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Ceux qui ne sont pas à la table sont sur le menu » : Sur la nécessité d’une Afrique souveraine

D 5 avril 2023     H 05:00     A Caroline Cornier     C 0 messages


L’Afrique – comme le monde entier – est en crise. Mais l’Afrique se trouve particulièrement mal équipée pour y faire face :

• avec une dette publique extérieure qui atteint de nouveaux records à un moment où les banques centrales des pays du Nord augmentent continuellement leurs taux directeurs ;
• avec des systèmes monétaires dont soit la rigidité soit la prédisposition à l’inflation paralysent l’action politique ;
• et, enfin, avec des parties du continent minées par des conflits divers.

Mais une crise peut aussi ouvrir de nouveaux horizons. Les perturbations économiques et financières actuelles pourraient représenter un moment potentiellement favorable à des réformes monétaires fondamentales. De même, la crise de l’énergie couplée au besoin mondial d’énergie verte pourrait constituer une nouvelle base de négociation pour l’Afrique.

La deuxième édition de la Conférence sur la Souveraineté Economique et Monétaire de l’Afrique s’est tenue à Dakar du 25 au 28 octobre 2022. Dans le sillage de la première édition (Tunis, novembre 2019), les participant.e.s ont essayé d’une part d’analyser les contraintes monétaires et économiques auxquelles font face les pays du Sud, l’Afrique en particulier, et d’autre part de concevoir des stratégies pour les surmonter. L’accent a été mis sur les réponses panafricanistes et internationalistes à apporter à la crise socio-écologique actuelle en partant de la mobilisation des approches économiques hétérodoxes détaillées concrètement dans les interventions de Howard Stein de l’Université de Michigan et Ingrid Kvangraven du King’s College. En effet, le naufrage des politiques publiques inspirées par l’économie mainstream/néoclassique des politiques publiques est un constat largement partagé un peu partout.

Cette conférence, retransmise en ligne et traduite simultanément en français et anglais, a réuni une centaine de chercheur.ses, d’activistes, et de représentant.es d’organisations nationales et internationales. Les débats ont porté sur le concept de déconnexion, les maux du système financier mondial, son rôle dans la crise écologique ainsi que sur la nécessité de réparations globales.

1. La nécessité de déconnexion

La déconnexion n’est pas seulement une utopie intellectuelle mais une nécessité primordiale pour aboutir à de véritables changements

Le concept de base qui a animé la conférence était celui de la « déconnexion » développé par l’économiste franco-égyptien Samir Amin dans son livre La Déconnexion. Pour sortir du système mondial, publié en 1985. Le concept s’inscrit dans la théorie de la dépendance d’origine principalement latino-américaine. Cette théorie cherche à expliquer les inégalités de développement économique – la polarisation - entre le centre du système capitaliste et la périphérie. Au centre de ce système l’Etat et la bourgeoisie locale ont une maîtrise du processus d’accumulation interne alors que dans la périphérie les logiques d’accumulation économique sont soumises à des forces extérieures et à leurs exigences. Face à cette situation la déconnexion telle quelle a été formulée par Amin consiste en une reconfiguration des relations économiques entre les pays périphériques et les pays du centre. Ce processus n’implique pas l’autarcie mais vise plutôt à rendre possible un développement autocentré à la périphérie grâce à des politiques orientées autour de l’objectif d’avoir une plus grande maîtrise des conditions d’accumulation interne, c’est-à-dire des politiques qui œuvrent à soumettre les logiques globales aux priorités domestiques.

Comme l’a rappelé l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé à l’entame de la conférence, cette « (re)conquête des souverainetés » concerne notamment trois secteurs clés : le secteur monétaire et financier, le secteur énergétique et le secteur alimentaire. Selon Dembélé l’Afrique importe 80% de ses produits de base et y consacre souvent plus de 10% de son budget. Cela crée non seulement des dépendances financières considérables mais aussi une grande vulnérabilité aux chocs qui affectent les chaînes d’approvisionnement, comme l’ont remontré récemment la pandémie puis la guerre en Ukraine.

Selon Dembélé, trois piliers supplémentaires de la déconnexion en Afrique devront être l’accélération de l’intégration régionale et interrégionale, la reconstruction d’Etats développementalistes qui mènent une politique d’industrialisation basée sur l’utilisation de ressources internes et la restauration d’un espace fiscal suffisant pour financer cette industrialisation, notamment par l’annulation de la dette extérieure considérée comme illégitime et par la lutte contre les flux financiers illicites.

2. La pertinence du concept de la déconnexion aujourd’hui

Plusieurs participant.es ont rappelé les limites de la théorie de la dépendance sur laquelle se base le concept de déconnexion dans un monde qui a fortement évolué depuis l’apogée de ce courant théorique dans les années 60-70. Depuis lors, plusieurs pays dits ‘émergents’ ont réussi à rejoindre les rangs de la ‘semi-périphérie’. Néanmoins, d’autres intervenant.es ont tenu à attirer l’attention sur le contexte particulier de pays comme Taiwan et la Corée qui pour des raisons géopolitiques ont été fortement soutenus par les Etats-Unis et ont ainsi bénéficié d’un environnement international plutôt favorable. Par ailleurs, la question de savoir si ces pays (y inclus la Chine) ont véritablement réussi à se libérer des contraintes particulières auxquelles la périphérie fait face. En effet, il a été rappelé par l’économiste Andrew Fischer que, contrairement à une idée répandue, un pays comme la Corée du Sud a enregistré des déficits commerciaux récurrents lors des premières phases de son industrialisation. Ce qui le conduit à dire que la dépendance (notamment vis-à-vis des importations de technologies et équipements) n’est donc pas tellement un vestige du passé colonial mais une dynamique qui se renforce perpétuellement avec l’industrialisation. D’ailleurs, a-t-il poursuivi, la transition écologique va exiger aux pays du Sud un grand nombre d’importations de technologies qui sont facturées en devises étrangères.

La conviction que la dépendance reste une notion pertinente pour étudier les économies du Sud ainsi que le fonctionnement de notre système économique global a été réaffirmée par l’économiste sud-africaine Fiona Tregenna de l’Université de Johannesburg en prenant pour exemple concret l’enjeu de l’industrialisation. De même, Ingrid Kvangraven, chercheuse en politique économique à Londres, a revendiqué la réintégration de cette perspective principalement en provenance des pays du Sud depuis la fin des années 1970s dans les sciences économiques à un niveau plus théorique. C’est d’ailleurs à cette époque, marquée par la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel sous l’égide du Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale, et l’échec de la tentative par les pays du Sud (« tiers monde ») de créer un nouvel ordre économique international plus égalitaire, que Samir Amin a développé le concept de déconnexion.

Renouer avec ce projet et ses bases théoriques - qui s’appliquent aussi à la périphérie européenne comme la rappelé l’économiste portugais Alexandre Abreu – implique de l’intégrer au cœur du discours économique contemporain. Malheureusement, le courant dominant, l’économie néoclassique, n’a pas seulement été au service de la partie Nord de la planète. Elle continue par ailleurs à méconnaître un certain nombre de mécanismes économiques structurels et de voix dissidentes du Sud. Il semble plus que jamais urgent de décoloniser les sciences économiques, afin de les rendre plus pertinentes pour les pays du Sud et leurs populations. D’où l’importance de bâtir en Afrique des institutions de production de savoirs endogènes, un besoin qui justifie le projet de certains des participant.e.s de mettre en place un réseau d’économie hétérodoxe africain.

Partant du roman Banjo de 1929 de l’écrivain afro-américain Claude McKay, une œuvre qui décrit la vie collective et précaire d’un groupe de dockers noirs à Marseille, l’historien Peter James Hudson a en effet habilement rappelé que l’expansion du système monétaire mondial basé sur le dollar a permis d’établir non seulement une idéologie mais aussi une infrastructure d’institutions monétaires qui permettent de maintenir une suprématie blanche impériale. Nulle surprise donc si jusqu’à présent les présidents de la Banque Mondiale ont été des états-uniens masculins blancs alors que les directeurs généraux du Fonds Monétaire International ont été des Européens, dans une sorte de répartition de tâches entre états-uniens et européens. Cette hiérarchie raciale se reflète selon Hudson dans les relations monétaires quotidiennes des populations noires, comme le montrent les turpitudes des personnages de Banjo. Comme leur travail est généralement sous-évalué voire pas rémunéré du tout, les protagonistes ont une vision de la monnaie qui tranche de celles que l’on voie dans les manuels d’économie. Pour les dockers décrits par McKay, la monnaie en elle-même ne représente pas un signe de richesse mais un symbole de leur assujettissement économique, notamment du vol et de la sous-évaluation de leur propre travail. La monnaie, dans ce contexte, n’a pas vocation à être épargnée. Elle doit être dépensée le plus vite possible. Durant son intervention, Hudson a également attiré l’attention sur la manière dont la mondialisation du dollar comme mondialisation de la suprématie blanche a contraint le développement de pays comme Haïti, un pays qu’il urge de prendre comme point de départ à la fois pour comprendre le monde d’aujourd’hui et pour articuler un agenda de réparations globales.

Un des enseignements de la conférence est donc que la déconnexion n’est pas seulement une utopie intellectuelle mais une nécessité primordiale pour aboutir à de véritables changements, voire, dans le cas de pays qui font face à des sanctions monétaires une réalité qui doit être surmontée avec intelligence. Il a aussi été remarqué, notamment par l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla, principal organisateur de la conférence, qu’une telle entreprise politique demande une meilleure appropriation de l’histoire africaine ainsi qu’une rupture avec le narratif selon lequel le système économique libéralisé sur la base des avantages comparatifs est bénéfique à toutes les parties prenantes.

3. Les domaines en besoin de déconnexion

La dette constitue un mécanisme primordial de contrôle des pays du Nord sur les ressources des pays du Sud

Lors des débats, les participant.e.s ont identifié le secteur agricole et la politique fiscale comme deux domaines où une déconnexion vis-à-vis du système mondial s’avère importante. Par exemple, en s’orientant plus vers la demande locale, le secteur agricole pourra contribuer dynamiser l’économie locale et à déployer les réserves de change économisées pour stimuler davantage les capacités productives domestiques. C’est d’ailleurs ce secteur qui a permis à beaucoup de pays asiatiques et notamment à la Chine de financer son industrialisation dans les années 60, même s’il ne faut pas oublier que la taille du marché intérieur de la Chine n’a rien à voir avec celui de la plupart des pays africains.

En ce qui concerne la politique fiscale, Souad Aden-Osman, directrice du secrétariat du Groupe de haut niveau de l’Union africaine sur les flux financiers illicites (IFF) a insisté sur le besoin de plus réguler les flux financiers qui entravent le droit souverain de taxation des Etats et qui contrairement au récit dominant sont plus le résultat des pratiques des multinationales et des réseaux criminels que de la corruption des élites africaines. Elle a aussi remarqué que pour l’instant plusieurs acteurs multilatéraux et bilatéraux comme l’OCDE, l’UE et la GIZ semblent vouloir empêcher à tout prix qu’une résolution sur ce problème atteigne le niveau de l’ONU [1].

Au niveau de l’agriculture Max Ajl, chercheur à l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement à Tunis, a mis en avant la nécessité d’une « déconnexion écologique » à travers des méthodes agro-écologiques (donnant la Chine, le Vietnam et le Cuba des années 1970s comme exemples à suivre) et un réinvestissement dans les industries lourdes. Ce dernier point a pourtant été reçu par un certain scepticisme étant donné que l’histoire récente a montré que surtout les petits pays se trouve souvent dans l’impossibilité d’atteindre l’économie d’échelle sans partenariats stratégiques sud-sud. Mais, en même temps, Andrew Fischer a tenu à insister que le fait que là où il y avait de la volonté, on pouvait trouver un chemin, comme le montre l’exemple de certains pays asiatiques.

Finalement, sur le plan des idées, le constat est que trop de terrain a été cédé à la pensée économique néolibérale. Jomo Kwame Sundaram a appelé à une « insurrection intellectuelle » qui sera en mesure de faire face à la désindustrialisation en cours dans beaucoup de pays du Sud. Celle-ci devra être institutionnalisée. Selon lui, tout projet de déconnexion devra prendre en considération le fait que le secteur des services est désormais beaucoup plus important que le secteur manufacturier dans la plupart des pays du Sud. Il faudra aussi partir du fait que le continent africain présente une grande diversité du point de vue des capacités productives nationales. Il n’a pas manqué de souligner que l’avantage du continent africain est la forte identité panafricaine. Dans les autres parties du monde, les nations et les peuples ne se pensent pas nécessairement comme étant liés par un destin continental commun.

4. Les contraintes à la déconnexion

Ce système et la place qui y est accordée à l’Afrique ne changera cependant pas sans la pression de blocs constitués sur la base de vastes alliances entre différentes forces sociales aux échelles nationale et internationale

Pour un gouvernement, atteindre une plus grande souveraineté monétaire signifie avoir plus d’espace fiscal, plus d’aptitude à dépenser de manière non-inflationniste pour orienter la trajectoire et les performances économiques nationales. Cela a été très bien illustré par Chafik Ben Rouine de l’Observatoire Tunisien de l’Economie en s’appuyant sur l’exposé de Fathimath Musthaq, professeure de sciences politiques au Reed College, sur les origines de notre système monétaire actuel ainsi que par les interventions de Jamee Moudud sur lien entre la souveraineté monétaire et les systèmes juridiques et enfin par l’aperçu de Jean-Michel Servet sur la dimension sociale de la monnaie.

Le niveau de souveraineté monétaire est déterminé par le type de monnaie qu’un gouvernement utilise en combinaison avec son niveau d’endettement en devises étrangères. Les pays de l’Afrique de la zone CFA se trouvent donc tout en bas de cette hiérarchie monétaire étant donné que le taux de change de leur monnaie est lié à celui de l’Euro et que tous les pays de la zone présentent une dette extérieure conséquente. Comme l’a aussi démontré Ali Zafar du PNUD l’arrimage du franc CFA à une monnaie aussi forte que l’Euro ne se justifie pas d’un point de vue développementaliste car elle mène à sa surévaluation chronique. Par conséquent, cet arrimage agit comme une taxe pour les exportations des pays utilisant le franc CFA et comme une subvention à leurs importations. Avec ce type de système monétaire, les gouvernements se voient dans l’impossibilité d’utiliser le taux de change comme instrument d’ajustement face aux chocs externes ; ce qui rend difficile l’objectif de rendre la production locale plus compétitive et donc plus attractive que l’importation. De plus, comme les banques centrales des deux blocs franc CFA ont l’obligation de défendre une parité fixe, elles tendent à accumuler des réserves de change et à rationner l’octroi de crédit, pourtant le ciment des économies capitalistes. Selon Zafar on pourrait donc dire que la zone franc est en train d’essayer de « courir un marathon avec un réfrigérateur sur le dos ». Une méthode de déconnexion concrète pourrait être selon lui de remplacer l’indexation du franc sur l’euro par un ancrage à un panier de monnaies.

A ces obstacles régionaux pour une politique monétaire plus autocentrée se rajoutent de fausses solutions à la dépendance et instabilité financière des pays du Sud. Tel est le cas de la « régulation macroprudentielle ». Comme l’a expliqué l’économiste indien C.P. Chandrasekhar, ce concept renvoie à la préférence pour des interventions de stabilisation médiatisées par le marché au lieu d’interventions structurelles comme des contrôles des flux de capitaux et une réglementation des opérations de change. Il résulte de ce type d’interventions un affaiblissement structurel de la capacité étatique aggravé selon Daniela Gabor, spécialiste de macrofinance critique, par la logique du « derisking ».

Selon cette logique le manque de « développement » dans les pays du Sud est avant tout une question de risque financier. Par conséquent, les interventions de l’Etat, notamment celles qui visent l’économie dite ‘verte’, doivent surtout ajuster le profil de risque-rendement des actifs investis par le capital privé. Le problème de cet « état de dérisquage vert » est que même si en apparence il commence à réassumer plus de responsabilités pour le développement interne, dans les faits il délègue le rythme et la nature de la transformation ainsi que la gestion des biens publics au secteur privé. Gabor fait remarquer qu’en fin de compte cet arrangement renforce une forme d’extractivisme néocolonial qui maintient les pays du Sud dans une position de générateurs de rendements financiers pour les financiers globaux et de consommateurs des produits technologies en provenance des pays les plus industrialisés.

Hamza Hamouchene du Transnational Institute a illustré ce fait en prenant pour exemple des projets dits verts promus par les pays européens en Afrique du Nord. De plus, comme l’activiste de l’environnement kenyane Ikal Angelei l’a rappelé, la crise écologique actuelle est perçue par le secteur privé mondialisé comme une nouvelle opportunité de profit. Ce qui occasionne de nouvelles dépendances.

Un dernier grand obstacle à la souveraineté monétaire qui a reçu beaucoup d’attention tout au long de la conférence, et en particulier dans les interventions des économistes sud-africains Redge Nkosi et Horman Chitonge, est celui de la dette extérieure. En raison de la libéralisation des marchés financiers, de la volatilité prix de matières premières, du déclin tendanciel de l’aide au développement, celle-ci atteint des ampleurs de plus en plus contraignantes. Parmi les issues à cette hypothèque sur la transformation économique des pays du Sud, il y a d’une part la mobilisation de financements intérieurs en monnaie nationale, suivant en cela les enseignements de la Théorie Monétaire Moderne (MMT). Il y a d’autre part la possibilité de répudier ce qu’Éric Toussaint appelle, en empruntant les termes d’Alexander Sack de 1927, la « dette odieuse ». Une dette donc qui n’a pas profité à la population et que les créanciers ont consentie tout en sachant qu’elle ne servira pas son but annoncé. Selon Toussaint la dette de l’Afrique, dans une proportion importante, peut être caractérisée comme odieuse. Parfois, elle résulte de circonstances exogènes sur lesquels les pays africains ont très peu d’influence comme le changement climatique, la guerre en Ukraine ou bien le relèvement des taux d’intérêt par les banques centrales occidentales. Par ailleurs, la dette extérieure du continent pourrait être réduite significativement si son d’épargne n’était pas transférée à l’extérieur à travers par exemple les flux financiers illicites et si les économies africaines s’orientaient plus vers la demande interne.

Même si certains dirigeants africains, notamment Macky Sall, actuel président du Sénégal, ont appelé à la renégociation de la dette africaine, le chemin ne sera pas de tout repos. En effet, selon Eric Toussaint, l’Afrique a un faible poids au sein des institutions financières internationales. Par exemple, elle ne rassemble que 4% des votes au sein de la Banque mondiale. Plus fondamentalement, la dette constitue un mécanisme primordial de contrôle des pays du Nord sur les ressources des pays du Sud. Sans mentionner que l’expansion de la dette extérieure profite aussi aux élites africaines. D’un côté le recours à la dette extérieure est une alternative pour elles à la nécessité d’augmenter les taux d’imposition dans leur pays. De l’autre, ils peuvent investir dans les titres de cette dette externe qui ne sont pas seulement « dérisqués » par l’Etat mais offrent aussi des taux d’intérêts particulièrement élevés. Éric Toussaint est donc un des rares intervenants de la conférence qui démontre que pour concevoir des changements structurels du système monétaire mondial il faut aussi prendre en compte le rôle et les intérêts des acteurs locaux.

5. Surmonter les contraintes

Un autre sujet qui a surtout été discuté à partir de l’expérience afro-américaine mais aussi d’un point de vue féministe, notamment par Crystal Simeoni du Afrifem Macroeconomics Collective et Lebohang Liepollo Pheko du Trade Collective à Johannesburg, est celui des réparations globales. Selon Pheko, les réparations globales du Nord vers le Sud représentent bien plus qu’une nécessité économique pour rééquilibrer le système économique global. Elles permettraient de (faire) reconnaître de manière concrète les injustices passées, notamment le fait que ce qui est représenté comme « Common Wealth » est en vérité un cas de « Common Theft » et de faire sentir aux populations concernées qu’elles ont enfin été reconnues comme sujets souverains.

A la suite des présentations de Franklin Obeng-Odoom de l’Université de Helsinki et de Lisa Tilley de la SOAS Université qui ont tenu à souligner le lien entre l’extractivisme colonial et la crise écologique actuelle, Keston Perry du Williams College a réaffirmé cet enseignement primordial qui en quelque sorte est le fondement de toute la conférence.

Donnant l’exemple d’Haïti il démontre que les économies de plantations esclavagistes et la dégradation de l’environnement sont intimement noués. Par conséquent, pour l’auteur la crise écologique représente aujourd’hui la base matérielle pour un renouvellement des demandes de réparations. Vu les échecs précédents au niveau international, celles-ci devront être portées par un mouvement populaire panafricain ancré dans des organisations communautaires plutôt que par les Etats nationaux.

Tout en étant solidaire de cet agenda, Matthew Robinson, chargé de recherche et doctorant au département d’économie de l’Université du Missouri-Kansas City, a apporté un bémol. Faisant référence aux préparations aux réparations qui ont été entreprises par et pour la communauté afro-américaine à Kansas City, il insiste sur la nécessité de « réparer la plomberie avant d’ouvrir le robinet », c’est à dire de mettre en place des structures qui seront en mesure d’assurer que l’argent sera investi de façon utile et durable pour les bénéficiaires.

Des propositions de déconnexion plus vastes ont aussi été faites par Nancy Kachingwe, féministe du Zimbabwe qui suggère un changement du statu quo patriarcal et néocolonial par une forme de déconnexion féministe. Dzodzi Tsikata de l’Université du Ghana, qui propose une revalorisation des politiques sociales au lieu de focaliser l’attention seulement sur politiques économiques et par le chercheur allemand Matthias Schmelzer qui défend la décroissance dans les pays du Nord comme une façon de rendre justice aux pays du Sud.

Peter Doyle, macroéconomiste indépendant, a complété cette revendication par deux demandes concrètes qui visent à assurer que le but des 1,5°C sera atteint tout en garantissant une plus grande égalité économique mondiale. Premièrement, il suggère de libérer entièrement les pays les moins développés de toute limite d’émissions de CO2 jusqu’à ce qu’ils aient atteint la parité de revenu par habitant avec l’OCDE. A cette fin, il propose l’introduction d’un tarif d’inefficacité en matière d’émissions pour les pays de OCDE. Il suggère en outre de mettre en place un Fond de Récupération Mondial alimenté par une taxe récurrente sur les milliardaires mondiaux afin de financer les technologies nécessaires.

Toutes ces suggestions innovantes nous ramènent cependant à la question de comment ces structures alternatives seront mises en place.

Conclusion : Du pourquoi au comment

A la fin de la conférence un participant local a fait remarquer que le problème fondamental de l’Afrique était selon lui que tandis que l’Asie est devenue l’usine du monde et l’Amérique du Sud son verger, l’Afrique est restée sa mine, c’est-à dire un endroit de pure extraction.

La conférence avait comme but de réfléchir à comment sortir l’Afrique de cette servitude extractive, comment elle pourrait mettre sa monnaie au service de ses populations et comment elle pourrait produire des richesses et les garder chez elle. Le système économique et financier global, à l’évidence, ne sert clairement pas cet objectif. Bien au contraire, les mécanismes à l’œuvre continuent à servir un système extractif qui contribue à maintenir une partie de la population mondiale en pauvreté et à épuiser les ressources de la planète au bénéfice d’une petite minorité privilégiée.

Il est néanmoins essentiel de garder à l’esprit que ce système et la place qui y est accordée à l’Afrique ne changera cependant pas sans la pression de blocs constitués sur la base de vastes alliances entre différentes forces sociales aux échelles nationale et internationale. Ou, pour reprendre les termes de Souad Aden-Osman, tant que ces visions ne seront pas audibles à table, ceux qu’elles défendent continueront à être sur le menu.

Ce qui reste à faire est donc de lier l’analyse structurelle que nous avons faite collectivement du système monétaire et économique actuelle à l’identification des forces politiques – externes et internes – en mesures de changer la donne et de trouver un langage et des propositions qui permettent d’ancrer la conversation dans des réalités concrètes, notamment celles de jeunes générations qui continuent à être exclues de la discussion. Au fond il s’agit maintenant de partager nos connaissances de manière intelligible afin de nous mettre humblement au service des communautés dont nous venons d’analyser les désavantages structurels mais aussi de tirer avantage des opportunités qui se trouvent actuellement à l’horizon. Car après tout l’Afrique sera souveraine ou elle ne sera pas.

Caroline Cornier is a PhD student at the University of Bayreuth, where she is part of the comparative research group “Monetary and Economic Sovereignty in West Africa”.

Source : Rosa Luxemburg Stiftung

Notes :

[1] En fin novembre 2022, les pays du Sud ont pu faire adopter à l’ONU une résolution permettant d’ouvrir les négociations autour d’une autorité intergouvernementale sur les questions de taxation. Voir : https://www.theguardian.com/world/2022/nov/23/un-agrees-global-tax-rules-resolution-giving-developing-nations-greater-say