L’accaparement des terre et de la souveraineté par les Brics
1er septembre 2013 05:54 0 messages
Bien que des analyses différentes prévalent, une approche générale des relations entre le Sud et les Brics soutient qu’elles se différencient de l’approche des bailleurs de fonds traditionnels du nord (par opposition aux investisseurs dont il sera question ci-dessous). (1) En particulier, il est souvent affirmé que la coopération Sud-Sud pour le développement ne se double pas de conditionnalités politiques, fournit une assistance basée sur un paradigme gagnant-gagnant et met l’accent sur la façon d’assurer la viabilité économique du pays d’accueil. (2)
Là où la Chine insiste notamment sur la nécessité de respecter la souveraineté du pays d’accueil, tous les Brics cherchent aussi à promouvoir une stratégie de développement fondée sur l’égalité, la solidarité, le développement et la coopération mutuelles. Ces différences par rapport aux donateurs du Nord, dit-on, contribuent à une coopération plus efficace et à une meilleure perception par les populations locales.
Des différences existent entre la façon dont les donateurs du Nord et les Brics conçoivent la souveraineté des pays récipiendaires et leur indépendance, lorsqu’il est question d’aide publique au développement. Mais cette différence disparaît dès lors qu’il est question d’investissements directs étrangers (Ide) dans le foncier. Quand l’accès à cette précieuse ressource est en jeu, les approches et les positions du Nord et du Sud vers les pays à faible revenu (Pfr) convergent de façon plus significative qu’on ne pourrait le penser.
L’actuel « ruée vers les terres » est caractérisée par certains traits particuliers : il se produit à une vitesse sans précédent, du fait d’une jonction des forces locales et mondiales cumulées, il a un impact direct sur l’accès à la terre et à l’eau, qui sont maintenant devenues des ressources rares, il se passe dans un monde habité par plus de sept milliards de personnes, dont la sécurité alimentaire de la majorité d’entre eux est chaque jour à risques, il n’est presque jamais la conséquence des guerres ou des occupations, mais se déroule dans les contours du cadre juridique existant.
Cependant, même si l’accaparement des terres est un phénomène mondial, il est solidement ancré dans la réalité locale et c’est cette réalité locale qui doit être étudiée afin de saisir pleinement ses effets. (3) L’accaparement des terres est mauvaise non seulement parce qu’ell prend des terre lointaines, mais aussi parce qu’elle met en œuvre un modèle économique socialement, économiquement, politiquement et moralement insoutenable et inacceptable.
En regardant d’où viennent les investissements, l’absence de région motrice centrale est frappante. Ce que nous voyons est la coexistence d’acteurs (public, privé et mixte) du Nord, des États du Golfe, des pays émergents - notamment les Brics - et, dans certains cas, des pays à faible revenu eux-mêmes. En moyenne, les pays investisseurs ont un Pib par habitant quatre fois plus élevé que celui des pays cibles et cette différence est encore plus élevée si l’on exclut les pays qui sont à la fois l’origine et la cible des flux d’investissement. (4)
En juin 2011, une étude de réalisée par l’International Land Coalition notait que l’accaparement des terres concerne environ 80 millions d’hectares, dont 64 pour cent sont situés en Afrique, (5). La dernière mise à jour par la même organisation renvoie à plus de 200 millions d’hectares, soit huit fois la taille de Grande-Bretagne, ou l’ensemble de l’Europe du Nord-Ouest. (6)
LES BRICS ET L’ACCAPAREMENT DES TERRES EN AFRIQUE
BRESIL : 28.000 ha en Afrique de l’Est (pays touchés : Mozambique, Ethiopie)
INDE : 1 million 924 509 ha, dont 15 000 ha en Afrique centrale, 1 million 761 800 ha en Afrique de l’Est, 8,020 ha en Afrique du Nord et 139 689 ha en Asie du Sud-Est (pays touchés : Cambodge, Indonésie, Laos, Philippines, Inde, Cameroun, Ethiopie, Madagascar, Mozambique, Soudan)
CHINE : 1 million 140 683 ha, dont 10.000 ha en Afrique centrale,
126 171 ha en Afrique de l’Est, 348 972 ha en Amérique du Sud, 628 139 ha en Asie du Sud-Est et 26 000 ha en Afrique de l’Ouest (pays touchés : Cambodge, Chine, Soudan, Laos, Philippines, Inde, Bolivie, Pérou, Argentine, Bénin, Cameroun, Éthiopie, Mali, République démocratique du Congo, Ouganda, Zimbabwe
AFRIQUE DU SUD : 1 million 416 411 ha, dont 340.000 ha en Afrique centrale, 367 174 ha en Afrique de l’Est, 55 794 ha en Amérique du Sud, 650 000 ha en Afrique de l’Ouest (pays touchés : Colombie, Angola, Bénin, Ethiopie, République démocratique du Congo, le Mozambique, Madagascar)
Selon les données les plus récentes recueillies par Land Matrix Initiative (Initiative pour la matrice des transactions foncières) et élaboré par Anseuuw et al. (Ibid), 83,2 millions d’hectares de terres ont été ciblés par les investisseurs dans les pays en développement, dont 56,2 millions en Afrique, 17,7 millions en Asie et 7 millions en Amérique latine. (7) En outre, la majorité des acquisitions déclarées sont concentrés dans quelques pays.
Les données montrent que les investisseurs des Brics jouent un rôle de plus en plus crucial (sauf la Russie, qui reste à la marge de la ruée probablement en raison de la quantité de ses terres disponibles), démontrant que l’accaparement des terres se déroule non seulement à partir du noyau traditionnel de la périphérie, mais aussi de manière transversale sur la carte géopolitique du monde. Il y a des zones d’intérêt pour chaque pays, avec une prédilection pour les pays voisins (en particulier dans le cas du Brésil, de l’Afrique du Sud et de la Chine) et certaines régions du continent africain, en fonction de la proximité géographique ou des liens linguistiques.
Les investisseurs des Brics ciblent les pays à faible revenu, tandis qu’un récent rapport publié par Oxfam souligne la relation étroite entre la faiblesse de la gouvernance interne et l’accaparement des terres. (8) En outre, on peut affirmer que la proximité géographique, l’intégration régionale et les liens culturels sont trois autres facteurs qui peuvent déterminer le flux des investissements.
Les investisseurs indiens sont particulièrement actifs en Indonésie, en Malaisie et dans la partie orientale de l’Afrique (en particulier l’Ethiopie [9] et le Kenya), tandis que les intérêts brésiliens semblent réduits et limités à l’Afrique de l’Est. Fait intéressant, le capital sud-africain traverse les frontières du Mozambique, de la Zambie (10) et du Swaziland, (11) mais aussi de la République démocratique du Congo, (12) de l’Angola, du Bénin, du Congo et de l’Ethiopie. (13)
Enfin, selon les données disponibles, la Chine est l’investisseur le plus actif, avec plus de 5 millions d’hectares de terres sur tous les continents et une présence plus forte en Asie du Sud, (14) dans l’Océanie et en Amérique du Sud, plutôt qu’en Afrique. (15)
La rhétorique brésilienne - le « début d’une nouvelle ère économique entre l’Afrique et le Brésil » (16)- est démentie par l’accord récemment conclu par la présidente Dilma avec le Mozambique et le Japon pour développer un projet de 14 millions d’hectares agricoles dans le nord du Mozambique. (17) En effet, le Brésil est en tête du peloton quand il s’agit de l’accaparement des terres. (18)
Les investisseurs du Brésil, de l’Inde, d’Afrique du Sud et les investisseurs chinois ont déjà obtenu l’accès, via la location ou l’achat, à des millions d’hectares situés dans d’autres pays du Sud, en concurrence directe avec les pays du Nord et du Golfe pour le contrôle des ressources en terres et en eau qui alimentent des millions de communautés locales (sans parler de l’équilibre de l’environnement et de la biodiversité dire).
Les stratégies diplomatiques et législatives adoptées par les gouvernements des Brics sont cruciales dans cet accaparement des terres. Comme acteurs mondiaux se trouvant dans un besoin d’expansion économique, énergétique et alimentaire, les économies des Brics sont en train de renforcer et de faciliter des opérations impliquant les terres à l’étranger d’une manière incompatible avec leurs proclamations liées au développement durable, à la coopération, à la solidarité et le respect de la souveraineté étrangère.
La Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud ont adopté des réformes juridiques qui favorisent la délocalisation de la production alimentaire et de l’énergie. En revanche, le Brésil a utilisé son autonomie législative visant à réduire l’accès aux terres brésiliennes par des investisseurs étrangers, tandis que l’accumulation de terre par les Russes est la conséquence de la privatisation qui a eu lieu dans les années 1990.
Le rôle de l’Afrique du Sud pour soutenir les investissements dans les terres à l’étranger est un parfait exemple. Étant donné que les cultures produites à l’étranger avec des investisseurs sud-africains sont généralement vendus sur le marché mondial, plutôt que d’être réimportés en Afrique du Sud, les efforts entrepris par le gouvernement concernent particulièrement le commerce international, plutôt que la création d’incitations juridiques pour garantir la sécurité alimentaire à travers la délocalisation productive.
Le ministre de l’Agriculture Tina Joemat-Pettersson a annoncé en 2010 un fonds de 6 milliards de rands sud-africains (soit environ 680 millions de dollars) pour soutenir les agriculteurs sud-africains, dont la moitié serait consacrée à des projets au-delà des frontières de l’Afrique du Sud. (19)
Par ailleurs, malgré les inquiétudes croissantes suscitées par l’impact négatif de l’accaparement des terres, à la fois en Afrique du Sud et à l’étranger, les Etats africains n’ont proposé aucune intervention juridique pour exiger un respect plus fort et plus efficace des droits humains et de l’environnement par les investisseurs nationaux qui entreprennent des projets à l’étranger. La solidarité africaine supposée être à la base de la relation entre l’Afrique du Sud et ses pays voisins semble particulièrement faible quand il s’agit de soutenir les investissements nationaux et la génération de profit.
Le penchant du Brésil vers les investissements à grande échelle dans des terres est très stratégique, pour ne pas dire hypocrite. D’une part, le Parlement examine depuis près d’un an la mise en place d’une nouvelle législation visant à interdire la propriété étrangère des terres brésiliennes, (20) d’autre part le pays poursuit une politique de concentration des terres et d’industrialisation massive, tant au niveau national qu’à l’étranger, avec une attention particulière à la production d’agrocarburants.
La lutte contre la propriété étrangère a commencé en 2010, lorsque les limites sur la superficie des terres que les sociétés étrangères peuvent acheter ont été imposées par une nouvelle interprétation de la loi en vigueur, établie par le bureau du procureur général du Brésil. Toutefois, cela ne semble pas s’accompagner d’une politique parfaitement cohérente en faveur des paysans et des réalités locales.
S’il est vrai que l’administration Lula a présenté des initiatives qui étaient favorables aux agriculteurs à petite échelle, y compris la révision, en 2009, des indices de productivité qui déterminent les propriétés soumises à expropriation, et alors que la pression exercée par le Mouvement des sans terres a abouti à quelques bons résultats comme garantie de l’accès à la terre pour 800.000 familles, le pouvoir de l’industrie agroalimentaire et les niveaux de concentration des terres continuent d’augmenter. (21)
La croissance économique du Brésil a été fortement tributaire de l’expansion des terres et des pâturages arables, du remembrement des terres à travers la régularisation de la propriété, de la libéralisation du marché et d’un engagement clair en faveur de la production agro-alimentaire et des agro-carburants - en particulier dans la région du Cerrado, où la « marche vers l’Ouest » a été proclamée par l’Etat pour occuper ses« espaces vides ». (22)
Cette combinaison de politiques et de préférences a considérablement affecté l’équilibre environnemental et social de vastes étendues du pays, où l’on estime que 40-50 pour cent de la végétation ont été détruits. (23) Paradoxalement, la pression interne contre la déforestation déplace de manière significative l’attention du gouvernement et des investisseurs vers les pays périphériques.
L’accaparement des terres a été facilitée par l’expansion des traités bilatéraux d’investissement (Tbi) qui amplifient les asymétries économiques et aussi de pouvoir. La flambée des Tbi représente le passage du multilatéralisme universel du passé à un bilatéralisme plus fragmenté. Les investissements sont libres de se déplacer et de profiter de leur mobilité pour placer les pays dans une compétition acharnée dont le résultat est une subordination de la collectivité aux intérêts et aux besoins économiques de l’investisseur.
Le nombre de Tbi est en pleine explosion et les Brics sont de plus en plus partie de cette tendance. Entre 1959 et 1991, plus de 400 accords bilatéraux ont été signés, un chiffre qui a augmenté à 2600 depuis la mi-2008, tandis que les dispositifs assimilés aux Tbi ont été inclus dans un nombre croissant d’accords de libre-échange plus étendus (Ale). (24) En 2004, les Tbi Sud-Sud représentaient 28 pour cent du nombre total de Tbi signés. (25)
Ces Tbi sont d’abord utilisés par les Etats pour créer des liens régionaux renforcés avec les pays cibles, de manière à créer une zone facilement accessible pour les investisseurs, sur la base d’une subordination des prérogatives souveraines et un accès plus simple aux facteurs de production tels que la terre et la main d’œuvre et aux matières premières. Les Tbi entre les Brics et les pays à faible revenu ; ayant des contenus fortement favorables aux investisseurs, dénient, en réalité, la rhétorique Sud-Sud des Brics.
La Chine a conclu des accords bilatéraux avec des pays en développement et des pays à faible revenu (Tchad, Costa Rica, Cuba, République de Corée, Côte d’Ivoire, Gabon, les Seychelles, Laos, Libye, Mali, Myanmar/ Birmanie, Madagascar, l’Ethiopie, l’Ouganda, etc.). Soixante pour cent des Tbi conclus par la Chine entre 2002 et 2007 concernaient des pays en développement, principalement en Afrique. (26)
L’Afrique du Sud a aussi été très active dans la signature de Tbi depuis la fin de l’apartheid, car il réoriente ses relations internationales selon les besoins économiques des investisseurs nationaux. Dans un examen officiel des Tbi de l’Afrique du Sud réalisé en 2009, le ministère du Commerce et de l’Industrie a déclaré que, « étant donné les importants investissements intra-africains faites par les sociétés de la République d’Afrique du Sud (Ras), la Ras devrait évaluer la meilleure façon dont ces investissements opérés par ses citoyens peuvent être sauvegardés ».
Conséquence de l’expansion intra-régionale des investissements en Afrique du Sud, le gouvernement a conclu des accords de type Tbi sur la promotion et la protection réciproque des investissements (plus protocoles additionnels) avec l’Angola, le Cameroun, la République démocratique du Congo, le Gabon, la Guinée, l’Ethiopie, la Mauritanie, la Namibie, le Soudan, la Tanzanie, la Zambie et le Zimbabwe.
En somme, plutôt que d’agir comme des laboratoires institutionnels et juridiques pour tester les nouvelles règles, plutôt également que de construire un réseau parallèle d’accords bilatéraux fondés sur de nouveaux principes et de nouvelles relations entre investisseurs et États, les Tbi Sud-Sud reproduisent la même logique et, dans certains cas, le même libellé que les Tbi Nord-Sud.
L’hypocrisie est évidente quand, en 2009, un avis du ministère du Commerce et de l’Industrie, se référant à l’examen en cours des traités bilatéraux d’investissement conclus par la République d’Afrique du Sud depuis 1994, précise que les accords internationaux d’investissement existant « sont basés sur un modèle vieux de 50 ans, qui reste axé sur les intérêts des investisseurs des pays développés. Les principaux sujets de préoccupation pour les pays en développement ne sont pas abordés dans les processus de négociation des Tbi. Ces accords touchent profondément l’espace politique des pays en développement, en imposant des règles d’investissement contraignants et dommageables, avec de lourdes conséquences pour le développement durable ». (27)
Cependant, bien que la Rsa a décidé d’adopter une politique de non-renouvellement des Tbi conclus au cours de la période de l’apartheid, qui imposent un énorme fardeau lié aux prérogatives de l’Etat - comme celles avec le Luxembourg et la Belgique -, elle adoptait au même moment la même approche dans la conclusion d’un accord bilatéral avec le Zimbabwe. (28)
En regardant le Tib 2009 conclu entre les deux pays, on voit qu’il reproduit clairement la même architecture juridique qui est critiquée ouvertement – y compris une clause d’expropriation extrêmement généreuse qui exige de l’Etat une pleine compensation à la valeur du marché dans tous les cas de nationalisation, d’expropriation ou mesures équivalentes, sans exceptions aucune. (29)
De même, les contrats d’investissement Sud-Sud dans le domaine foncier reproduisent les contenus des accords Nord-Sud. Un des éléments les plus frappants contenus dans les contrats impliquant des investisseurs des Brics concerne l’utilisation de la souveraineté pour définir la terre comme vierge et immédiatement disponible, en particulier dans le cas de l’Afrique sub-saharienne.
Bien que les études menées sur la disponibilité des terres et les populations elles-mêmes nous disent qu’il n’y a pas de terres sous-utilisées ou non exploitées en Afrique sub-saharienne, l’exercice de la souveraineté sur les terres publiques légitime le fait d’avoir une vision différente de la réalité, qui serait ensuite codifié et cristallisé dans les clauses du contrat.
Au nom du peuple, les représentants des Etats assument l’obligation de « transmettre la libre possession de la terre » ou à « veiller à ce que ces terres soient libres de toute charge à la date de remise en accord avec le projet de développement », et que le non-respect de ces dispositions représenterait une violation contractuelle. (30)
Selon la majorité des constitutions des pays africains, les terres non-eattribuées appartiennent au domaine public, à la nation ou à l’Etat, à savoir l’autorité institutionnalisée qui a le devoir de les gérer, mais ne peut jamais entièrement en disposer. L’occupation des terres par des personnes sans titre officiel est donc admis, mais pas légalement reconnue. Et l’État a le pouvoir légitime à disposer de ses ressources naturelles.
Chaque fois qu’il conclut un contrat d’investissement qui définit des terres occupées comme vierges et disponible, l’État est donc à la recherche de la réalité juridique en laissant de côté les preuves sur le terrain. Agissant en tant que propriétaire du terrain, et en maximisant son pouvoir et ses prérogatives, l’État construit une réalité juridique fonctionnelle et a le pouvoir de coercition pour la faire appliquer légitimement. Celui qui ne respecte pas le nouveau canon légal défini dans le contrat est immédiatement effacé de la sphère de la légalité. Les paysans qui ne considèrent pas la nature comme une source exploitable, les agriculteurs qui pratiquent l’agriculture itinérante, le pastoralisme nomade ou la chasse et la cueillette deviennent soudain juridiquement inexistants ou, pire encore, hors la loi. (31)
Bien que les investisseurs et l’Etat clament que les projets se déploient sur des « terres marginales disponibles » - c’est-à-dire sous-utilisés ou non utilisés, vide ou peu peuplée, géographiquement éloignées et socio-politiquement et légalement disponibles -, des preuves démontrent que ces investissements sont en concurrence pour les terres fertiles, entrainant des luttes réduites au silence par les contrats signés.
En conclusion, le contrat d’investissement conclu entre les Etats et les investisseurs des Brics permet une réinterprétation de la réalité selon les besoins de l’investisseur, par l’exercice des prérogatives de l’État, en plus de la possibilité pour l’investisseur de déclencher des principes du droit international afin d’assurer le respect du contrat. Dès lors, la souveraineté n’est exercée ni de façon autonome ni pour le bien du peuple.
Des millions de personnes ont déjà été déplacées ou empêchés d’accéder à leurs terres traditionnelles, sous le couvert d’un arsenal juridique complexe bâti sur le contrat, le droit national, international et l’investissement.
Par ailleurs, afin de développer pleinement les projets de grande envergure, les investisseurs doivent souvent compter sur des intrants massives, y compris l’eau qui est souvent détournée de son cours naturel et utilisée pour leur production. Là où l’agriculture à grande échelle est adoptée, l’eau est cruciale et le détournement des ressources hydriques se fait rarement de manière compatible avec les besoins et la survie des petits paysans.
L’interception, le détournement ou le stockage de l’eau a des effets en aval ou peuvent imposer des exigences sur les utilisateurs des terres en amont. Les contrats d’investissement sont un instrument juridique qui légitime cette appropriation de l’eau pour les besoins industriels et la codification d’une asymétrie de pouvoir qui porte atteinte aux droits fondamentaux des populations.
En résumé, mon objectif a été de voir si la rhétorique des Brics portant sur le « respect de la souveraineté nationale » et la « promotion de la solidarité » (32) sont valides et applicables pour ce qui est des investissements à grande échelle en cours dans le secteur des terres, une question devenue une préoccupation mondiale et diversement désignée comme « l’accaparement des terres », le « néo-colonialisme », « l’impérialisme moderne », la « ruée verte », la « ruée vers l’Afrique », etc.
Le discours dominant sur l’approche des Brics pour le développement est basé sur les principes du G77 qui affirment la coopération Sud-Sud, l’égalité, la solidarité, le développement mutuel et la complémentarité. (33) Pourtant, dans la réalité, la prolifération des traités bilatéraux d’investissement Sud-Sud, avec le niveau extraordinaire de mobilité des capitaux, offre aux investisseurs la possibilité de générer une concurrence réglementaire entre pays périphériques qui, à leur tour, utilisent leur souveraineté (en particulier leur souveraineté sur les ressources naturelles, la possibilité d’imposer des taxes, etc.) pour devenir plus attrayant que leurs voisins. La conséquence est que les biens publics ou commune formels tels que la terre, l’eau, le travail et les ressources fiscales ont été progressivement privatisés et accumulés sous couvert d’accords d’investissement privés.
Comme dans le cas des investissements Nord-Sud par le biais des hedge funds, des fonds de pension, et de l’agrobusiness, les relations entre les Brics et les Pfr africains sont basés sur des contrats d’investissement qui se dégagent de positions asymétriques et qui codifient et cristallisent l’ordre juridique qui correspond le mieux aux intérêts des investisseurs. De cette façon, ce ne sont pas seulement les communautés et l’environnement qui sont tenus en dehors du cadre, mais le jugement du public dans son ensemble.
Au lieu de respecter la souveraineté nationale et de promouvoir la solidarité, la plupart des Brics (exceptée la Russie) utilisent le droit international et les pouvoirs diplomatiques en vue d’engager les gouvernements étrangers dans les accords bilatéraux qui favorisent par nature les investisseurs et réduisent la portée de l’autonomie nationale.
Pourtant, comme nous pouvons le voir à travers les tensions croissantes autour des nombreux investissements chinois dans le foncier brésilien, les Brics peuvent aussi s’attaquer dans leur souveraineté mutuelle sur les ressources naturelles, une situation qui pourrait dégénérer avec le gel des relations internationales et l’approfondissement de tensions diplomatiques.
Finalement, les Brics peuvent également être des concurrents pour les mêmes ressources, une éventualité qui pourrait potentiellement produire un nivellement par le haut dans la qualité et le contenu des investissements, mais qui peut aussi dégénérer avec une accélération de l’accaparement de la ressource, exacerbant ainsi les impacts négatifs sur les personnes et l’environnement, mais causant également une instabilité politique profonde.
L’exemple du foncier montre que les relations Sud-Sud doivent être étudiés plus profondément et de façon critique et que la notion de Brics doit être fragmentée entre ses différents éléments et testée sur le terrain. Pour ce faire, nous devons recentrer l’étude des relations internationales afin de finalement prendre les populations en compte. L’accaparement des terres comme une forme de néo-colonialisme n’est pas une question de noms et d’origines, mais simplement une question liée à l’expansion mondiale du système capitaliste.
** Tomaso Ferrando est doctorant à Sciences Po à Paris, un ancien chercheur invité au Département de Droit public de l’Université de Cape Town et chercheur invité en Droit commercial à l’Université de Sao Paulo. Traduit par Tidiane Kassé
Source : http://pambazuka.org/
NOTES
1) Cet article est une version abrégée d’un chapitre qui apparaîtra dans "Multipolar World : A Movement Reader" qui sera publié par le Transnational Institute et Focus on the Global South, à la mi-2013 ; voir http://www.tni.org
2). Mwase N. et Y. Yongzheng, “Brics’ philosophies for development and their implications for LICs”, Document de travail du FMI, WP/12/74, March 2012
3). Boaventura de Sousa Santos affirme avec brio que « il n’existe pas un problème mondial qui n’est pas ancrée dans une réalité locale » (Santos B.S., Globalizations, 23 THEORY, CULTURE & SOCIETY 393–399 (2006).
4). Anseeuw W., et al., “Transnational Land Deals for Agriculture in the Global South : Analytical Report based on the Land Matrix Database”, The Land Matrix Partnership, April 2012, p. 39.
5). Global Land Project (GLP), 2010, “Land Grab in Africa : emerging land system drivers in a teleconnected world”, The Global Land Project : http://www.globallandproject.org/Documents/GLP_report_01.pdf ; Borras, S.M. Jr., R. Hall, I. Scoones, B. White and W. Wolford, 2011, Towards a Better Understanding of Global Land Grabbing : An Editorial Introduction, Journal of Peasant Studies, 38(2) : 209-216.
6). Oxfam, Land and Power : The Growing Scandal Surrounding the New Wave of Investments in Land, 151 Oxfam Briefing Paper, Oxfam International, London, UK, 2011.
7). Pour l’instant, l’initiative Matrice des transactions foncières a élaboré la moitié seulement des données disponibles, parce que l’autre moitié n’a pas été confirmée avec un degré suffisant de certitude. Par conséquent, les chiffres pourraient être beaucoup plus élevés. En outre, le membre de la Matrix (Institut Giga, Cde, Cit, le Cirad et Giz) ont décidé de ne pas prendre en compte des opérations de fusion et acquisition (M & A), qui sont sans doute de plus en plus partout dans le monde.
8). Ricardo Fuentes-Nieva and Marloes Nicholls, 2013, La mauvaise gouvernance conduit à de mauvaises transactions foncières : Le lien entre la politique et l’accaparement des terres, Oxfam International, disponible sur http://www.oxfamblogs.org/fp2p/?p=13636 [last visited 4 March 2013].
9). Selon les données recueillies par Grain, les entreprises indiennes sont impliqués dans au moins douze projets agricoles en Inde, allant de 3.000 à 311.000 hectares.
10). Cf Mulenga N., Foreign Farmers Undermine Food Security in Zambia, November 1st, 2012, disponible sur http://www.ipsnews.net/2012/11/foreign-farmers-undermine-food-security-in-zambia/, last access November 11th, 2012
11). Grain, 2012.
12). Cf Commercial farming in the Congo not for the faint-hearted, October 26th 2012, disponible sur http://bit.ly/16mrEL2
13). Source Land Matrix 2012. Last accessed November 11th, 2012.
14). Surtout en Indonésie, au Laos, aux Philippines, Pakistan. Source, Grain 2012.
15). Les intérêts chinois sont nettement marqués en Australie et en Nouvelle-Zélande, où Grain (2012) a mis en évidence au moins deux projets d’agrobusiness, l’un financier et l’autre portant sur l’acquisition d’une société agricole locale. La plus grande société publique chinoise agricole, Beidahuang, avait conclu un accord d’investissement 320.000 ha avec le gouverneur de la région de Rio Negro, en Argentine, qui a été arrêté par décision judiciaire, et a également déclenché une proposition législative contre l’accès des étrangers à la terre.
16). Calestous Juma, Africa and Brazil at the Dawn of New Economic Diplomacy, Belfer Center for Science and International Affairs, John F. Kennedy School of Governance, Harvard University, February 26, 2013 – Disponible sur http://hvrd.me/WpF7u5
17 Les données de l’initiative Matrice des transactions foncières concernant le Brésil ne prennent pas en considération les implications futures de ProSavana, un projet de 14 millions d’hectares de développement agricole basé sur un accord trilatéral conclu entre le Mozambique, le Brésil et le Japon. Bien que le document final ne sera divulguée qu’en eptembre, la lutte entre le gouvernement mozambicain et la société civile mozambicaine a déjà commencé. (Cf. All Africa, Mozambique : ‘pro-Savana’ Will Not Deprive Farmers of Land, Agencia de Informacao de Mocambique (Maputo), December 26, 2012, http://allafrica.com/stories/201212270644.html (dernière visite : février 19, 2013) ; Xicuana, Camponeses Moçambicanos desconfiam do projeto Pro-Savana ndhaneta (2012), http://bit.ly/1339kT1
18). Chose intéressante, le Brésil est à la fois une cible et les pays d’origine, comme l’ont récemment démontré Borras et al Saturnino M. Borras, Jennifer C. Franco & Chunyu Wang, The Challenge of Global Governance of Land Grabbing : Changing International Agricultural Context and Competing Political Views and Strategies, 10 GLOBALIZATIONS 161–179 (2013). Toutefois, dans le cas spécifique des pays latino-américain, la base de données de l’initiative Matrice des transactions foncières ne semble pas représenter pleinement la pertinence de l’accaparement des terres au niveau intra-régional et mondial qui est menée aux niveaux national et international par des investisseurs brésiliens. En particulier, le rapport de Grain (2012) sur les investissements en Argentine (7000 ha), en Australie (1.876 ha pour le bétail), en Colombie (13.000 ha pour l’agro-industrie), au Ghana (5.000 ha pour la production de riz), au Soudan (100.000 ha pour la production de coton coopération avec Agadi, une société d’État soudanais). Par ailleurs, Luis A. Galeano a récemment mis l’accent sur la pertinence des investissements brésiliens au Paraguay (Luis A. Galeano, “Paraguay and the expansion of Brazilian and Argentinian agribusiness frontiers”, 33 Revue canadienne de développement ETUDES / Revue canadienne d’études du Développement 458-470. (2012) En outre, les rapports de base de données de l’initiative Matrice des transactions foncières indiquent 255.000 ha de terres acquises au Brésil par des investisseurs étrangers Enfin, nous ne pouvons pas oublier l’investissement ProSavana planifiée dans le nord du Mozambique, (Cf Mozambique : Pro-Savana a Priority Programme – PM, disponible sur http://allafrica.com/stories/201204230099.html, dernière visite 11 novembre 2012 ; atel Raj, Pro-Savanna Anti Peasant, disponible sur http://rajpatel.org/2012/10/24/prosavana-antipeasant/) Par ailleurs, le dernier rapport de Grain a mis en évidence la présence d’investissements brésiliens en Argentine, en Colombie, au Ghana, au Mozambique, au Soudan et en Australie, mais il y a des preuves d’importants investissements au Paraguay aussi (Source, Grain 2012). Selon une analyse récente menée par Rabobank, en fait, le pays latino-américain cherche à s’étendre dans sa région immédiate (Rabobank International, les nouveaux modèles de l’agriculture en Argentine, Rabobank Industrie Note, 2011).
19). R. Hall, The next Great Trek ? South African commercial farmers move north, 6 in INTERNATIONAL CONFERENCE ON GLOBAL LAND GRABBING 8 (2011) quoting SA, Zim not safe for investments, Farmers Weakly 2010, 9 May 2010. Le même ministre a été cité disant : « Si nous ne pouvons pas trouver des possibilités pour le sfermiers blancs sud-africains dans ce pays, nous devons le faire dans le reste du continent » (continent’ (Hoffstatter S. 2009a. ‘Government drive to set up white SA farmers in Africa,’ Business Day, 12 October, consulté le 15 Novembre 2012 sur : http://allafrica.com/stories/200910120009.html20)
20) Selon le Mouvement sans terre, le projet est actuellement dans l’impasse en raison des différentes positions adoptées par Beto Faro, qui a présenté le projet de loi, et Homero Pereira, qui est le président élu du Front parlementaire de l’agriculture (FPA). The MST defende proibição da aquisição de terras por estrangeiros e pede mobilização contra retrocessos, Movimiento Sim Terras, 28 March 2012.
2 ). Cf. Leandro Vergara-Camus, The legacy of social conflicts over property rights in rural Brazil and Mexico : Current land struggles in historical perspective, 39 JOURNAL OF PEASANT STUDIES 1133–1158 (2012) ; Gustavo de L.T. Oliveira, Land regularization in Brazil and the global land grabbing : A State-making framework for analysis.
22). Gustavo de L.T. Oliveira, Land Regularization in Brazil and the Global Land Grab, 44 DEVELOPMENT AND CHANGE 261–283, 264 (2013). Le Cerrado, qui occupe près de 25 pour cent du territoire brésilien représente l’Etat le plus attractif pour les investisseurs étrangers. Selon de récents sondages, la superficie totale des terres entre les mains d’étrangers au sein de l’Etat est de 180,581 kilomètres carrés, ce qui représente 20 pour cent des terres du Mato Grosso. Alastair Stewart, Brazil’s Foreign Land Ownership Saga, The Progressive Farmer, January 02, 2012, available from http://www.dtnprogressivefarmer.com/ (consulté le 17 avril 2012) ; Chang Bao, CGG IS SETTING UP A SOYBEAN BASE IN BRAZIL COMPANIES, CHINADAILY.COM.CN (2011), http://www.chinadaily.com.cn/bizchina/2011-11/24/content_14153948.htm (consulté le 17 avril 2012). Cependant, une analyse critique ne devrait pas prendre pour argent comptant la rhétorique « anti-étrangers” du gouvernement brésilien et comprendre que les partenariats et les investisseurs nationaux sont activement impliqués dans une politique d’accaparement des terres interne et inter-régionale.
23). Ministère de l’Environnement, 2009, ‘Monitoramento do Desmatamento no Bioma Cerrado 2002-2008 : dados revisados’ [‘Monitoring the Deforestation in the Cerrado Ecosystem 2002-2008 : Revised Data’], Brasilia : MMA/IBAMA. Cited in Oliveira, ibid.
24). UNCTAD, Recent Developments in International Investment Agreements 2007-June 2008, IIA Monitor, no. 2, 2008, available from www.unctad.org/en/docs/webdiaeia20081_en.pdf
25). UNCTAD, 2006, South-South Investment agreements proliferating. IIA Monitor No. 1 (2005) International Investment Agreements. New York : United Nations. Available from : http://www.unctad.org/en/docs/webiteiit20061_en.pdf
26). Malik M., 2010, South-South, Bilateral Investment Treaties : The same old story ?, IV Annual Forum for Developing Country Investment Negotiators Background Papers New Delhi, October 27-29
27). Republic of South Africa DTI (Department of Trade and Industry), NOTICE 961 OF 2009, 3 NO.32386, July 7, 2009.
28). Adam Green, South Africa : BITs in piece, Financial Times, beyond the brics blog, 19 October 2012, available from http://blogs.ft.com/beyond-brics/2012/10/19/south-africa-bits-in-pieces/#axzz2LNfuwrtp [last visited 19 February, 2013].
29). Cf. l’article 5 de l’accord entre le Gouvernement de la République d’Afrique du Sud et le Gouvernement de la République du Zimbabwe pour la promotion et la protection réciproque des investissements, signé à Harare, le 27t Novembre 2009. Disponible sur : http://unctad.org/sections/dite/iia/docs/bits/SA_Zimbabwe.pdf [last visited February 18, 2013].
30). Cf. Article 6.1 du contrat conclu entre le gouvernement éthiopien et Karaturi Agro Products Plc. (R. Rowden, India’s role in the new global farmland grab, 29 Economics Research Foundation and GRAIN, (2011).
31). En Éthiopie, par exemple, un communiqué publié par le ministère des Affaires étrangères en janvier 2010 affirme que le Agricultural Investment Support Directorate a identifié plus de 7 millions d’acres maintenant disponible pour location [et que] l’Ethiopie compte 74 millions d’hectares de terres propices pour l’agriculture sur le total de ses 115 millions d’hectares, mais moins de 15 millions d’hectares sont actuellement en usage agricole.’ FDRE Ministry of Foreign Affairs, ‘Politically motivated opposition to agricultural investment,’ A Week in the Horn, 22 January 2010. ‘http://www.mfa.gov.et/Press_Section/Week_Horn_Africa_January_22_2010.htm.’ See Stebek, E.N., 2012, Between ‘Land Grabs’ and Agricultural Investment : Land Rent Contracts with Foreign Investors and Ethiopia’s Normative Setting in Focus, Mizan Law Review 5, 175–214.
32). Mwase N. and Y. Yongzheng, supra note 1.
33). For the South-South Cooperation principles see http://www.g7.org/doc/Declaration2009.htm
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