« Intégrer l’ethnicité à la démocratie politique »
9 novembre 2024 05:00 0 messages
Lorsque l’on parle de l’Afrique, on évoque souvent la notion d’ethnie tant dans les journaux généralistes que parmi les chercheurs en sciences sociales. Comment peut-on définir ce concept ?
Il faut déjà dire à nos lecteurs de langue française que le mot ethnie ne signifie pas la même chose selon les différentes traditions nationales. Par exemple si je dis ethnie en Afrique ça ne veut pas du tout dire la même chose que si je dis ethnie au Brésil ou aux États-Unis. Aux États-Unis, la relation ethnique « ethnic relation » est un cache sexe pour ne pas dire racial. Au Brésil on utilise le mot ethnique pour parler des relations entre les Brésiliens d’origine coloniale et les nations indiennes précoloniales. Les « relações raciais » veulent dire simplement les relations entre les noirs et les blancs. Là-dessus je peux donner un petit épisode. En 2013 j’habitais au Brésil, à cette époque j’ai participé aux dix ans de la loi de 2003 qui est une loi très positive de Lula qui rendait obligatoire l’enseignement de l’histoire de l’Afrique dans les cours du primaire, du secondaire et de l’université. Donc en 2013, il y a une cérémonie et j’entendais les collègues brésiliens parler tout le temps de relations ethnico raciales, alors j’ai levé le doigt à la fin de la conférence, j’ai dit que j’étais Français, un pays bizarre dans lequel on n’avait pas le droit de parler de race et que les ethnies cela n’existait pas, donc je me suis excusé d’être un Français et puis je leur ai dit :
– « vous parlez tout le temps de relations ethnico raciales et je comprends qu’il s’agit de relations entre les blancs et les noirs. Alors est ce que cela veut dire que les blancs sont une race et que les noirs sont une race ? »
Ils m’ont répondu :
« Ah non ce n’est pas tout à fait ça d’ailleurs le mouvement noir unifié (la principale organisation d’émancipation des gens noirs au Brésil) ne parle pas de race mais de communauté ».
Je leur demande :
« Est-ce que cela veut dire que les blancs sont une ethnie et que les noirs sont une ethnie ? »
La réponse est :
« Ah non pas du tout les noirs et les blancs sont des Brésiliens et ne sont pas des ethnies »
« Alors pourquoi vous parlez de relations ethnico raciales ? »
Silence dans la salle, et puis le président de séance m’a remercié d’avoir posé une question qui impliquait de doubler la durée de la réunion mais il m’a dit que de toutes manières ils allaient garder cette expression parce que c’était plus efficace politiquement. Tout cela pour souligner qu’il y a des contextes extrêmement différents.
Par exemple en Angleterre « tribe » que l’on va traduire littéralement par « tribu » en français est utilisé par nos collègues pour parler d’ethnie. Les Anglais ont un usage totalement différent du mot « race ». En Angleterre, il y a une excellente revue qui s’appelle « Ethnic and Racial studies » « Etudes raciales et ethniques ». En France une revue avec un tel nom serait impossible parce qu’en France après les déboires pétainistes, le mot race a été remodelé dans un contenu uniquement biologique donc il n’y a qu’une seule race humaine et tout le monde sera d’accord avec cela. Mais le mot race en tant que construction sociale n’est pas admis par une grande partie des chercheurs en sciences sociales. Personnellement je l’admets tout à fait et je l’utilise sans guillemets mais en mettant une note de bas de page c’est-à-dire la race comme expression de rapports sociaux racialisés. Le concept ethnie n’a pas le même sens aussi selon les périodes.
En France dans les années 30 on a commencé à employer le mot ethnie comme un cache sexe du mot race. Mais ce mot lui-même n’avait pas tout à fait le même sens que celui auquel il est réduit aujourd’hui. Par exemple si on prend Ernest Renan, le grand théoricien de la nation française du 19e siècle, qui a écrit « Qu’est-ce qu’une nation ? » il parle très couramment de race française cela veut dire communauté ou nation mais avec l’idée quand même que la culture est dans le sang. C’est l’idée d’une espèce d’essentialisme. L’internationale communiste parlait de nègre, aujourd’hui on ne va plus jamais parler de nègre. Dans les années 30 on commence à parler ethnie mais également de façon aussi essentialiste. En France, dans les sciences sociales, les deux moments fondateurs de la discussion la plus moderne du mot et du concept d’ethnie sont les livres de Jean-Loup Amselle et d’Elikia M’Bokolo « Au cœur de l’ethnie » publié pour la première fois en 1985 et puis quelques années plus tard le livre de Jean-Pierre Chrétien et de Gérard Punier « Les Ethnies ont une histoire » publié en 1989. C’est clairement l’idée que l’ethnie n’est pas simplement une manipulation des colonisateurs, les Africains n’ont pas attendu les Européens pour ressentir des identités qu’on peut appeler ethnie ou que l’on peut appeler nationale, qui sont des constructions sociales par conséquent fluctuantes. On peut avoir des identités pluriséculaires en Afrique, je pense par exemple à la nation Kongo qui est le fruit d’une construction politique au départ comme toujours. Le royaume Kongo existait depuis plusieurs siècles avant l’arrivée des Portugais dans la région en 1492 et aujourd’hui l’identité Kongo existe toujours, bien que les frontières coloniales l’aient divisé en cinq morceaux à savoir l’ouest du Congo Brazzaville, l’ouest du Congo Kinshasa, l’extrême sud du Gabon, l’enclave de Cabinda qui appartient à l’Angola et les deux provinces nord de l’Angola qui s’appellent d’ailleurs Congo et Zaïre. C’est une entité qui continue d’exister, qui a sa propre langue ses propres rites et son roi comme dignitaire culturel même s’il a un rôle extrêmement mineur et la capitale est Mbanza-Kongo en Angola.
En tant que marxiste ce qui m’a toujours frappé c’est la difficulté à appréhender le phénomène ethnique. Il y avait eu un peu le même débat en Europe sur la question nationale. On se rappelle qu’Engels par exemple était en faveur de l’indépendance de l’Irlande et de la Pologne alors que Rosa Luxembourg était contre l’indépendance de la Pologne parce qu’elle considérait que cela allait diviser le prolétariat qui était unifié par la force au sein de l’Empire allemand. Quand Engels est pour l’indépendance de l’Irlande et de la Pologne, il le dit avec des arguments tout à fait acceptables selon moi. Il explique pour qu’un prolétaire puisse rentrer dans la lutte il faut d’abord savoir sur quel territoire il marche, ce qui relève de lui etc. Engels accordait de l’importance à l’Irlande et à la Pologne parce que l’Irlande était colonisée par l’Angleterre, un grand pays industriel, et la Pologne était colonisée par l’Allemagne également grand pays industriel, il avait une sympathie je dirais un peu instrumentale. Mais le même Engels a des phrases épouvantables sur les Etats des Balkans, petits avec des peuples sans histoire car ce n’étaient pas des pays industriels, il les considérait comme un peu retardataires. Or d’un point de vue matérialiste l’ethnicité est une formation sociale subjective qui exprime des sociétés dans des trajectoires identitaires qui sont les leurs.
Peux-tu préciser la notion d’ethnicité ?
Quand je parle d’ethnicité je ne parle pas simplement d’ethnie mais aussi de nation, que contrairement à la tradition jacobine je ne confonds pas avec la République et avec l’État. Par exemple la nation française ne peut pas être définie autrement que de la manière suivante : la nation est l’ensemble des gens qui se sentent Français point final. De de ce point de vue il n’y a strictement aucune raison de faire la différence de nature entre nation et ethnie si ce n’est un degré d’ethnicité. La nation serait un degré le plus élevé en termes d’intensité de la cristallisation identitaire et de sa durée. Je ne vois pas pourquoi on va parler de nation française parce que je suis persuadé que la nation française existe car il y a des gens qui se reconnaissent comme tels, mais pourquoi on va parler d’ethnie Kongo alors qu’à l’arrivée des Portugais, il y avait déjà un peuple Kongo avec son identité et sa langue. On parle d’ethnie dans ce cas-là parce que l’on est en Afrique ? Je suis extrêmement méfiant par rapport à la hiérarchisation sémantique que l’on établit entre nations et ethnies. Toutes les nations sont des ethnies mais toutes les ethnies ne sont pas des nations si on l’accepte mon idée de degrés d’ethnicité c’est à dire que l’ethnie ça serait un degré moindre, plus fluide, moins cristallisé, peut-être moins durable. Il y a des ethnies qui ont disparu et d’autres qui sont apparues à cause du colonialisme. Cela ne veut pas dire que ce sont les colonisateurs qui ont créé les ethnies dans la fameuse idée de diviser pour mieux régner. Les colonisateurs ont classifié les gens, les missionnaires ont traduit la Bible dans les langues les plus efficaces pour eux cela a eu des effets très importants mais ils se sont servis de ce qui existait déjà. On ne peut pas manipuler quelque chose qui n’existe pas.
Pourtant un des chapitres du livre, écrit par Jean-Pierre Dozon sous la direction de de Jean-Loup Amselle et d’Elikia M’Bokolo « Au cœur de l’ethnie » auquel tu faisais référence, est intitulé : « Les Bete : une création coloniale »
Je ne dis pas qu’il a tort parce que je ne suis pas du tout spécialiste de cette région. Il a peut-être raison s’il me prouve historiquement qu’un administrateur colonial en 1880 a défini les gens d’une certaine ethnie, et qu’il les a regroupés dans une circonscription qu’il a organisée, et que petit à petit les gens se sont habitués à cette structuration coloniale. Il est possible que ça ait marché mais on ne peut faire une loi générale sur les ethnies comme quelque chose d’inventée par le colonisateur. Cela signifierait que les Africains ont dû attendre l’arrivée des colonisateurs pour ressentir des identités communautaires qui n’étaient pas simplement lignage et clan.
Il y avait aussi des choses qui ressemblaient énormément aux nations en Europe. D’autant plus qu’en Europe le mot nation a beaucoup changé de sens. Au Moyen-Âge pratiquement ça voulait dire famille. Le mot nation étymologiquement vient du latin « nascor » qui signifie naître. Quand une identité est dotée d’un Etat, d’une armée, d’une école, de la télévision cela la cristallise puis aussi l’histoire joue un rôle.
Par exemple moi je suis né à Strasbourg donc je suis d’origine alsacienne. Pourquoi les Alsaciens, de toute évidence d’origine germanique, préféraient devenir français bien qu’on ne les ait jamais consultés par référendum sur le sujet. Mais on peut penser qu’ils ont quand même préféré devenir Français. Le moment décisif c’est la révolution française. C’était mieux de devenir un citoyen français que d’être un sujet du roi de Prusse. Il y a une identification politique d’où peut naître ensuite une identification culturelle et une nation. C’est ça la grande difficulté des États africains.
Je prends le cas de deux pays très différents les Iles du Cap-Vert et le Mozambique. Le Cap Vert est un archipel créole à 500 kms de Dakar dans l’océan, et le Mozambique est un pays du cône sud de l’Afrique, riverain de l’océan Indien, de la grande famille des Bantous. Au Cap-Vert on a un archipel qui n’avait aucune société africaine quand les Portugais sont arrivées et probablement pas de population. Il a été peuplé intégralement d’esclaves venus de différents endroits d’Afrique qui n’avaient pas les mêmes identités, les mêmes religions qui ne parlaient pas la même langue, c’est pourquoi ils ont dû forger la langue créole. Est donc apparu une nouvelle identité. L’identité créole circonscrit territorialement par l’archipel. On peut dire qu’historiquement il y a eu véritablement la formation d’une nation tout à fait comparable à nos nations en Europe. Il n’y a pas de problème majeur d’identification entre le capverdien le plus pauvre et l’État capverdien.
Il y avait donc aussi des Portugais
Bien sûr les importations d’esclaves au Cap-Vert ont duré en gros jusqu’au 16e siècle c’est principalement un esclavage très précoce de la fin du 15e. Les Portugais commencent la colonisation en 1460 mais après, le Cap Vert est complètement démonétisé par l’essor des plantations de sucre de São Tomé-et-Príncipe puis après par le Brésil. Les esclaves sont originaires de ce qui est aujourd’hui la Guinée-Bissau, du Liberia et encore plus au sud avec des Wolofs, des Sérères, des Diolas … mais ces gens raptés, la plupart du temps des hommes parfois des femmes, n’ont pas pu maintenir ni leur langue ni se regrouper par ex nationalité donc ils sont devenus des individus atomisés par l’esclavage et au bout d’une ou deux générations ils ont forgé une langue de survie qui est la langue créole. Elle a été aussi la langue des maîtres blancs dont une bonne partie ne savait même pas le Portugais parce qu’il faut dire qu’à l’époque, le voyage en bateau de Lisbonne au Cap Vert durait au minimum trois semaines. De plus le Portugal n’était pas encore unifié avec la même langue. Il y avait beaucoup de manières différentes de parler portugais. Il y a eu une vraie disparition des nations africaines originaires et une vraie genèse d’une nation créole. Qu’on la considère comme une nation africaine ou comme disait Edouard Glissant : Nous ne sommes ni Africain ni Européen ni Américain nous sommes créoles, peu importe la discussion, en tout cas c’est un véritable Etat nation. Dans la société capverdienne il n’y a pas d’insularité peut être quelques insularismes dans un archipel de douze iles, il n’y a pas de chefferies, de lignage ou de clan. C’est une société qui ressemble d’un point de vue de sa formation sociale énormément à ce que sont la Martinique ou la Guadeloupe même si c’est proche de l’Afrique.
Pour le Mozambique, c’est différent, là on est dans l’Afrique continentale. Le pays a été colonisé également par les Portugais au tout début du 17ème siècle, la grande majorité du territoire a été occupé qu’à la fin du 19ème. C’est l’Afrique bantoue avec des lignages, des chefferies traditionnelles, des nations africaines précoloniales avec des grands États qui ont été vaincus militairement par les Portugais. On a des identités africaines certes qui n’étaient pas des États-nations parce que même l’une des principales formations politiques au sud de Mozambique qui était l’empire de Gaza, le chef était en fait un immigrant zoulou lié au Mfecane qui définit les grands mouvements des migrations des Zoulous à partir de la fin du 18ème…. C’était un Etat tout à fait prébendier et il a « zouloufié » un petit peu ces populations mais c’était loin d’être une population homogène donc ce n’était pas un Etat nation même si dans son territoire il y avait des identités anciennes dont certaines ont résisté désespérément à ses conquêtes et se sont même alliées aux Portugais pour lutter contre ce roi Zoulou. Il venait d’Afrique du Sud, était extrêmement violent et réduisait tout le monde en esclavage. Dans le centre du pays on avait un phénomène très différent qu’on a appelé les "prazos". Ce sont d’anciennes féodalités portugaises mais qui s’étaient complètement africanisées mais pas retraditionnalisées. C’était des chefs noirs qui possédaient des terres au nom du roi du Portugal. Ces structure politiques se sont surimposées à des identités ethniques qui pouvaient exister préalablement. Quand je dis ethnique il faudrait voir au cas par cas parfois ce sont plutôt des clans ou des lignages parfois des identités très marquées dans le nord du pays notamment chez les Makondés et les Makua. Les Portugais de la fin du 19e siècle quand ils occupent la totalité du territoire n’ont pas fait de tous ces gens-là des Portugais noirs, ils ont continué à être africain. Le FRELIMO (front de libération du Mozambique) quand il prend le pouvoir en 1975, après 10 ans de lutte armée, ne tient pas compte de l’existence de nations africaines pré coloniales, ne promeut pas leur culture et leur langue et n’a pas une politique d’Etat culturelle et de progrès social qui ferait que tous ces groupes renoncent à leur identité pour être Mozambicain. Pour que la nation vive, la tribu doit mourir, telle était la politique du FRELIMO. L’emploie du mot tribu était fortement contestable, cette politique carrément anti-ethnique était accompagnée de campagnes d’alphabétisation exclusivement en portugais avec un taux d’échec gigantesque, de l’interdiction des chefs traditionnels, des rituels de la pluie etc. Cela a été, selon moi, une espèce de tentative de « portugalisation » ou de « lusophonisation » du pays avec l’idée de l’homme nouveau empruntant un jargon un peu maoïsant.
En France il s’est passé un peu la même chose avec une très forte répression ethnique. Napoléon puis Napoléon III et surtout la Troisième République francisent la France. Tout le monde se rappelle des écriteaux « il est interdit de cracher et de parler basque ou breton à la récréation ». Sauf que cet État français qui réprime les ethnicités de France, en même temps il crée l’école publique obligatoire, des hôpitaux, des routes, des ponts, il amène le progrès et donc il y a une identification politique à l’Etat social français et petit à petit cela devient une identification nationale. Cet échange entre progrès social et répression ethnique, je ne dis pas que c’est bien, mais ça peut fonctionner. Nombre de parents qui parlaient occitan, flamand ou alsacien se sont mis à parler uniquement français pour ne pas porter préjudice à leurs enfants. Ils se sont identifiés à la langue française comme un pas vers le progrès. L’Etat capitaliste de la périphérie ou de l’ultra périphérie comme sont les États africains, sauf à de rares exceptions n’est pas un Etat social, c’est un état néocolonial, kleptocrate qui opprime socialement, économiquement mais aussi ethniquement bien qu’il manipule de manière ethno clientéliste. Des ministres construisent la route qui va à leur village en détournant le budget de leur ministère mais ce n’est pas du tout une politique de conjugaison des identités africaines pour construire une nation de nations.
Si on prend le cas de la Grande-Bretagne, elle n’est pas la fédération de l’Angleterre du Pays de Galles de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ce n’est pas un État fédéral, il y a une identité britannique. C’est une identité au singulier d’identités au pluriel. Un écossais va parfaitement admettre qu’il est un Britannique mais si on le confond avec un anglais ça ne va pas lui plaire. Les Etats africains n’ont pas suivi ce modèle là parce qu’ils ont opposé des nations africaines précoloniales, on les appelle ethnies ou autrement, à la nouvelle nation qui devait être une rupture au lieu d’être une conjugaison coagulée par un Etat social.
Le système en Ethiopie tient compte du moins officiellement des différentes ethnies
Dans le cas de l’Éthiopie c’est presque une exception qui n’a pas fonctionné du tout. Dans ce pays on a le fédéralisme identitaire. En principe, chaque nation constitutive a un territoire avec une province autonome sauf qu’en même temps c’est une dictature et que les autonomies n’ont absolument jamais été respectées. Ce qui avait de bien dans la constitution n’a pas pu donner ses résultats. Je ne dis pas qu’il faut le fédéralisme partout en Afrique. Le fédéralisme interne aux pays africains implique qu’on définisse des provinces mono-ethniques or en Afrique c’est très rare qu’il y ait des provinces mono-ethniques. Si je prends la région Makua, il y a aussi des Makondés, des Yao, il y a un peuple majoritaire et d’autres peuples minoritaires. La question n’est pas de faire du fédéralisme, il faudrait plutôt regarder du côté de la Bolivie et du côté d’Evo Morales qui en 2009 a proclamé la constitution de l’État unitaire plurinational de Bolivie.
Je crois que soit l’exemple de l’Angleterre ou soit l’exemple de la Bolivie d’Evo Morales, qui est allé beaucoup plus loin que le multiculturalisme reconnu dans pas mal de constitutions latino-américaines, pourrait être une inspiration pour l’Afrique.
Le fait ethnique en Afrique n’est pas un ennemi pour nous, marxistes. C’est tout simplement quelque chose qui existe dans la société qu’il faut se garder d’essentialiser. Ce sont des identités qui peuvent devenir ou non des nations mais parfois le mécontentement social va s’exprimer selon des alignements ethniques. En général, il n’y a jamais de guerre inter-ethnique toute seule. Par exemple le cas du Rwanda, les Hutu et les Tutsi ne sont pas deux ethnies. S’il faut leur donner un nom c’est plutôt des castes, c’était deux regroupements qui avaient la même langue, les mêmes mythes d’origine, le même royaume mais certains étaient considérés professionnellement comme des agriculteurs et d’autres comme des éleveurs, et puis là tout le monde sera d’accord pour dire que la manipulation coloniale et ethniciste depuis très longtemps a porté ses fruits, en tout cas ce n’est pas une guerre ethnique.
Quand il y a un conflit ethnique c’est souvent, et je vais donner un exemple concret, qu’il y a des problèmes sociaux. En ce moment dans le nord du Mozambique il y a une guérilla djihadiste, un groupe qui existait déjà et qui ensuite s’est affilié à l’Etat Islamique. Il recrute pas mal parmi le groupe côtier qui s’appelle les Mwanis et parmi les Makuas un grand groupe qui a été assez maltraité par les colonisateurs portugais, et puis il y a à la frontière de la Tanzanie le groupe makondé. C’est là qu’a commencé la guerre de libération en 1964. Le groupe makondé quoique minoritaire dans la région, a été extrêmement important dans la guerre de libération que je n’appelle pas personnellement nationale s’il n’y a pas de nations, mais guerre de libération anticoloniale. Comme ils ont été des acteurs majeurs dans la guerre de libération ils ont eu des rôles de direction importants. De généraux dans la guérilla, ils sont devenus ministres etc. Bien que nettement très minoritaires à l’échelle du pays deux pour cent de la population, et à peu près dix pour cent à l’échelle de la province-nord Cabo Delgado, ils ont accaparé la plupart des postes qui permettent de devenir riche. Aujourd’hui, il y a une expression ethnique du mécontentement contre les Makondés de la part des Mwanis ou des Macuas mais c’est à cause de l’inégalité provoquée par un pouvoir d’État accaparé par une ethnicité particulière en raison des circonstances historiques que je viens d’expliquer.
Les problèmes ethniques en général ne viennent pas tout seul. L’ethnicité n’est pas cantonnée à l’Afrique c’est la terre entière.
Je me rappelle très bien de la guerre en Yougoslavie. Du temps de Tito ou même quand Tito était déjà mort mais c’était encore l’Etat titiste, on parlait des problèmes des nationalités en Yougoslavie. Puis, quand la guerre est survenue, on a parlé alors des conflits inter-ethniques parce qu’on a toujours cette idée que les ethnies se battent entre elles. Mais non, les ethnies peuvent très bien se métisser, se mélanger ou non et vivre en totale relation pacifique s’il y a égalité, s’il n’y n’a pas exploitation ou manipulation etc. Une chose est certaine, les meilleures chances que la manipulation ne se produise pas, c’est de les reconnaître comme des formations sociales ordinaires de la population africaine ou de la population européenne. En France aussi on a nos ethnies. L’ethnicité majoritaire française est d’ailleurs souvent très ethniciste et considère qu’il y a qu’elle qui compte, puis on a des ethnicités qu’on peut considérer comme résiduelles bretonne basque etc. Mais les gens ne se considèrent pas eux comme résiduels. Alors quand je reconnais que la France est un État plurinational également ça ne veut pas dire que du moment qu’on reconnaisse une nation cela signifie indépendance pour cette nation. L’indépendance ou l’autonomie peu importe n’est qu’une solution politique parmi d’autres. Je prends deux exemples. Si le Québec se sent bien au sein de l’État canadien fédéral les indépendantistes québécois perdront tout le temps leur référendum et le Québec restera au Canada. Autre exemple si la Catalogne se sent bien dans le Royaume d’Espagne hé bien la Catalogne restera dans le Royaume d’Espagne parce qu’on peut parfaitement être une nation vivant dans un état plurinational.
D’ailleurs je rappelle que la crise récente en Catalogne qui a amené à la répression des indépendantistes est venue lorsque Zapatero a passé un accord avec la Generalidad de Barcelone statuant que la Catalogne était une nation en Espagne. Contrairement au Portugal, en Espagne il n’y a pas eu de révolution antifasciste il y a eu continuité de l’appareil d’État franquiste, le Tribunal constitutionnel formé en bonne partie d’ultra réactionnaires a dit qu’il n’y a qu’une seule nation en Espagne. Ils ont refusé que la Catalogne soit considérée officiellement comme une nation et cela a boosté considérablement le mouvement indépendantiste catalan en disant si on ne peut pas être une nation en Espagne alors on le sera en dehors. Encore une fois reconnaître l’identité, la promouvoir, en défendre la langue et la culture, l’économie et adapter les territoires aux gens qui se reconnaissent comme tels, cela ne veut pas dire indépendance même si le droit à l’autodétermination est un principe républicain sur lequel on ne peut pas transiger. Voilà je me suis un peu éloigné de l’Afrique mais je l’ai fait exprès parce que fondamentalement la question ethnique n’est pas propre à l’Afrique. Même le problème ethnique en Afrique n’est pas un problème africain.
La difficulté en Afrique c’est que l’on est à la périphérie du capitalisme. On a des Etats qui ne sont pas des Etats sociaux mais des Etats prébendiers, des Etats compradors, des États qui manipulent les clientélismes ethniques, qui promeuvent une seule ethnicité. Au Sénégal, en ce moment il y a une wolofisation accentuée et les autres langues africaines sont en train de disparaître. Naturellement cela ne peut pas être accepté pour la Casamance mais petit à petit il y aura d’autres révoltes surtout si le développement est très inégal selon les régions du pays. Parce que derrière tout cela, il y a toujours des conditions matérielles et sociales, ce n’est pas de l’économisme de dire cela, mais l’identité ne vient jamais toute seule elle est l’expression d’une réaction à un changement. Je l’ai bien vu au Mozambique. A l’époque coloniale donc jusqu’en 1975, les anthropologues pouvaient repérer une grande zone dans le nord du Mozambique où les gens parlent une famille de langue appelée makhuwa-lomwe et puis après l’arrivée au pouvoir du FRELIMO une politique a été menée qui profite principalement aux sudistes, à la capitale et aux villes. Les gens se sentent profondément opprimés et la rébellion soutenue par l’Afrique du Sud va prendre beaucoup de poids dans ces zones-là. A ce moment-là les gens ont commencé à dire eh bien oui je suis Makuas en réaction. Ils le ressentaient vraiment, une sensation n’est jamais fausse.
Comment traiter à la fois les problèmes d’ethnicité et les problèmes sociaux quand les questions d’ethnicité sont totalement manipulées et recouvrent si on peut dire l’ensemble des sujets sociaux. Par exemple certains groupes trotskystes nigérians confrontés à ce problème sous-estiment la question de l’ethnicité me semble-t-il.
Il y a des entrepreneurs politiques qui manipulent ouvertement l’identité et pas forcément des identités ethniques. Ils peuvent manipuler des identités noires dans un pays où il y a des métis. On peut manipuler n’importe quoi si cette chose existe. En revanche, ce qui est sûr c’est qu’il y a des effets ethniques de problèmes sociaux. L’exemple que je donnais tout à l’heure du nord du Mozambique avec le développement de cette guérilla djihadiste qui n’a pas de mal visiblement à recruter les jeunes garçons contre le pouvoir du FRELIMO. J’ai dit que ça venait de la place historiquement exagérée prise par une élite makondée, ce n’est pas non plus la totalité de la population makondée naturellement. Ils sont minoritaires dans la province et malgré tout c’est eux qui ont les meilleures places pour gagner de l’argent. Cette question va s’exprimer de manière ethnique parce que les gens disent, nous les Mwanis on n’a rien. Ils disent que les Makondés mangent tout c’est l’expression. Est-ce que c’est une manipulation ethnique ? non, c’est une expression ethnique d’une inégalité sociale.
Ce n’est pas parce qu’il y a ethnicité que c’est une manipulation. Cela me rappelle le fameux débat que Trotski avait avec ses rares partisans en Afrique du Sud déjà exclus du Parti communiste. Le PC et la 3e Internationale déjà stalinisés étaient pour le slogan de République noire et les jeunes trotskistes d’Afrique du Sud étaient pour une république sans couleur. A priori c’est très gentil mais c’est vraiment de l’universalisme abstrait, parce que la règle de la majorité voulait dire république noire. Cela ne veut pas dire que les blancs doivent partir mais ils doivent perdre leur privilège de blanc et Trotski avait défendu le slogan de République noire parce que c’est la règle de la majorité. Certains disent il n’y que la lutte des classes or si nous marxistes, nous sommes bien d’accord pour dire que « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. » cela ne veut pas dire qu’il n’y a que la lutte des classes. Nous on pense d’un point de vue d’analyse sociale, mais une personne à un moment donné de sa vie, c’est-à-dire de sa trajectoire, peut être blanche, noire ou métisse, elle peut être homme ou femme elle peut être de gauche ou de droite elle peut aimer le cidre ou la bière elle peut préférer le rugby au football, elle peut avoir des tas d’identité, et le seul endroit où toutes les identités se mélangent c’est en elle-même c’est à dire l’individu c’est l’endroit qui ne peut pas être divisé sinon on meurt. A un moment donné ce n’est pas forcément la question de classe qui va être la plus importante pour la mise en mouvement de cette personne. Cette personne va peut-être se mettre en mouvement parce qu’elle est musulmane et que la mosquée a été incendiée par des racistes, elle se met en mouvement non pas en tant que prolétaire de religion musulmane mais en tant que personne musulmane tout court. Une femme qui subit l’oppression patriarcale peut se mobiliser non pas en tant que prolétaire féminine mais en tant que femme. La conception marxienne qu’en dernière analyse (et non pas à la fin. En dernière analyse c’est-à-dire à la fin de l’analyse) on peut considérer que ce sont les conditions matérielles qui priment mais cela ne veut pas dire du tout que les gens se mobilisent d’abord prioritairement selon la conscience de classe. Sinon la révolution serait faite depuis longtemps parce que les ouvriers ne voteraient jamais à droite et on serait déjà en régime communiste depuis deux siècles …
Je crois que les camarades nigérians font des efforts pour dépasser les divisions mais c’est d’autant plus abstrait que précisément dans l’histoire du Nigeria on sait très bien que la limite entre la zone musulmane et la zone animiste, et donc de ce fait plus christianisée (parce que les missions chrétiennes on pratiquement rien réussi en terre musulmane), correspond à l’ancien émirat de Sokoto, l’Etat précolonial africain qui était à cet endroit-là. Ces divisions n’ont pas été inventées par le colonisateur. Il y a peut-être des gens qui essaient de manipuler mais encore une fois on ne peut manipuler que ce qui existe. Le Nigeria est une construction artificielle comme beaucoup d’Etat postcoloniaux, cela ne veut pas dire que ça ne peut pas marcher, cela pourra marcher si c’est un Etat social et hautement respectueux des différentes identités ethniques historiquement produites sur le territoire du Nigeria actuel.
Quand on prend l’exemple de la « révolution » de 1959 au Rwanda où le pouvoir absolu de l’élite tutsi a été mis à bas, cette « révolution » au lieu de prendre une trajectoire sociale a au contraire pris une trajectoire ethniciste avec les conséquences dramatiques que l’on connaît.
Le cas rwandais est à mon avis un cas très exceptionnel en Afrique. Il ne s’agissait pas d’ethnicité mais de castes professionnelles, de castes mythifiées. Un soi-disant Hutu n’était pas du tout forcément un agriculteur et un soi-disant Tutsi n’était pas du tout forcément un éleveur. Ce sont des mythes de lignages. Le problème c’est quand il y a une mobilisation sociale, elle peut s’exprimer selon une polarisation ethnique parce que ce sont les lignes d’entendement les plus disponibles pour les gens. Ensuite ce sentiment ethnique prend son autonomie et même si le problème social est résolu la question ethnique ne va pas disparaître comme par enchantement. Si on a une identité le problème social qui l’a nourri peut disparaître, cela peut éviter des massacres, mais cela n’évitera pas la perpétuation de cette identité non pas éternellement mais sur plusieurs générations.
Comment analyser la politique de Paul Kagamé qui interdit au Rwanda l’affichage de toute notion d’ethnie ?
Le Rwanda est un Etat dictatorial qui vient de loin quand même. Si Kagamé refuse toute expression ethnique c’est parce qu’il sait bien que c’est l’élite tutsi qui est au pouvoir donc ça l’arrange de ne plus parler d’ethnicité mais c’est un des états les plus développementalistes d’Afrique. C’est un Etat où il y a eu des vrais progrès sociaux et donc cette répression ethnique peut marcher parce que les gens voient qu’il y a l’école, des hôpitaux, que le commerce marche etc… mais régler les problèmes ethniques ne peut pas se faire par la répression de l’ethnicité, c’est exactement le contraire. Par exemple la grande catastrophe de la Yougoslavie, à l’époque j’avais publié un article d’opinion dans Libération qui s’appelait « l’autodétermination pour les Serbes aussi ». Je n’ai aucune sympathie pour le régime politique serbe mais le fait de considérer que les frontières internes à la Yougoslavie devenaient des frontières d’État nation ça a été une catastrophe parce que du temps de la Yougoslavie, on avait des Serbes en Serbie mais aussi en Bosnie, en Croatie, au Monténégro … Mais ce n’était pas grave parce que de toute manière c’était la Yougoslavie. A partir du moment où on a fait de ces frontières, des frontières d’Etat nation, les Croates ont commencé à s’empresser d’exclure les Serbes qui vivaient en Krajina et ça a donné une base de masse aux seigneurs de guerre pro serbes qui ont déclenché la guerre civile. Au contraire on aurait dû suivre les conseils de Renan : quand des doutes subsistent aux frontières alors consulter les populations.
Je ne dis pas qu’il faille remettre en cause les frontières africaines mais leur principe d’intangibilité est profondément fauteur de guerre. Il y a énormément de conflits en Afrique qui sont provoqués par cela. Je prends l’exemple du Mali. Il y a une vraie question touarègue. Le territoire Touareg n’est pas non plus homogène ethniquement, il y a d’autres peuples qui vivent aussi, mais il y a quand même une région qu’ils appellent l’Azawad qui est fortement peuplée de Touarègues et si on veut respecter les droits des minorités il faut aussi respecter les droits de la majorité. Pourquoi l’Azawad n’aurait-il pas le droit à l’indépendance ? cela serait le meilleur moyen pour dissocier les Touarègues des islamistes. Le jour où on leur accorde l’indépendance ils feront le ménage. Il faut remettre en cause dans ce cas-là les frontières coloniales, pas le faire partout au moins parce qu’il y a quand même quelques Etats africains qui sont quasiment des États-nations par exemple le Botswana, le Rwanda.
La Somalie c’est l’inverse. Si la Somalie actuelle est totalement somalienne, elle ne représente que les deux cinquièmes de l’aire Somali. En effet cette aire s’étend au Nord-est du Kenya, recouvre la moitié de Djibouti et tout l’Ogaden d’Ethiopie et de ce fait d’autres problèmes qui se posent. S’il y a quelques cas d’Etat nation en Afrique cela ne résout pas forcément toutes les difficultés parce que tout dépend de la nature de l’État. Très souvent le gros problème reste les frontières des États africains.
Le cas de la Somalie est intéressant car c’est un État-nation ethniquement homogène mais en même temps il y a deux régions qui demandent leur indépendance le Somaliland et Puntland
En effet, il n’y a pas que la question ethnique en Somalie, il existe les clans qui correspondent énormément à ce que l’on appellerait les tribus, c’est-à-dire des structures politiques. Il ne faut pas avoir de l’ethnicité une vision statique. Peut-être qu’aujourd’hui il y a des gens qui se sentaient Somalien avant et qui ne vont plus se sentir Somalien demain. Le Somaliland réclame son indépendance et de fait il a obtenu. C’est un Etat qui n’est reconnu par personne mais c’est la partie de la Somalie qui fonctionne le mieux. Il y a même eu des élections qui ont été surveillées par l’ONU. La domination coloniale a aussi eu des effets identitaires. Je reprends mon exemple du Nord du Mozambique avec les Makondés donc ce groupe qui a été si important dans la lutte anti coloniale et qui a accaparé les postes de pouvoir. Il y a des Makondés des deux côtés de la frontière au nord du fleuve Ruvuma, on est en Tanzanie et au sud au Mozambique. 120 ans de colonisation anglaise d’un côté, de colonisation portugaise de l’autre ont eu des effets identitaires. Aujourd’hui même s’ils reconnaissent que ce sont des cousins les Makondés du sud savent très bien qu’ils ne sont pas tout à fait pareil que les Makondés du nord.
Les ethnologues peuvent dire que c’est la Somalie cela n’empêchera pas des contradictions internes qui font que certaines régions vont demander leur indépendance. Mais peut être que cette indépendance est motivée par un Etat qui ne fonctionne pas du tout, qu’il n’est pas démocratique, qu’il n’apporte pas de progrès social ou qu’il a été accaparé par un clan, alors qu’il y en a une bonne quinzaine, etc.
L’indépendance du Brésil en 1822 cela n’a absolument pas été une lutte de libération nationale. Le Brésil c’est un cas extraordinaire, le cas le plus radical au monde puisque c’est l’Etat portugais métropolitain qui en 1807 fuyant les armées napoléoniennes s’est sauvé avec le roi, la cour, la bureaucratie, les archives, le trésor. Tout cela s’en est allé à Rio de Janeiro. Quand dès 1811, ils auraient pu rentrer ils n’en ont pas eu envie. Ils se sont installés et ont déclaré que désormais l’Empire se ferait non plus à partir de Lisbonne mais de Rio et ce n’est pas pour autant qu’ils étaient devenus des Brésiliens. Ils étaient toujours Portugais, d’ailleurs leur empire s’appelait empire brasilique. Petit à petit au cours du 19e siècle les anciens Portugais donc les Portugais du Brésil sont devenus des Brésiliens et ont demandé l’indépendance en raison de la stupidité des Cortès de Lisbonne rétablis suite à la défaite des armées napoléoniennes. Les Cortès ont ordonné au Brésil de redevenir une colonie, ce qui sur le plan économique voulait dire non seulement que tout l’or brésilien devait venir au Portugal, que les bateaux anglais, belges ou français n’avaient plus le droit d’accoster dans les ports brésiliens. Seuls les bateaux portugais étaient autorisés, et ceux qui voulaient acheter les produits brésiliens devaient venir à Lisbonne. Le rétablissement du monopole colonial a été totalement refusé. Au départ ça a été une révolte fiscale pas du tout une révolte ethnique, ou une lutte de libération nationale mais cela a eu des effets ethniques nationaux et aujourd’hui le Brésil est un Etat nation.
La Somalie montre deux choses. Premièrement ce n’est pas parce qu’on a une identité, une homogénéité ethnique que tout se passera bien, parce qu’il y a d’autres problèmes qui se posent. Deuxièmement que l’identité change par des trajectoires identitaires qui peuvent provoquer des disparités au sein de la population. L’identité n’est qu’une communauté de gens qui ressentent telle chose à un moment « n » de la trajectoire identitaire.
Si l’identité n’est rien d’autre qu’une trajectoire identitaire cela ne veut pas dire que c’est une fausse conscience. Si je dis à un Zoulou, tu as tort de te mobiliser en tant que Zoulou parce qu’en fait tu n’es qu’une trajectoire identitaire il va se marrer et va rejoindre l’Inkatha Freedom Party de Buthelezi contre l’ANC qui elle parle au nom de la nation sud-africaine.
En Amérique du Nord, il ne faut surtout pas dire indien car indien est une catégorie coloniale et toutes ces populations ont des nations. Les Américains pour parler de leurs populations originaires, parlent de « First nation » des Premières nations, c’est peut-être de la démagogie mais d’un point de vue historique c’est tout à fait correct. En Inde le mot « tribe » est utilisé pour les peuples pré migration indo européenne donc avant même la formation de l’Inde du nord, du Grand Mogol etc. Ces populations n’ont pas de caste, elles sont reconnues comme tribu donc on parle aussi parfois au Vietnam de tribu des montagnes, en fait ça veut dire ethnicité mais une ethnicité particulièrement périphérique dans le contexte de ces Etats là.
Et concernant les tribus et les clans
On peut parfaitement employer le mot tribu sans paternalisme colonial. Une tribu c’est une organisation politique d’une fraction de la population avec une chefferie, des chefs délégués dans différentes régions. Dans le monde arabo berbère il y en a, en Somalie il y en a aussi même si on les appelle les clans.
Au Mozambique par exemple, il y a de nombreuses ethnicités mais il n’y a pas de tribus parce qu’elles ont été brisées par le colonisateur portugais. Contrairement aux Anglais, les Portugais ont fait l’administration directe c’est-à-dire qu’ils n’ont pas remis en place des chefs traditionnels puissants.
Le clan est une organisation imaginaire en tout cas dans les territoires que je connais. Une certaine catégorie de la population va dire nous ont descend de la tortue, nous du singe, des mythes d’origine très souvent animal parce qu’il ne faut pas oublier que le mot Bantou veut simplement dire être humain. La seule différence c’est plus entre l’être humain et les animaux donc on a souvent des origines animales impliquant des tabous alimentaires. Si je descends de la tortue je ne vais pas manger de tortue. Les lignages c’est l’organisation de la parenté, patrilinéaire, la descendance se fait par le père et matrilinéaire par la mère. Cela ne veut pas dire que c’est le pouvoir matriarcal mais juste que ce n’est pas le mari de la femme qui a le pouvoir mais le frère de la femme. Le lignage est défini par la mère, un petit peu comme dans le judaïsme classique.
Il y a des différences de définition selon les disciplines selon les terrains. Quel que soit le langage utilisé par les politiques, les militants ou les anthropologues on ne parle pas de nations originaires au Brésil. Ils pourraient parfaitement le faire. Le terme utilisé est indigène. Ce n’est pas du tout péjoratif cela désigne celui qui était là avant. Le problème c’est que les autres ne se considèrent pas comme exogènes et on peut dire qu’ils ne sont pas exogènes s’ils sont esclaves, ils sont là depuis quatre ou cinq siècles, s’ils sont blancs, ils sont là soit depuis la même durée ou soit depuis le grand courant d’immigration européenne pour blanchir le pays entre 1850 et 1950. Mais d’un point de vue mode de production, que ce soit les blancs anciens ou les blancs nouveaux ils ont vécu au sein du capitalisme comme les esclaves avec le capitalisme colonial, alors que les nations indigènes sont vraiment restées dans leur mode de production de redistribution horizontale sans accumulation de richesse donc ça fait encore sens de dire indigène. Le mot indigène au Brésil est tout à fait admis par les gens même si le mot exogène en contrepartie n’est pas utilisé parce que c’est aussi une bataille de légitimité. S’ils se reconnaissaient exogène, quelque part il faudrait dire que les seuls vrais Brésiliens sont les indigènes.
Peut-être un mot de conclusion
Pour nous marxistes, il est grand temps de bien réfléchir pour intégrer l’ethnicité à la démocratie politique. Je ne dis pas qu’il n’y a que les luttes pour la démocratie, il y a aussi des luttes sociales mais ces dernières ont besoin de démocratie et la démocratie politique a besoin qu’on y intègre l’ethnicité plutôt que de la combattre. Il ne s’agit pas de défendre la tradition, on s’en fiche. Si des choses sont bien dans la tradition on les défend si des choses sont mauvaises on les combat. Il y a des erreurs dans la tradition, par exemple dire que l’excision féminine c’est à cause de l’islam est faux, cela existait bien avant et ce n’est pas marqué dans le Coran.
C’est vraiment une question de droit à l’égalité. J’ai le droit d’être Yoruba d’être Makua ou autre, j’ai le droit qu’à l’école mes enfants soient alphabétisés dans cette langue, j’ai le droit que le territoire de ma province soit dessiné selon les endroits où les gens qui parlent comme moi sont majoritaires, j’ai le droit que l’État soit bilingue. L’État peut être de langue anglaise, swahili ou portugaise mais il doit avoir un bilinguisme officiel. Les fonctionnaires nommés dans le coin ne doivent pas forcément être de l’ethnicité du coin mais doivent savoir parler la langue du coin.
Pour les marxistes, je pense que c’est un enjeu très important avec l’évolution de l’Afrique accompagnée d’une urbanisation galopante sans prolétarisation. Les gens qui viennent en ville parce qu’on ne peut plus vivre à la campagne, n’arrivent pas à rentrer dans le mode de production capitaliste pour la majorité d’entre eux. Ils n’arrivent pas à devenir ouvrier, salarié de gros artisans, fonctionnaire … Ces gens qui arrivent de la campagne dans les villes, ont besoin de sauvegarder les liens de solidarité horizontale comme l’ethnicité et ce n’est que plus tard peut-être, qu’ils ressentiront les liens de solidarité verticale c’est-à-dire classe contre classe, prolétariat contre bourgeoisie.
En Afrique ce qui est majoritaire ce n’est pas le prolétariat c’est la plèbe urbaine qui n’est pas une classe sociale, c’est une formation sociale instable. Des gens parfaitement inutiles pour le capitalisme, c’est à peine un marché. Ils peuvent mourir du SIDA, du COVID ou de guerre civile, ce n’est pas un problème pour les capitalistes. Ce sont des gens que nous, nous devons défendre. Souvent la question principale en Afrique n’est pas prolétarienne mais plébéienne et il n’est pas facile de définir des revendications transitoires pour ce genre de population, en tout cas nous n’avons pas de tradition politique pour défendre ces gens-là mais il faudra qu’on l’invente.
Michel Cahen est africaniste spécialiste de l’Afrique lusophone et directeur de recherche émérite au CNRS. Son dernier ouvrage est « Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept » Editions KARTHALA.
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