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L’éden africain sans les Africains

D 12 novembre 2021     H 04:30     A GUILLAUME BLANC     C 0 messages


Présenté comme une étape cruciale pour la protection des écosystèmes, le « Congrès mondial de la nature », organisé en France début septembre, a bénéficié d’un traitement médiatique complaisant. Pourtant, les droits des communautés vivant dans les aires protégées y ont été ignorés. En Afrique, des populations sont déplacées, réprimées et criminalisées au nom de la conservation de la nature. Un héritage colonial qui a la peau dure.

Marseille, vendredi 3 septembre 2021. En fin d’après-midi, au parc Chanot, le président Macron prononce le discours d’ouverture du « Congrès mondial de la nature », organisé par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN)1. L’évènement accueille jusqu’au 11 septembre plusieurs milliers de représentants d’agences publiques, d’ONG et d’entreprises qui ont parfois été épinglées pour leurs activités polluantes – parmi celles qui ont sponsorisé ce congrès, on retrouve notamment Nutella, L’Oréal, Veolia, BNP Paribas ou encore la Caisse d’Épargne. Durant huit jours, les experts en conservation entendent proposer des « solutions basées sur la nature » et promouvoir, concrètement, la mise en œuvre du programme 30x30, un plan d’action désormais à l’agenda des Nations unies et de leurs États membres et qui consiste, d’ici à 2030, à placer 30 % des terres émergées de la planète en aires protégées. Qui irait critiquer un tel objectif ? Personne, si l’on s’en tient aux « grands » médias qui relaient fidèlement le discours véhiculé par les participants du congrès.

Ces derniers n’ont en revanche aucun mot pour le contre-sommet « Notre terre ! Notre nature » organisé par l’ONG Survival au même moment, les 2 et 3 septembre, et dans la même ville, Marseille. Cette conférence poursuit un objectif très clair : « décoloniser la conservation de la nature ». Pour ses participants, le programme 30x30 est ancré dans un éthos colonial si pesant qu’en cas de mise en œuvre, il se traduirait par des expropriations massives de terres en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Le message a visiblement du mal à passer : le vendredi matin, quelques heures avant l’ouverture du congrès de l’UICN, seuls quatre journaux assistent à la conférence de presse organisée par Survival2. Aucun des autres journalistes, pourtant massivement présents à Marseille, ne s’est déplacé.

PASSAGES À TABAC, EXPULSIONS, CRIMINALISATION

Ils auraient pu entendre Blaise Mudodosi, Delcasse Lukumbu, Birendra Mahato, Mordecai Ogada ou encore Juan Pablo Gutierrez. Venus du Kenya, de la République démocratique du Congo (RDC), de Colombie, d’Inde ou du Népal, ces derniers représentent les habitantes et les habitants des aires protégées d’ores et déjà mises en place et activement soutenues par l’UICN, l’Unesco ou le World Wildlife Fund (WWF). Vidéo à l’appui pour certains d’entre eux, ces habitants racontent leur quotidien : passages à tabac, expulsions et surtout criminalisation des agriculteurs et des bergers vivant dans ou autour de ces aires protégées, officiellement gérées sur le registre de la « conservation communautaire ». Dans les espaces tropicaux mis en parc, la violation des droits humains est quotidienne3 et pourtant, les informations à cet égard sont quasi-inexistantes. Un regard sur l’Afrique peut nous aider à comprendre cet étrange silence des médias occidentaux.

Affirmer que les politiques globales de la nature produisent de l’injustice ne relève pas de l’opinion : c’est un fait, documenté par des archives, dont celles de l’Unesco, du WWF et de l’UICN. Celles-ci révèlent que dans les quelque 350 parcs nationaux que compte l’Afrique, partout ou presque des populations ont été expulsées. C’est le cas dans 50 % des parcs du Bénin, 40 % des parcs du Rwanda ou encore 30 % des parcs de Tanzanie et du Congo-Kinshasa4. Plus d’un million de personnes ont été chassées des parcs africains au XXe siècle. Et aujourd’hui encore, sur les injonctions des institutions internationales, les dirigeants africains continuent d’infliger des amendes et des peines de prison à des centaines de milliers de cultivateurs et de bergers accusés d’avoir cultivé la terre, fait pâturer leurs troupeaux ou chassé du petit gibier.

UNE CONTINUITÉ COLONIALE

Pourquoi donc s’en prendre à des hommes et des femmes qui ne participent pas, eux, à la crise écologique ? Parce qu’il y a, d’abord, une continuité des représentations. À l’époque coloniale, l’idée d’une Afrique vierge et sauvage est véhiculée par des romans comme Les neiges du Kilimandjaro (1936), Ouf of Africa (1937) ou encore Les racines du ciel de Romain Gary (1956). Et depuis, la revue National Geographic, les guides Lonely Planet ou le dessin animé Le Roi Lion continuent de décrire l’Afrique comme un continent-refuge, où la nature survivrait, loin des hommes. Mais cette Afrique n’existe pas. Si nous croyons que les parcs y sont vides, c’est d’abord parce qu’ils ont été vidés de leurs habitants.

Et ils continuent souvent de l’être car il y a, ensuite, une continuité des préjugés environnementaux : les Africains seraient incapables de protéger leur environnement. Pourtant, en Guinée, en Côte d’Ivoire et au Togo par exemple, les écologues ont montré qu’au cours des derniers siècles, le couvert forestier avait progressé. Comme en Europe, les sociétés africaines ont su s’adapter à leur environnement : l’agriculture et la sylviculture ont créé les conditions nécessaires à la pousse des arbres. Mais les experts internationaux continuent d’affirmer que dans ces pays, 60 à 90 % des forêts « primaires » ont disparu sous le coup d’une démographie galopante. En Afrique, en matière d’écologie, les préjugés néo-malthusiens l’emportent sur les faits.

Voilà qui nous renvoie, aussi, à une continuité des acteurs. En 1961, s’adaptant aux indépendances africaines, l’UICN et l’Unesco lancent un « Projet spécial pour l’Afrique » : il faut « poursuivre le travail accompli dans les parcs » et faire face à « l’africanisation des programmes de conservation », stipulent leurs archives5.
Pour employer et financer les Européens qui travaillent déjà sur place, ils imaginent alors la création d’une banque, un Fonds mondial pour la nature. Ainsi naît le World Wildlife Fund. Tout au long des années 1960 et 1970, le WWF permet aux anciens administrateurs coloniaux de se reconvertir en experts internationaux et de poursuivre leur combat : mettre plus de terres en parc et empêcher que les hommes y cultivent la terre. Inévitablement, cette façon de conserver la nature africaine pèse encore sur le présent.

Car il y a, enfin, une continuité des pratiques. Que disent les experts, par exemple, dans le parc éthiopien des montagnes du Simien, premier parc africain à avoir été classé au Patrimoine mondial de l’Unesco en 1978 ? Employé par l’UICN, le Britannique Leslie Brown recommande en 1963 « l’expulsion » des agriculteurs et des bergers : « les Éthiopiens, écrit-il à ses supérieurs, sont les êtres humains les plus destructeurs que j’ai rencontrés – totalement irresponsables et sans aucune considération pour le futur ». Envoyés par l’Unesco en 1996, les Suisses Hans Hurni et Bernard Nievergelt recommandent, eux, « le déplacement volontaire » des populations : l’opération permettrait d’enrayer « les processus de dégradation de la faune, de la flore et des ressources naturelles ». Et en 2017, alors que les autorités éthiopiennes ont enfin expulsé 2 500 agriculteurs et bergers hors du Simien, l’Unesco demande à l’Éthiopie de continuer, dans le parc, à « réduire le surpâturage ». Seuls les mots du pouvoir ont donc changé : le parc doit toujours être vidé de ses habitants.

VRAIE INSTRUMENTALISATION, FAUSSE INCLUSION

Face à cette histoire, leur histoire, beaucoup d’experts s’indignent. « L’Afrique est souveraine », disent-il, « les braconniers massacrent la grande faune africaine », « partout sur le continent, la conservation inclue les communautés »... Le problème est que derrière cette grande « Afrique » du discours international, il y a la réalité - c’est-à-dire la complexité, la diversité des intérêts, les jeux de pouvoir...

Les dirigeants africains ont bien compris l’intérêt qu’ils ont à instrumentaliser les injonctions des experts. Grâce aux parcs et à la reconnaissance internationale qui les accompagne, ils entendent dynamiser l’industrie touristique et planter le drapeau national dans des territoires que l’État peine parfois à contrôler : chez les nomades, dans les maquis, aux frontières. Quant aux grands réseaux de braconniers, ils disposent d’une technologie militaire, de traqueurs GPS, de véhicules tout-terrain et de relais politiques nationaux et internationaux : autant de moyens qui sont totalement étrangers aux cultivateurs et aux bergers vivant de l’autosubsistance.

Reste l’inclusion des communautés locales. Il est vrai qu’elles sont de plus en plus associées à la conservation. Mais comment ? En Ouganda, celles qui bénéficient des revenus du tourisme n’ont aucun droit de regard sur la gestion de leurs terres : alors elles rejettent aujourd’hui les politiques conservationnistes. En Éthiopie, suivant l’exemple de leurs aînés, les adolescents ont abandonné l’école pour devenir guides touristiques : ils sont donc maintenant si nombreux à être guides que beaucoup se retrouvent au chômage, sans grande chance de reconversion puisqu’ils ont très tôt mis un terme à leur scolarité. En Namibie, les communautés qui protégeaient la faune pour sa valeur sacrée lui attribuent désormais une valeur monétaire : alors, quand une pandémie mondiale les prive de touristes, l’intérêt pour la grande faune s’amenuise. La conservation a beau être communautaire, elle n’atteint pas les objectifs sociaux qu’elle dit poursuivre.

UN TOURISME BIEN PEU ÉCOLOGIQUE

Quant aux objectifs écologiques, là-encore il faut observer les faits. Aujourd’hui, la raison d’être des aires protégées est d’attirer les visiteurs : sans tourisme, pas de revenus ; sans budget, pas d’administration ; sans gestionnaires, pas de parcs. Or, lorsqu’un touriste part d’Amérique du Nord ou d’Europe visiter un parc national africain, il s’équipe : pour la tente, des arceaux en aluminium (donc extraction de bauxite) ; pour se protéger de la pluie, une veste en goretex faite à base de téflon (un produit chimique polluant) ; pour supporter le froid des montagnes, une polaire (donc exploitation de résidus de pétrole) ; pour prendre la nature en photographie, un smartphone (dont la fabrication nécessite du néodyme et du tantale) ; et pour se rendre sur place, un vol aérien (soit plusieurs centaines de kilogrammes d’émission de CO2). Partir à la découverte de la nature africaine n’est donc pas vraiment un acte écologique, bien au contraire.

Les habitants des aires protégées sont des agriculteurs et des éleveurs qui produisent leur propre nourriture, se déplacent souvent à pied, vivent parfois sans électricité et achètent rarement de nouveaux vêtements. En comparaison, leur empreinte écologique est donc infime. Mais l’UICN, le WWF, l’Unesco et les médias qui offrent une tribune quotidienne à leurs experts estiment que, au nom de la protection de la planète, leur expulsion est éthique, c’est-à-dire juste et justifiée.

GUILLAUME BLANC

Guillaume Blanc est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Rennes 2. Il dirige actuellement un programme de recherche sur la conservation de la nature en Afrique et en Asie. Son dernier livre, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, est paru chez Flammarion en 2020.

Source : https://afriquexxi.info/article4852.html