Libre-échange et dette : les deux faces du néocolonialisme
16 décembre 2023 04:00 0 messages
Retour sur l’atelier organisé à Marrakech par ATTAC-CADTM Maroc, bilaterals.org, CADTM Afrique, GRAIN et l’Observatoire Tunisien de l’Economie, à l’occasion du contre-sommet mondial des mouvements sociaux réuni à l’occasion des assemblées annuelles du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale en octobre 2023.
« Le libre-échange et la dette constituent une emprise qui va bien au-delà de l’argent », a déclaré Attac-CADTM Maroc. Derrière ces notions se cache une logique de domination. La dette a historiquement joué un rôle central dans le système colonial en Afrique, tandis que le commerce international a été exploité par les puissances impérialistes pour promouvoir leurs intérêts.
À la fin du XIXe siècle, par exemple, la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne se disputaient le contrôle du Maroc. En 1856, la Grande-Bretagne a usé de sa puissance pour contraindre le Maroc à signer un accord commercial inéquitable, donnant aux Britanniques un avantage injuste sur le marché local.
Cependant, c’est avec l’imposition du protectorat français en 1912 que la souveraineté marocaine a été gravement entamée, laissant le pays incapable de résister aux intrusions européennes. Le Maroc, fragilisé, a dû emprunter aux puissances coloniales pour faire face aux sécheresses et aux besoins qui en ont découlé. La construction de projets d’infrastructures favorables aux intérêts coloniaux a aussi considérablement alourdi la dette. À l’aube de son indépendance en 1956, le Maroc était endetté à hauteur d’un milliard de dirhams.
Les années 1980 ont ensuite été le théâtre de politiques néolibérales draconiennes, imposées par la Banque mondiale et le FMI, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel. Ces mesures, caractérisées par des privatisations massives, ont eu un impact dévastateur sur la vie quotidienne du peuple marocain. Parallèlement, les accords de libre-échange, notamment avec l’Union européenne et les États-Unis, ont amplifié le déficit commercial du pays, engendrant une baisse des revenus pour l’économie marocaine.
Cette corrélation entre dette et libre-échange est manifeste dans le cas du Maroc, illustrant l’ampleur de la pression exercée sur les nations du Sud. La dette croissante des pays du Sud a favorisé la conclusion d’accords de libre-échange, renforçant ainsi leur dépendance vis-à-vis des économies puissantes.
Le CIRDI, institution méconnue de la Banque mondiale
Avant l’avènement du néolibéralisme, les nations européennes ont utilisé le commerce international pour étendre leur emprise géopolitique et commerciale, a souligné bilaterals.org. Les entreprises et États coloniaux se sont alliés pour conquérir des territoires et imposer des régimes juridiques qui servaient leurs intérêts. Un exemple notable : Hugo Grotius, considéré comme un pionnier du droit international, officiait en tant que juriste pour la Compagnie néerlandaise des Indes orientales.
Le colonialisme ne se limitait donc pas à la conquête et à l’exploitation de territoires, mais visait également à imposer des règles commerciales basées sur les conceptions européennes de richesse ou de l’environnement. Par exemple, des tribunaux spéciaux ont été instaurés par les puissances européennes pour régler les litiges commerciaux et d’investissement liés à leurs activités coloniales.
Depuis la fin de la période coloniale, la Banque mondiale a joué un rôle central dans le maintien de ce système judiciaire parallèle. En 1965, a été créé le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), une unité du groupe de la Banque mondiale. Fondé sur les principes d’Hermann Josef Abs, un banquier allemand, et de Hartley Shawcross, un magnat pétrolier britannique, le CIRDI est une juridiction arbitrale spécialement dédiée au règlement des litiges liés aux investissements étrangers. En cas de conflit entre un État et un investisseur étranger protégé par un traité bilatéral d’investissement ou un accord de libre-échange, le CIRDI peut être saisi. Ce processus, connu sous le sigle anglais ISDS (Investor-State Dispute Settlement), s’est avéré hautement controversé.
Les mouvements sociaux du monde entier l’ont ainsi vivement critiqué, pointant du doigt les terribles ravages dans de nombreux pays du Sud. En Afrique du Sud, des investisseurs européens ont contestéune loi visant à corriger les injustices de l’apartheid. Elle a été rendue moins ambitieuse pour ne pas trop nuire aux intérêts des investisseurs. Au Pakistan, une société australienne a obtenu six milliards de dollars de dédommagement pour l’annulation d’un contrat de concession minière que la Cour suprême du pays avait jugé illégal, bien qu’elle n’ait investi qu’environ 200 millions de dollars. À l’échelle mondiale, plus d’un millier de litiges de ce type causent des dégâts humains, environnementaux et financiers considérables.
La résistance populaire fait échec à l’accord Tunisie-UE
L’ISDS était au cœur des négociations entre l’Union européenne (UE) et la Tunisie sur un « Accord de libre-échange complet et approfondi » (ALECA), qui n’a pas pu jusqu’à présent obtenir l’approbation de la partie tunisienne.
Selon, l’Observatoire Tunisien de l’Economie, l’ALECA visait à renforcer la libéralisation économique déjà initiée par l’accord d’association de 1995, mais les Européens ont adopté une approche néocoloniale, privilégiant leurs intérêts au détriment d’un accord mutuellement avantageux.
Les négociateurs européens ont affirmé que l’ALECA conduirait à une harmonisation des normes entre les parties, mais il s’agissait davantage pour la Tunisie d’accepter de mettre en œuvre les réglementations européennes. Par exemple, l’UE a poussé la Tunisie à se conformer aux normes européennes en matière de mesures sanitaires et phytosanitaires. L’UE a également tenté de séduire la Tunisie avec une aide financière, dont le pays avait besoin pour faire face à la dette qui avait augmenté depuis la révolution de 2011, comme condition à la signature de l’accord.
Un sentiment de coercition a imprégné ces négociations, provoquant une résistance massive en Tunisie. L’Observatoire a précisé que « même au fin fond de la campagne, tout le monde avait compris que l’accord commercial était déséquilibré ». A titre d’exemple, la Tunisie ne pouvait pas subventionner son agriculture, contrairement à l’UE. Une large coalition a fait échouer l’accord en organisant des manifestations, des campagnes de lobbying et de relations publiques. Elle a exigé des comptes au Parlement et bloqué les pourparlers. Résultat : l’ALECA a été suspendu, et depuis, les négociations sont dans l’impasse.
APE = Accord de paupérisation économique
La situation au Kenya se démarque, puisque qu’un accord de partenariat économique (APE) a été conclu avec l’UE en juin 2023. Initialement prévu pour l’ensemble de la Communauté d’Afrique de l’Est, les négociations de l’APE avaient abouti en 2014, mais la Tanzanie, l’Ouganda et le Burundi avaient refusé de le signer. Sous la pression de l’UE, le Kenya a finalement cédé et accepté l’accord de manière indépendante. Seul Etat du bloc est-africain non classé parmi les pays les moins avancés, le Kenya risquait de perdre son accès préférentiel au marché de l’UE. L’État est-africain a aussi accumulé des dettes, comme le souligne la Ligue des paysans kényans (KPL), et l’APE comportait un fonds de développement.
Cet accord va renforcer une agriculture orientée vers l’exportation et la monoculture au Kenya, portant ainsi préjudice à la souveraineté alimentaire du pays et confrontant les producteurs locaux à une concurrence déloyale des entreprises européennes massivement subventionnées. La KPL a attiré l’attention sur les difficultés rencontrées par les producteurs de tomates au Ghana et les éleveurs de poulets au Cameroun, tous deux confrontés à des importations bon marché de l’UE après que les pays ont mis en œuvre des APE similaires.
Outre ces défis, les pays voisins craignent que le Kenya ne devienne une porte d’entrée ouverte vers le marché commun de l’Afrique de l’Est, et plus largement, vers l’ensemble du continent africain. Les précédents APE ayant pris effet au Ghana et en Côte d’Ivoire ont entraîné l’arrivée de produits de l’UE dans la zone du marché commun de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest.
Ces critiques ont valu aux APE le surnom d’« accords de paupérisation économique », reflétant les inquiétudes persistantes autour de ces accords controversés.
Le piège de la ZLECAf
Alors que les mouvements sociaux ont fait entendre leur opposition aux APE, un autre projet néolibéral plane au dessus du continent africain : la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).
L’idée d’une zone de libre-échange continentale est née en 2012 sous l’égide de l’Union Africaine (UA). Signé en 2018 par tous les membres de l’UA, sauf l’Érythrée, l’accord n’a été partiellement mis en œuvre qu’en octobre 2022, et seulement entre sept États.
La ZLECAf vise à libéraliser 90% des produits non sensibles et à établir un tarif extérieur commun avec le reste du monde, a expliqué le CADTM Afrique.
Sous couvert du panafricanisme, la ZLECAf est bâtie sur les fondements du capitalisme de libre marché, promouvant un modèle de développement orienté vers les exportations. Elle inclut des règles commerciales similaires à celles des accords bilatéraux, profitant aux élites et aux intérêts du capital transnational, au détriment des communautés locales.
Un témoignage du Mali a souligné les problèmes posés par les zones de libre-échange dans son pays. Elles ont un impact négatif sur les communautés et encouragent l’accaparement des terres, sans consultation publique ou partage d’informations concernant leur mise en œuvre.
Aujourd’hui, la ZLECAf pousse à élargir les opérations dans ces zones pour prétendument favoriser le développement, alors même que des voix plaident pour une intégration régionale basée sur les principes panafricains originels de solidarité et de complémentarité, afin de stopper la saignée économique.
Construire des sociétés justes
L’atelier a conclu sur l’impératif pour les mouvements sociaux, les communautés et les citoyens de forger un rapport de force pour inverser la tendance. En Côte d’Ivoire, des populations locales ont exprimé leur mécontentement face à l’arrivée du géant de la grande distribution Auchan, qui a provoqué la fermeture des commerces locaux, menant à un boycott massif de l’entreprise française. Une campagne similaire s’est déroulée au Sénégal contre Auchan. De tels boycotts peuvent véritablement affecter les grandes entreprises étrangères.
Ce défi ne concerne pas seulement l’Afrique, mais le monde entier. Le pillage des ressources est un problème global. Thomas Sankara a prôné la consommation et la production locales pour vaincre l’impérialisme. La dette et le prétendu « libre-échange » ont consolidé un système de domination néocolonial, accentuant la dépendance aux exportations et à l’extractivisme. Donner la priorité au local sur l’international pourrait constituer une alternative majeure pour relever les défis contemporains tels que la crise climatique, les crises migratoires, et les souverainetés alimentaire et énergétique.
Les mobilisations internationales, comme ce contre-sommet, offrent une plateforme permettant à des personnes du monde entier de se connecter et de sensibiliser à des enjeux majeurs. Elles jouent ainsi un rôle crucial dans la construction d’une solidarité en faveur de la justice sociale à l’échelle planétaire.
Source : https://www.bilaterals.org/
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