Le continuum colonial de l’adoption
10 octobre 2021 05:00 0 messages
Lors de notre rencontre autour de son film documentaire Une histoire à soi, Amandine Gay avançait que l’adoption transraciale (c’est-à-dire le fait de placer un enfant d’un « groupe ethnique » auprès de parents adoptifs d’un autre « groupe ») et transnationale (d’un pays à un autre) est aussi le reflet des rapports Nord/Sud. Il importe par conséquent de saisir les « ramifications » politiques et historiques qui entourent ce qu’il est convenu de nommer officiellement, en France, une « histoire d’amour et de patience ». La réalisatrice, née sous X, publie aujourd’hui son premier livre, Une poupée en chocolat, aux éditions La Découverte. Tandis que son film donnait la parole à cinq personnes adoptées, ce texte, plus personnel, lie son cheminement propre à des questionnements politiques sur ce qui structure, en Occident, l’idée de famille, de justice ou encore de transmission, et rappelle les stratégies de résistance des peuples déplacés. Nous en publions un extrait, consacré aux pensionnats d’assimilation.
On peut voir un lien de filiation entre l’esprit de la loi qui encadre l’adoption plénière en France, en particulier concernant les enfants étrangères, et l’histoire des politiques assimilationnistes développées dans les colonies à partir de l’ère de la Traite transatlantique. C’est un curé malouin installé en Guyane de 1935 à 1989 qui m’a permis de voir ce lien. Le père Barbotin a dirigé plusieurs « Homes Indiens » (des pensionnats d’assimilation des autochtones de Guyane). Sa devise ? « Pour faire d’un petit Indien un bon chrétien, il faut d’abord en faire un orphelin ». C’est dans le cadre de ma maîtrise de sociologie à l’UQAM que je me suis intéressée à la fonction remplie par les orphelines, réelles ou supposées, en contexte colonial. Comme l’explique David Niget :
L’enfance est intéressante à cet égard : qu’il s’agisse de jeunes orphelins blancs, de jeunes indigènes « ensauvagés » ou de métis, on la désigne comme une population « désaffiliée » dont on peut alors se saisir pour la déplacer contre son gré et la mettre au service d’un projet de peuplement. Plus encore, l’enfance offre aussi la possibilité de forger une culture coloniale, qu’il s’agisse de former de jeunes colons à la condition « blanche » dans les colonies africaines, ou d’acculturer de jeunes indigènes mis au contact de la culture dominante. Dans cette entreprise, l’éducation scolaire et, souvent, religieuse, occupe une place fondamentale, car elle permet non seulement d’extirper un enfant de sa culture d’origine, mais de le faire adhérer à de nouvelles valeurs, le rendant étranger à sa propre culture.
Le continuum colonial d’instrumentalisation des enfants à des fins politiques, que je veux montrer ici, se manifeste avec clarté dans la comparaison entre deux États coloniaux qui ont développé des pratiques assimilationnistes à destination des enfants des Autres : la France et le Canada. Dans les colonies britanniques (sur le territoire de l’actuel Canada), les Autochtones font l’objet d’une racisation qui vise à les exclure de l’humanité, en tant qu’Autres, pour justifier l’appropriation de leurs territoires mais aussi pour qu’ils n’aient pas accès à la citoyenneté. Cette catégorisation permet en retour l’établissement et le renforcement de l’identité du corps national. Pour la France, on peut considérer que les législations qui ont pour but de renforcer le corps national commencent par le Code noir, qui encadre strictement les rapports entre maîtres et esclaves dans les colonies des îles à sucre. Parmi les dispositions de ce code, des amendes sont prévues en cas de métissage :
Les hommes libres qui auront eu un ou plusieurs enfants de leur concubinage avec des esclaves, ensemble les maîtres qui les auront soufferts, seront chacun condamnés en une amende de 2 000 livres de sucre, et, s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfants, voulons, outre l’amende, qu’ils soient privés de l’esclave et des enfants et qu’elle et eux soient adjugés à l’hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis. N’entendons toutefois le présent article avoir lieu lorsque l’homme libre qui n’était point marié à une autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera dans les formes observées par l’Église ladite esclave, qui sera affranchie par ce moyen et les enfants rendus libres et légitimes.
On voit apparaître ici un souci étatique de gestion des enfants illégitimes de colons français et de femmes réduites en esclavage ou indigènes, qui entraîne la production de lois délimitant les frontières raciales de la citoyenneté française. Ces dispositifs légaux seront étendus et renforcés tout au long des colonisations françaises et britanniques. La limitation de l’accès à la citoyenneté des colonisées, y compris quand un de leur parent est de nationalité française, est indissociable d’une autre construction coloniale : l’assimilation. Cela n’a rien de paradoxal, dès lors que l’assimilation est comprise comme une doctrine qui permet à la Nation de se définir à partir de ses marges :
En appelant le semblable tout en maintenant le dissemblable, en offrant le proche tout en instituant l’écart, l’« idéal » d’assimilation revêt le contenu flottant d’une promesse généreuse et d’une puissance ségrégative à la fois. Il radicalise la frontière entre un « eux » et un « nous » en figeant dans l’extranéité et l’altérité ceux-là mêmes qu’il prétend inclure dans la communauté des égaux, ceux qu’il prétend accueillir à la table du partage des droits.
Au Canada, à partir de 1815, l’État colonial organise la marginalisation des communautés autochtones au moyen de plusieurs outils : le regroupement sur des réserves (avec pour conséquences l’isolement et l’impossibilité de poursuivre un mode de vie nomade), l’imposition de nouvelles formes d’organisation politique comme la mise en place des conseils de bande, l’imposition de la religion catholique, la remise en cause du mode de vie traditionnel. La première Loi sur les Indiens en 1876 entérine la mise sous tutelle des Autochtones, ainsi que l’impossibilité pour elles d’accéder à la vie citoyenne. Les Autochtones doivent se dissoudre dans la nation canadienne et s’émanciper de leur statut d’Indiens si elles souhaitent devenir citoyennes canadiennes. La mise en place des pensionnats autochtones vise à achever la destruction des communautés autochtones :
L’assimilation en tant que projet colonial avait pour but de détruire le lien entre hommes et femmes dans les communautés autochtones, et était d’autant plus efficace qu’elle se concrétisait dans des politiques de vol pur et simple de générations entières d’enfants indigènes. L’institutionnalisation et l’adoption dans des familles non autochtones ont eu un impact incommensurable sur les dynamiques de genre dans les sociétés aborigènes.
Dans les colonies françaises, la question des enfants illégitimes des colons français motive constamment la mise en place de nouvelles lois délimitant les frontières de la communauté nationale. Dès la fin du XIXe siècle en Indochine, le débat fait rage entre les organismes religieux, la société civile et les administrateurs coloniaux autour de la prise en charge par l’État français des enfants racisées, nées d’unions illégitimes entre des hommes français et des femmes indigènes. L’approche assimilationniste de la gestion des métisses va l’emporter : « L’objectif est explicitement national : il s’agit de les reclasser au sein de la population française, d’en faire des Français d’âme et de qualités », explique Emmanuelle Saada. Elle complète :
La notion de « race » mise en œuvre par les acteurs de la « question métisse » ne se réduit pas à la thématique du sang. Elle s’inscrit dans une dialectique entre « hérédité » et « milieu », omniprésente dans le discours sur le monde social de la fin du XIXe siècle, en métropole comme aux colonies, et particulièrement importante dans le cas des métis. […] Elle va d’abord justifier la séparation des enfants de leurs mères, à un âge qui avec le temps sera de plus en plus précoce. […] Le principe fondateur des réformateurs sociaux est de plonger les métis dans un « milieu français », le plus tôt possible. C’est pourquoi dans tout l’empire, vont être construits des orphelinats organisés sur un modèle familial.
En Indochine, le décret de 1928 institutionnalise le projet d’assimilation des métisses des colonies ; il sera reproduit en Afrique Occidentale Française (OAF) en 1930, à Madagascar en 1931, en Nouvelle-Calédonie en 1933, en Afrique Équatoriale Française (AEF) en 1936, au Togo en 1937 et au Cameroun en 1944. Les enfants métisses des colonies forment une communauté qui incarne et symbolise la notion de frontière raciale, et c’est bien dans une optique de gestion de ces cas limites que l’État français fixe les conditions de leur accès à la communauté nationale. Simultanément, au Canada, la question de la gestion des enfants autochtones fait l’objet de débats et d’enquêtes parlementaires en des termes identiques à ceux ayant été employés dans les colonies françaises pour les enfants métisses :
Le Premier ministre Sir John A. Macdonald chargea le journaliste et homme politique Nicholas Flood Davin de la réalisation d’une étude sur les écoles industrielles pour enfants aborigènes aux États-Unis. Les préconisations de Davin, qui étaient d’adopter la méthode de « civilisation agressive » des États-Unis, aboutirent à la mise en place des pensionnats autochtones. « Si nous voulons pouvoir faire quelque chose de l’Indien, il va falloir le prendre très jeune. Les enfants doivent être gardés constamment dans le cercle de la civilisation » écrivait Davin en 1879 dans son Rapport sur les écoles industrielles pour les Indiens et les Sangs mêlés.
Ainsi, la vision du Père Barbotin s’inscrit parfaitement dans le continuum colonial de destruction des liens familiaux et culturels des enfants autochtones ou métisses. Il s’agit d’en faire des orphelines : c’est la suite logique de « kill the Indian in the child » (tuer l’Indien dans l’enfant), l’objectif affirmé des créateurs des pensionnats nord-américains. En Guyane, l’assimilation des enfants amérindiennes a été effectuée au travers de la création des « Homes Indiens », des internats obligatoires calqués sur le modèle des pensionnats autochtones canadiens. C’est le préfet Robert Vignon qui a créé ces Homes Indiens, établissements publics administrés par le clergé catholique — puisqu’en Guyane la Collectivité territoriale (donc l’État français) rémunère les curés comme des fonctionnaires. La loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État n’est toujours pas en vigueur en Guyane française ; c’est en effet l’ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 qui régit toujours cette « terre de mission à évangéliser ». Le premier Home Indien ouvre à Mana en 1945, suivi de quatre autres destinés à accueillir les enfants amérindiennes du littoral de cette région (ils fermeront dans les années 1980). Deux autres ouvriront dans les années 1970 à l’intérieur du département, sur les fleuves Maroni et Oyapock. Ils n’ont fermé qu’en 2012.
Si, lors de la création des Homes, le désir de conserver la culture d’origine des pensionnaires était réel, très vite celui-ci a disparu pour laisser la place à une politique d’assimilation. Michel Lohier, commissaire préfectoral des Galibis écrivait en 1972 : « Une ère nouvelle, à l’instar du Brésil, fera disparaître le mot Indien qui fera place à celui de Guyanais, dont ils sont les vrais enfants. » On retrouve ici la condition d’accès au statut de Guyanais (de Français donc) : rompre le lien familial en éloignant les enfants de leur communauté d’origine. Ce continuum colonial d’assimilation a été renforcé ensuite par la conception centraliste de l’universalisme républicain : devenir français, c’est cesser de parler sa ou ses langues maternelles, c’est adopter les us et coutumes français — vin, baguette, saucisson ; bref, c’est abandonner tout particularisme qui contreviendrait à la création d’une nation homogène. Mais si on « tue l’Indien dans l’enfant » — qui n’en reste pas moins « Indien » — quelle vie lui reste-t-il ? L’enfant, ainsi vidée de son histoire, de sa culture et de ses croyances est-elle encore une personne ou juste un corps ? On comprend mieux comment de nombreuses adolescentes adoptées ou autochtones en viennent à croire que leur seul pouvoir réel est de faire disparaître leur corps. Refuser la taxidermie coloniale, refuser d’errer comme des mortes vivantes, détruire nos corps vides de sens.
Assimilation, transfert vers la métropole et réification des personnes adoptées
Cette violente conception de l’assimilationnisme se conjugue à une logique utilitariste lors de l’établissement des pensionnats autochtones au Canada, qui visent moins à instruire les enfants qu’à les préparer à occuper des emplois subalternes (travail domestique pour les filles, travail manuel et agricole pour les garçons). Pour les législateurs français aussi, la volonté d’assimilation va de pair avec la mise à profit de cette population d’indigènes, « civilisées » dans l’attente d’un retour sur investissement. Comme je l’ai dit plus haut, les déplacements de métisses vers la communauté nationale du colonisateur sont systématisés en France à partir des années 1920, dans le but d’en faire des « Français d’âme et de qualités ». À partir des années 1940 ces transferts s’intensifient, car ils ont désormais une fonction démographique : participer au repeuplement de la Métropole, en particulier après la Seconde Guerre mondiale. Entre 1940 et 1960, 5 000 enfants métisses d’Indochine sont ainsi envoyées en France, sans leurs mères.
Au début des années 1960, lorsque Michel Debré est élu député de La Réunion, la France franchit un nouveau palier, avec sa politique de transferts d’enfants des outre-mer. Le cas des « enfants de la Creuse », regroupées aujourd’hui dans la Fedd (Fédération des enfants déracinés des Drom – Départements et Régions d’Outre-Mer) est emblématique. Le gouvernement, inquiet des mouvements indépendantistes qui surgissent un peu partout dans son ancien Empire et de la croissance démographique dans les territoires d’outre-mer, craint que ceux-ci suivent l’exemple de l’Algérie. La solution consiste alors à déplacer massivement les populations jeunes d’outre-mer vers la Métropole au travers du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer). Dans ce cadre, des enfants réunionnaises sont déplacées vers des départements métropolitains en voie de désertification :
[Le transfert des enfants commence] dès 1963, avec la création du Bumidom et du Cnarm (Comité national d’accueil et d’actions pour les Réunionnais en mobilité). Le premier s’occupe des convois, des transports, etc. Le second joue le rôle de relais pour l’arrivée en métropole. De 1963 à 1981 partent 1 615 enfants, de tous âges.
La plupart de ces enfants n’étaient pas orphelines. Elles furent enlevées à leurs familles par l’État, généralement sous de faux prétextes et avec la complicité de la DDASS locale et de son directeur, Jean Barthe. Elles arrivèrent en Métropole pour être le plus souvent exploitées, sans même parfois avoir accès à l’éducation et sans aucun espoir de pouvoir un jour rentrer au pays ou revoir leurs familles. À l’aide d’une législation censée protéger les enfants, la République les a utilisées pour parvenir à ses fins. Quasi simultanément, au Canada, s’ouvre la période désormais connue sous le nom de Sixties Scoop. Cette expression, inventée par Patrick Johnston en 1983, capture parfaitement l’esprit de « ramassage » des enfants autochtones au sein de leurs communautés pour les placer dans des familles blanches :
Johnston se souvient d’avoir entendu le terme d’un travailleur social de Colombie-Britannique, qui lui avait dit… avec les larmes aux yeux — que c’était une pratique courante en Colombie Britannique au milieu des années 1960 de « ramasser » [scoop] presque tous les nouveau-nés de leurs mères dans les réserves.
Cette pratique ayant été poursuivie jusqu’aux années 1980, le nombre d’enfants autochtones du Canada ainsi déplacées de force de leurs communautés, puis adoptées dans des familles blanches canadiennes est estimé à 20 000. Il y a certes deux différences notables entre le cas des enfants autochtones au Canada et celui des Réunionnaises en France : d’abord le volume du phénomène (20 000 contre 2 000), ensuite le fait qu’il s’agisse, pour les Autochtones du Canada, d’une migration forcée au sein du même territoire. Néanmoins, on retrouve dans les deux cas la notion d’ingénierie sociale développée par Saada : l’État institue les transferts d’enfants comme mode de gestion de la démographie et comme outil de contrôle social.
Quelques siècles plus tard, les mêmes mécanismes d’assimilation coloniale sont à l’œuvre dans le protocole d’adoption plénière d’enfants étrangères ou françaises racisées : celles-ci appartiennent exclusivement à leurs familles adoptantes — et, par extension, à la nation. Existe-t-il meilleur moyen de fondre des descendantes d’indigènes dans la communauté nationale des anciens colons qu’en les intégrant dans des familles blanches françaises, dès le plus jeune âge ?
Source : https://www.revue-ballast.fr
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