégorie, à savoir bilatéraux, multilatéraux et privés. Certes les conditions d’emprunts diffèrent selon ces 3 catégories, mais leurs intérêts – politique, économique, commerciaux, stratégiques – n’en sont pas pour autant complétement distincts. Comme leur nom l’indique, les créanciers multilatéraux, c’est-à-dire des banques de développement et le FMI, sont composés d’États membres. Quant aux créanciers privés on y retrouve banques et autres fonds d’investissements. Il ne faut pas se leurrer, quand un pays fait un geste sur ses créances bilatérales, mais qu’il ne fait rien pour engager les créanciers privés, c’est aussi une manière pour lui de protéger ses propres intérêts. On voit bien que la frontière entre la sphère politique et la sphère financière est extrêmement poreuse. Dans ce cadre, je vous laisse tirer vos propres conclusions quant aux raisons pour lesquelles on n’impose pas à la BNP Paribas, à la Deutsche Bank, etc. de participer à des restructurations de dette. C’est bien là toute la logique du « système-dette », un système de domination financier et politique.

Troisième problème, les conditionnalités et le chantage qui ont accompagné l’ISSD. Il faut savoir que toute demande d’ISSD est soumise à la signature préalable d’un accord avec le FMI, et comme vous le savez, le FMI ne prête jamais gratuitement. En contrepartie de l’ISSD, vous devez vous engagez à appliquer une série de réformes structurelles, les fameux plans d’ajustement structurel. Quoi qu’en dise le FMI, il est clair qu’ils sont toujours d’application.

A cela il faut ajouter le chantage exercé par les agences de notation, qui ont menacé, et appliqué dans certains cas, de dégrader la note souveraine des pays qui ont fait ou feront une demande d’ISSD, ce qui a pour conséquence directe de renchérir le coût de l’emprunt.

Quatrième problème, trop peu de volume de dette est concerné. L’ISSD concerne un maximum de 1,6 % de la dette des PED, c’est-à-dire 51 milliards $US sur une dette extérieure publique de 3200 milliards $US…

Enfin, le fardeau de la dette est simplement reporté. Comme son nom l’indique l’ISSD ne fait que différer le remboursement des dettes concernées à compter de l’année 2026. Ce report s’ajoutera au service de la dette de 2026 et des années suivantes, alors même que le fardeau de la dette est déjà insupportable pour nombre de ces pays et qu’il est fort improbable que les conséquences économiques, financières et sociales de la pandémie se soient complétement dissipées en 2026. A titre d’exemple, 10 ans après le début de la crise financière avec la crise des subprimes en 2007, nous ressentions toujours ces effets sur la dette, sur les emplois, sur les services publics, etc.

Au final, l’ISSD est bien en-deçà l’initiative PPTE lancée en 1996 suite à la crise de la dette du tiers monde des années 1980, alors même que l’on est dans une situation assez similaire, et que l’I-PPTE, sans rentrer ici dans le détail, était par ailleurs largement insuffisante également.

2. En novembre 2020, suite au lancement du Common Debt Framework par le G20, ce nouvel accord présenté comme « historique » indiquait que la Chine participerait aux restructurations de dettes. Considères-tu que cela marque une volonté nouvelle de coopération de la part de Pékin ?

Je ne pense pas que l’on puisse l’analyser de cette manière, et je vais tenter d’expliquer pourquoi.

D’abord, malgré les incessants appel du pied du Club de Paris, la Chine se refuse à le rejoindre, elle préfère faire cavalier seul et ne pas avoir à appliquer les règles de ce Club de créanciers bilatéraux qui n’a par ailleurs aucune forme de légitimité et qui devrait être purement et simplement dissout.

Il est très clair que la Chine ne représente pas une alternative de financement viable pour les pays du Sud. Elle agit, en bien des manières, comme les créanciers occidentaux l’ont toujours fait

Ensuite, avec l’ISSD et le Common Debt Framework, la Chine mène clairement un double discours. Comme je l’expliquais, l’ISSD ne s’applique qu’aux créances bilatérales. Le problème est que la Chine, premier créancier du continent Africain et d’une série de PED, considère qu’une grande partie de ses prêts ne sont pas bilatéraux mais privés, notamment ceux réalisés via sa banque de développement Exfim-bank. En agissant ainsi, une majorité de ses créances se retrouvent tout simplement exemptées de l’ISSD.

Enfin, la Chine jouit d’un tel poids économique aujourd’hui, et pour le moment à moindre échelle à un niveau politique et militaire, qu’elle est en mesure d’appliquer ses propres règles. Bien que cela résulte d’une pression exercée par le FMI et le G7, la Chine a rédigé et adopté unilatéralement son propre cadre sur la restructuration et la transparence de ses prêts en 2019. Elle a aussi créé sa propre banque de développement pour s’opposer à la Banque asiatique de développement (BAsD), qui est largement dominée par les intérêts occidentaux. C’est aussi elle qui a dicté les règles de fonctionnement lors de la création de la banque des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), la New Development bank.

En résumé, je dirais qu’il faut lire la politique de la Chine sur ce plan à deux niveaux. Un niveau public, où sous la pression du G7 et des grands médias qui ne cessent de critiquer, à raison, la politique de prêts de la Chine, sans pour autant balayer devant leurs propres portes. La Chine porte alors un discours public, de communication, visant à préserver son image ou tout du moins à édulcorer la réalité. Et un second niveau, je dirais dans les coulisses, où elle garde le contrôle total sur ses créances et les négociations envers ses débiteurs. Il est très clair que la Chine ne représente pas une alternative de financement viable pour les pays du Sud. Elle agit, en bien des manières, comme les créanciers occidentaux l’ont toujours fait.

3. Les 17 et 18 mai 2021 se tenaient à Paris le Sommet sur les financements des économies africaines. Selon toi, ce sommet se traduit-il réellement par un réel changement de paradigme de développement ?

Pour paraphraser Emmanuel Macron, toutes ses annonces sur la dette et le financement des économies africaines ne sont que de « la poudre de perlimpinpin »

Je dirais que c’est beaucoup de bruit pour pas grand-chose, et en soi de ce point de vue c’est un véritable succès pour Macron qui ne cesse de vouloir redonner à l’État français son rôle d’antan en Afrique. L’État français est toujours plus critiqué en Afrique et ne cesse de perdre de son influence face à la concurrence de la Chine, des pays du Golfe, des BRICS, sans oublier ses « concurrents » historiques avec les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, soit directement soit via leur multinationales. Depuis avril 2020, Macron s’est lancé dans une véritable opération de communication, d’abord en annonçant faussement une annulation massive des créances françaises sur les pays africains, ensuite avec le Consensus de Paris en novembre 2020, le sommet Afrique-France initialement prévu en juin 2020 à Bordeaux et finalement reporté en octobre 2021 à Montpellier et enfin début mai en annonçant en amont du Sommet sur le financement des économies africaines le lancement d’un New Deal pour l’Afrique. Mais pour le paraphraser, tout cela ce n’est que de la « poudre de perlimpinpin ».

D’abord quelle légitimité ont Macron et l’État français à se positionner en tant que leader sur la question des dettes africaines et du financement de ces pays ? Tout bonnement aucune.

Ensuite, aucune annonce crédible n’a été faite durant ce sommet. Comme l’ont brillamment décrit les économistes Daniela Gabor et Ndongo Samba Sylla, le Consensus de Paris, ou si vous préférez le New Deal, c’est un « Consensus de Wall Street ». On reprend les recettes du Consensus de Washington des années 1990, c’est-à-dire les plans d’ajustement structurel et l’ultralibéralisation, et on l’actualise à la sauce actuelle, à savoir toujours plus de financiarisation et de pouvoir donné aux intérêts privés. A ce sommet, on a de nouveau appuyé les Accords de partenariats économiques (APE) ainsi que la Zone de libre-échange Continentale africaine (ZLECAf), deux outils de libre-échange dont nous connaissons déjà les effets, des relations asymétriques de pouvoir entre l’Europe et l’Afrique, une libération totale des mouvements de capitaux, une destruction des économies locales et renforcer la dépendance de pays à l’exportation de matières premières et à l’importation de produits transformés. L’autre annonce, qui n’a rien d’inédite non plus, c’est le recours accru aux Partenariats-Public-Privé (PPP), ce mécanisme qui grosso modo privatise les profits, socialise les pertes, et favorise les investissements étrangers au détriment des secteurs locaux. Le tout, comme l’a indiqué et dénoncé la Cour des Comptes européennes pour ne citer qu’elle, provoquant un renchérissement du coût des projets et donc de la dette. Lorsque Macron déclame fièrement que « Nous sommes en train collectivement d’abandonner l’Afrique à des solutions qui datent des années 60 », je suis d’accord avec lui. Tout ce qu’il a proposé ces derniers temps correspond en tous points aux recettes néocoloniales habituelles. La forme change quelque peu, mais le fond reste profondément ancré. Il est de toute façon très clair que ni la France ni les principales économies mondiales n’ont intérêt à voir l’Afrique se développer. Les relations centres/périphéries de même que la division internationale du travail doivent perdurer afin qu’ils puissent conserver leur emprise politique, économique et militaire et dégager un maximum de profits.

Concernant le Soudan, ce qui s’est passé ce 17 mai, c’est une véritable opération de blanchiment de dettes odieuses

Il me semble également indispensable d’évoquer la question du Soudan. Il a été annoncé que la dette du Soudan allait être annulée, mais que ce soit très clair, dire sous cette forme « La dette du Soudan est annulée » c’est clairement mensonger. Pourquoi ? D’abord, car le Soudan devait au préalable rembourser la Banque mondiale, le FMI et la Banque africaine de développement (BAfD). Pour ce faire, plusieurs créanciers les ont remboursés par l’intermédiaire de prêts-relais. La dette est donc passée d’une main à une autre. Ensuite, l’opération dite d’annulation se comprend dans le cadre du Club de Paris et de l’Initiative PPTE, 25 ans après son lancement, soit un quart de siècle ! Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’une « annulation » dans ce cadre ne s’applique que sur la part bilatérale et qu’elle est soumise à la signature préalable d’un accord économique, un plan d’ajustement structurel, avec le FMI. De plus, il faut savoir que le Soudan était en défaut de paiement depuis 1984. Ses dettes sont issues de régimes dictatoriaux (Gaafar Nimeiry – 1969-85, Omar el-Béchir – 1989-2019), régimes volontairement soutenus par les puissances occidentales d’abord dans un contexte géopolitique de Guerre Froide, ensuite pour des intérêts économiques. La Banque mondiale, le FMI, l’État français et même la BNP Paribas ont volontairement soutenu ces régimes pour défendre leurs intérêts privés et contre l’intérêt des populations. En droit international, cela s’appelle une dette odieuse. Elle devrait donc être purement et simplement annulée sans aucune forme de conditionnalités. Ce qui s’est passé ce 17 mai c’est une véritable opération de blanchiment de dettes odieuses. Et que récolte le Soudan en contrepartie ? L’assurance de voir ses créanciers lui imposer un calendrier de réformes politiques néolibérales tout en lui imposant des investissements profitant aux intérêts du Nord. Lorsque l’État français annonce une annulation de 5 milliards de ses créances, il ment. En réalité, le Soudan va rembourser ces 5 milliards, et l’État français va les réinvestir dans le cadre d’un Contrat dit de désendettement et de développement (C2D), dans lequel il aura un pouvoir considérable pour décider dans quels secteurs et quelles entreprises vont investir. Ce n’est nullement un hasard que ces déclarations aient été faites devant le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux.

4. Selon toi, est-il vrai que le niveau élevé de la dette de pays comme la France, la Belgique, l’Allemagne, etc. ne pose pas de problème ? Au contraire, alors que le ratio dette/PIB des pays africains est bien inférieur, on répète régulièrement que cela constitue un problème pour eux. Qu’en est-il réellement ?

D’abord sur la France, c’est évidemment faux de dire que le niveau élevé d’endettement ne pose pas de problème. Ceux qui plaident cela se reposent sur le fait qu’actuellement les taux d’intérêt sont très faibles. Sauf que cette situation ne va pas durer éternellement, et lorsqu’ils remonteront, le coût de la dette également. Ensuite car l’État français et les pays de l’UE, par leur choix politique, sont totalement dépendant actuellement du marché obligataire. En l’état, et cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible de créer des alternatives, loin de là, l’État français est obligé de recourir aux emprunts privés. Ce sont eux qui font la pluie et le beau ici comme ailleurs, et ici comme ailleurs leurs prêts sont conditionnés. Ce qui m’amène à mon dernier point. Il ne faut pas oublier que la dette a un véritable coût social. Pas un mois ne se passe pour dire que la dette étant élevée, il faut se serrer la ceinture, réduire les dépenses, les budgets publics, etc. Il n’y a qu’à regarder les déclarations des différents gouvernements et les tribunes d’économistes orthodoxes. On voit bien que dans les secteurs des transports, de la justice, de l’éducation, et dans la santé il y a un sous-financement structurel ayant pour objectif de procéder à des privatisations et à imposer des logiques de profit dans ces secteurs ô combien important pour l’intérêt général et la justice sociale.

Il ne faut pas oublier que la dette a un véritable coût social

Maintenant pour l’Afrique pourquoi sont-ils plus facilement plombés que nous par le poids de leur dette ? Il y a de multiples raisons à cela. Premièrement, en comparaison des pays du Nord, leurs économies sont très faibles, ils disposent de budget et de marges de manœuvre bien plus réduites que dans les pays du Nord. Pour le dire rapidement, sur les 48 pays que compte l’Afrique subsaharienne, aucun n’est un pays à revenu supérieur, c’est-à-dire un pays développé selon la définition des Institutions financières internationales (IFI). 23 pays sont à faible revenu et 25 à revenu intermédiaire. Ensuite ces pays n’ont pas la possibilité de lever des fonds de manière souveraine dans les mêmes proportions que dans les pays du Nord, autant à une échelle nationale que régionale. Les banques centrales ou régionales ne sont pas en mesure de déployer des plans de financement à la hauteur de ce qui s’est fait dans l’UE ou aux États-Unis. Pour se financer, ils dépendent grandement des créanciers extérieurs, bilatéraux, multilatéraux ou privés qui comportent tous des contraintes importantes, soit avec des conditionnalités politiques soit avec des taux d’emprunt extrêmement élevés. Enfin ces pays sont extrêmement vulnérables aux facteurs exogènes. Les conséquences économiques et sociales directes de la pandémie en Afrique c’est une contraction du PIB de 2,1 % en 2020, une chute drastique des flux financiers extérieurs (investissements directs étrangers, aide publique au développement, envois de fonds de la diaspora), la dépréciation d’une majorité de devise, une hausse vertigineuse de l’endettement extérieur, une insécurité alimentaire dans certaines régions, et 69 millions d’Africain·es supplémentaires – principalement des femmes – poussé·es dans l’extrême pauvreté d’ici la fin 2021, portant à 40,2 le pourcentage d’Africain·es vivant avec moins de 1,90 $US par jour, indicateur par ailleurs hautement discutable tant il est sous-évalué. Et à tout cela, il faut ajouter une série de mécanisme de domination, soit commerciaux, soit monétaires, soit financiers, soit politiques, qui maintiennent l’Afrique dans la dépendance.

5. Le CADTM est notamment connu pour revendiquer l’annulation des dettes illégitimes. Pourtant il y a d’autres causes de l’endettement des États africains, parmi lesquelles les questions de fiscalité ou encore les sorties illicites de capitaux. Ne faudrait-il pas s’attaquer en premier lieu à ces problèmes ?

En droit international, les droits humains fondamentaux prévalent sur les droits des créanciers. En un mot, cela veut dire qu’il est illégal, criminel, de sacrifier les droits humains sur l’autel de la finance

Il me semble en premier lieu indispensable de replacer les choses dans leur contexte. La dette de l’Afrique quelle est-elle aujourd’hui ? C’est 500 milliards de $US, c’est-à-dire 0,5 % des créances mondiales. Que pèse ces 500 milliards face aux milliers de milliards de plan de relance des pays occidentaux ou face aux quelques 3.000 milliards d’argent public dépensés pour les sauvetages bancaires en 2007-2008 ? Rien du tout ! Si on annulait ces 500 milliards, les créanciers ne le verraient même pas ! Trouvez-vous normal que plus de 60 % des pays africains consacrent davantage de ressources au remboursement de la dette qu’en dépenses de santé ? Comment ladite « communauté internationale » tout autant que l’ONU peuvent répéter à longueur de temps que l’Afrique doit se développer alors même qu’on lui fait porter ce fardeau, hérité en majorité de l’époque coloniale ? Que ce soit très clair, en droit international, les droits humains fondamentaux prévalent sur les droits des créanciers. En un mot, cela veut dire qu’il est illégal, criminel, de sacrifier les droits humains sur l’autel de la finance. Selon la CNUCED, la somme nécessaire pour assurer à la totalité de la population les services sociaux essentiels (Éducation primaire, santé, eau, assainissement) est de 80 milliards $USD par an sur 10 ans. En comparaison des quelques 1.700 milliards $US, au bas mot, de dépenses militaires annuelles mondiales, on voit bien que cela pourrait être résolu si volonté politique il y avait.

Autre point fondamental. Pour le CADTM, la dette est davantage un problème politique qu’économique, il faut la comprendre comme un système de domination avant tout. Et pour le CADTM, si l’annulation de la dette est une condition indispensable au développement des pays du Sud, elle est aussi insuffisante. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’aujourd’hui les gouvernements africains, pris dans les griffes de leurs créanciers, lorsqu’ils établissent leur calendrier de réforme politique, ils le font en fonction des recommandations et des exigences des créanciers. En clair, ils rédigent leur calendrier de réformes avec les recommandations du FMI, du G7, etc. juste à côté. Annuler leur dette, ce n’est pas simplement une opération économique, c’est leur donner la possibilité de se libérer des conditionnalités, d’être souverain dans leur politique de développement. Voilà pourquoi l’annulation totale et inconditionnelle de ces pays est indispensable. Réglons d’abord ce problème et ensuite intéressons-nous aux autres causes structurelles de l’endettement que vous mentionnez à juste titre.

En Afrique, l’économie, le recouvrement de l’impôt, le financement des services publics, etc. se portaient bien mieux entre 1960 et 1980 que maintenant. Cela signifie que les pays africains, qui ont tous ou presque appliqué les plans d’ajustement structurel du FMI commandités par les grandes puissances, se sont affaiblis

Mais là encore, qui sont les responsables ? En Afrique, l’économie, le recouvrement de l’impôt, le financement des services publics, etc. se portaient bien mieux entre 1960 et 1980 que maintenant. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que les pays africains, qui ont tous ou presque appliqué les plans d’ajustement structurel du FMI commandités par les grandes puissances, se sont affaiblis. En libéralisant leur économie, en s’enfermant dans un modèle extractiviste-exportateur destructeur, leur dépendance s’est renforcée. Qui permet les sorties massives de capitaux, les flux financiers illicites, les accords de libre-échange au profit du Capital ? Qui a imposé des codes miniers, forestiers, maritimes au profit des multinationales ? Qui limite l’imposition ? Le FMI, l’OMC, le G7, l’OCDE, sans oublier le Big Four des cabinets d’audit (KPMG, Ernest & Young, Deloitte, PWC), des grandes places financières et autres paradis fiscaux (Îles Caïmans, les États-Unis, la Suisse, Hong-Kong ou encore le Luxembourg, le Japon et les Pays-Bas), tout autant que le rôle des multinationales dans l’imposition d’accord léonin, Glencore en tête. On pourrait également parler des 15 pays africains ne disposant d’aucune souveraineté monétaire en raison du F-CFA. Et puis il ne faut pas oublier l’hypocrisie actuelle. On estime que 20 à 30 % de la fortune privée en Afrique est placée dans des paradis fiscaux. Qui permet à des dirigeants corrompus de détourner de l’argent public et de le placer dans les banques du Nord ? Au mois de mai 2021 encore la BNP Paribas a de nouveau été mis en examen concernant une affaire de blanchiment de plusieurs dizaines de millions d’euros de la famille Bongo au Gabon. Oui il y a des problèmes de gouvernance et de corruption en Afrique, comme ailleurs, ni plus ni moins. Et ces problèmes sont sciemment alimentés par les pays du Nord qui ont tout intérêt à conserver ce système. Pour ne parler que de Macron ces derniers mois c’est quoi ? C’est recevoir plusieurs dictateurs à l’Élysée, c’est vendre des avions à l’Égypte d’Al-Sissi, c’est faussement réformer le F-CFA avec l’appui stratégique du président ivoirien Ouattara, c’est rendre hommage et saluer l’action d’Idriss Déby, dictateur au pouvoir depuis 30 ans au Tchad. Ne soyons pas dupe.

6. Étant donnée la progression des créanciers privés et de la Chine, créanciers ne participant pas ou très peu aux restructurations, n’est-il pas illusoire d’envisager des annulations de dettes massives comme au début des années 2000 ?

J’ai déjà répondu en grande partie sur pourquoi il est indispensable d’annuler les dettes. A propos de la Chine, celle-ci mène une politique tant intérieure qu’extérieure, hautement critiquable. Mais étant donné son poids actuel, je ne vois pas pourquoi la Chine changerait seule de stratégie. Si l’on souhaite réduire son influence, il me semble indispensable d’agir à au moins deux niveaux. Le premier c’est d’arrêter de signer des accords économiques et commerciaux avec elle au motif qu’on ne peut faire autrement. On ne peut pas se plaindre de sa puissance actuelle tout en lui donnant tous les outils pour le faire. La seconde serait un changement radical de comportement des principales puissances à l’égard de la Chine et des pays en développement. A savoir dénoncer à l’unisson les innombrables violations des droits humains en Chine, au premier rang desquels se trouvent la question des Ouïghours. La seconde serait d’adopter une véritable politique de coopération avec les PED, c’est-à-dire procéder à des excuses officielles et à des réparations pour les crimes passés, à supprimer tous les accords néocoloniaux actuels (libre-échange, accord de garnison, FCFA, etc.) et enfin de mettre l’APD à 1 % du RNB uniquement sous forme de don et sans conditionnalités.

L’absence de participation des créanciers privés est un véritable problème qui montre surtout que les gouvernements sont aujourd’hui largement soumis, sciemment et volontairement, aux intérêts de la finance

Concernant l’absence de participation des créanciers privés, cela est effectivement un véritable problème qui montre surtout que les gouvernements sont aujourd’hui largement soumis, sciemment et volontairement, aux intérêts de la finance. La position largement majoritaire des créanciers privés traduit d’une part le désengagement continue des États dans le financement du développement au profit du secteur privé, processus engagé dans les années 80 et qui s’est accéléré lors de ces deux dernières décennies. D’autre part, en donnant une place toujours plus importante au secteur privé dans le financement du développement. Si l’on regarde les ODD et l’Agenda 2030, c’est absolument flagrant. Enfin, le FMI lui-même incite les PED à recourir aux émissions obligataires pour financer leur besoin en infrastructures. Les IFI et le G20 agissent en véritable pompiers pyromanes. Mais avec de la volonté politique, si celle-ci était véritablement présente, il serait possible de changer. Mais la problématique est assez similaire à celle de la lutte contre l’évasion fiscale et la taxation des multinationales. A l’image du recul de Biden et de l’OCDE, de grandes annonces sont faites pour finalement arriver à des régulations nationales ou internationales insuffisantes pour ne pas dire obsolètes.

7. Étant donné ses besoins, comment l’Afrique peut-elle financer son développement ?

Le système asservi complètement les pays africains et plus largement les pays en développement. Entre les taux d’intérêts, les primes de risques, les commissions ponctionnées, etc. lorsqu’un pays comme le Nigeria par exemple emprunte 100, il ne lui arrive dans les caisses que 70

Il est clair que le modèle de financement du développement doit être totalement repensé. En premier lieu il faut affirmer que l’endettement en soi n’est pas mauvais. Dès lors qu’il est contracté dans de bonnes conditions et qu’il profite à l’intérêt général, il est tout à fait légitime de recourir à l’endettement pour se développer. Mais aujourd’hui le système asservi complètement les pays africains et plus largement les pays en développement. Entre les taux d’intérêts (pouvant atteindre 10 % ou plus), les primes de risques, les commissions ponctionnées, etc. lorsqu’un pays comme le Nigeria par exemple emprunte 100, il ne lui arrive dans les caisses que 70. Ce genre de pratique est également appliqué par des acteurs comme la Banque mondiale. C’est un pillage organisé. Alors même que ce sont les PED qui ont le plus besoin de financement, ce sont eux qui payent le plus cher. Il faut donc totalement réformer, pour ne pas dire révolutionner, le financement des PED.

Ensuite il y a tout un tas de mécanisme sur lesquels des marges de manœuvres existent. Sur la question des flux financiers illicites par exemple, la CNUCED estime les pertes annuelles pour l’Afrique, au minimum à 89 milliards $US par an, c’est bien plus que le service de la dette annuel de ces mêmes pays. Cela signifie que si on récupère ces 89 milliards, minimum j’insiste, l’Afrique est en mesure de se désendetter totalement en l’espace de 8-9 ans à peine.

Il faut ensuite agir au niveau des accords de libre-échange, les APE, l’ALECA, etc. et les annuler purement et simplement. Qu’à la place, les pays africains aient la possibilité de mettre en place des mesures protectionnistes comme le contrôle des mouvements de capitaux par exemple en parallèle d’une véritable solidarité des peuples à la fois panafricaniste et internationaliste.

Agir également au niveau monétaire en supprimant le F-CFA pour les 15 pays concernés et donner ensuite la possibilité à ses pays de battre leur propre monnaie. Faut-il une monnaie commune régionale ou continentale ? Je pense que tout dépend de la manière dont cela sera réalisé. Si l’Afrique ou des régions de l’Afrique appliquent une logique similaire à celle de l’Euro, ils seront confrontés aux mêmes problèmes de centres et périphéries. La politique de la France et de l’Allemagne ne profite clairement pas à la Grèce ou aux pays d’ex-Yougoslavie par exemple. Il en serait de même par exemple en Afrique de l’Ouest, les intérêts du Nigeria et du Côte d’Ivoire ne sont pas les mêmes que les autres pays de la région, bien plus faible économiquement.

Il faut donner la possibilité à l’Afrique de développer son secteur secondaire et industriel, en le conjuguant bien entendu à la problématique écologique. C’est en transformant les matières premières que vous réalisez une véritable plus-value

Il faut aussi permettre aux banques centrales, nationales et régionales de financer bien plus largement les PME et les populations. L’accès au crédit est aujourd’hui bien trop limité.

Il faudrait également supprimer tout un tas d’accord bilatéraux, tels que des accords économiques exclusifs ou préférentiels, des accords de garnison, etc.

Enfin, il faut lui permettre de sortir du modèle extractiviste destructeur, basé sur l’exportation des matières premières, modèle imposé par les puissances impérialistes et les institutions financières internationales depuis l’époque coloniale à nos jours. Trouvez-vous normal que la majeure partie du pétrole extrait en Afrique soit exporté vers l’Europe, région où elle est transformée avant ensuite d’être réimportée en carburants dans ces mêmes pays ? Il faut donner la possibilité à l’Afrique de développer son secteur secondaire et industriel, en le conjuguant bien entendu à la problématique écologique. C’est en transformant les matières premières que vous réalisez une véritable plus-value. Sans cela, l’Afrique a beau être le continent le plus riche en ressources naturelles, elle restera cantonnée à ces niveaux de développement extrêmement inquiétant pour les populations.

Propos recueillis par César Chantraine